Israël est repassé à l’offensive dans l’enclave, le 18 mars. Si le but affiché est de mettre la pression sur le Hamas en vue d’obtenir un accord pour la libération des otages, les opérations actuelles se transforment en un redécoupage de Gaza, préfigurant un contrôle total de la bande.
Rafah abritait 150 000 à 200 000 Palestiniens avant le 7 octobre 2023. Située au sud de la bande de Gaza, à la frontière avec l’Egypte, la ville doit être transformée en zone tampon par l’armée, selon les médias israéliens. Ce nouveau no man’s land devrait s’étendre jusqu’au corridor de Morag, un axe traversant l’enclave de part en part, dont les forces de l’État hébreu se sont emparées au cours des derniers jours, créant, sous leur contrôle, un troisième axe de division de Gaza. Sa superficie atteindrait 75 km2, sur les 360 m2 que compte l’enclave – soit un cinquième de son territoire – et couperait la bande de terre de la frontière égyptienne.
Au centre, l’armée s’est rendue à nouveau maîtresse de l’autre vaste corridor de l’enclave, celui de Netzarim, qui isole la ville de Gaza du reste du territoire. Au nord, elle a encore élargi le no man’s land. Et elle a en outre étendu la zone tampon du pourtour de la bande. Large de 300 mètres avant l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, elle mesure à présent entre 800 et 1 500 mètres.
Un rapport de l’ONG israélienne Breaking the Silence appelé « Le périmètre » explique que ce dernier espace a été dégagé de « toutes cultures, structures ou personnes » pour offrir une vision claire pour les soldats israéliens. Ceux-ci ont reçu l’ordre « d’anéantir délibérément, méthodiquement et systématiquement tout ce qui se trouvait dans le périmètre désigné, y compris des quartiers résidentiels entiers, des bâtiments publics, des établissements d’enseignement, des mosquées et des cimetières, à quelques exceptions près », précise le rapport. Certains craignent que ce soit le sort réservé à Rafah.
L’armée multiplie en outre les ordres de déplacement dans l’enclave, sommant les Palestiniens de quitter des quartiers entiers pour aller s’abriter dans des zones dites « humanitaires ». « Nous avons constaté qu’environ 48 % du territoire gazaoui se trouve dans la « zone tampon » élargie. Mais si l’on ajoute les ordres de déplacement, on arrive à 65 % de la bande de Gaza. Sans compter les zones supplémentaires de Rafah que le gouvernement souhaiterait reprendre et les évacuations de ces derniers jours… », note Tania Hary, directrice de l’ONG israélienne de droits humains Gisha.
Des « zones de mort aux proportions énormes »
Les zones tampon sont interdites à tous les Palestiniens, civils ou combattants. Elles sont devenues des « zones de mort aux proportions énormes », poursuit le rapport de Breaking the Silence. L’un des soldats interrogés a déclaré que son unité avait reçu l’ordre de tirer à vue sur toute personne se trouvant dans le périmètre. Selon lui, l’état d’esprit au sein de leur unité était qu’il n’existait pas de « civil » et que toute personne pénétrant dans le périmètre était considérée comme un « terroriste ».
« Ce qui ressort clairement des témoignages de ces soldats, c’est que l’armée israélienne ne combat pas le Hamas, mais fait plutôt de Gaza une zone de mort inhabitable », tranche sur le réseau social X Mairav Zonszein, analyste Israël-Palestine pour le groupe de réflexion International Crisis Group. De quoi inciter les Gazaouis à quitter l’enclave, si Israël ouvrait les passages et si des pays voisins acceptaient de les accueillir, ainsi que l’a envisagé l’administration américaine depuis le retour de Donald Trump au pouvoir en janvier.
Malgré ces dix-huit mois de guerre brutale, la destruction totale ou partielle de 80 % des infrastructures civiles, la mort de plus de 50 000 Palestiniens, dont « 20 000 combattants » – selon Herzi Halevi, l’ancien chef d’état-major de l’armée – Israël n’est pas parvenu à éliminer le Hamas. Le mouvement islamiste n’est plus en mesure d’organiser une attaque de la même ampleur que celle du 7-Octobre, qui a causé la mort de quelque 1 200 Israéliens, le pire massacre de l’histoire du pays; mais il contrôle toujours Gaza, grâce à son appareil militaire et administratif de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Et, selon des cadres du ministère de la défense israélien cités par le journal Haaretz, le mouvement islamiste palestinien aurait reconstitué ses forces et compterait à nouveau 40 000 combattants. Néanmoins, au cours des opérations menées depuis la reprise de l’offensive, le 18 mars, les troupes israéliennes n’ont signalé qu’un seul incident où elles ont été prises sous le feu ennemi.
La destruction du Hamas demeure toutefois l’objectif affiché du gouvernement israélien, prétexte à la reprise des bombardements de ces dernières semaines qui ont causé la mort de plus de 1 500 Palestiniens. Dimanche 13 avril, l’hôpital Al-Ahli, qui selon l’armée abritait « un complexe de commandement du Hamas » a été en partie détruit par une frappe, après que les patients et le personnel médical eurent reçu l’ordre d’évacuer l’établissement.
Le nouveau chef d’état-major, Eyal Zamir, nommé début mars, a défendu cette stratégie dans un discours aux soldats de la 36e division, opérant dans le corridor de Morag, le 8 avril : « J’attends de vous que vous provoquiez la défaite de la brigade de Rafah du Hamas et que vous obteniez la victoire partout où vous opérez. » Cette brigade est censée avoir été vaincue, en septembre 2024, selon le brigadier général Itzik Cohen, commandant de la 162e division basée alors à Rafah. S’exprimant depuis le corridor de Philadelphie, la zone frontalière avec l’Egypte, il avait déclaré à l’époque : « Leurs quatre bataillons ont été détruits, et nous avons un contrôle opérationnel complet sur l’entièreté de l’aire urbaine. »
Susciter une contestation locale contre le Hamas
Mais les faucons en Israël exigent la poursuite de la guerre et l’armée dit que les opérations actuellement sont menées dans le but d’isoler les groupes du Hamas les uns des autres, et de susciter contre le mouvement une contestation locale. Pour, in fine, le pousser à accepter la nouvelle mouture de l’accord négocié par Steve Witkoff, l’envoyé de Donald Trump, prévoyant la libération de tous les otages en deux phases, sans pour autant qu’Israël s’engage à cesser les hostilités et se retirer de la bande de Gaza.
Mais cette nouvelle mise sous pression ressemble de plus en plus à une invasion de l’enclave. Et il y a peu de chances pour que le mouvement islamiste palestinien accepte le nouvel accord, selon Kobi Michael analyste militaire pour les cercles de réflexion israéliens Misgav et Institute for National security studies.
Pour mettre fin à la main mise du mouvement palestinien sur Gaza, l’une des stratégies israéliennes consisterait à réoccuper la bande et à mettre en place une administration militaire durant plusieurs années, selon M. Michael et d’autres faucons israéliens. Ceci, vingt ans après le plan de désengagement de 2005, qui a vu le retrait des forces de sécurité israéliennes et le démantèlement des colonies juives dans l’enclave. L’armée a soumis des plans en ce sens au gouvernement, selon des informations obtenues par le Financial Times.
Il s’agirait de poursuivre, étendre et intensifier les offensives en cours. Et d’entasser la population de Gaza plus de deux millions de Palestiniens, qui vivaient déjà dans l’un des territoires les plus densément peuplés au monde – dans des « bulles humanitaires », au bord de la mer. C’est-à-dire loin des emprises urbaines de Gaza, Khan Younès et Rafah et des tunnels qu’elles dissimulent, selon les autorités israéliennes. L’armée, ou des ONG qu’elle accréditerait, se chargerait de la distribution de l’aide humanitaire, pour éviter que le Hamas ne s’en empare ou contrôle sa distribution. Ce plan doit encore être approuvé par le gouvernement. L’armée a pris les devants en nommant dès le mois d’août 2024 le colonel Elad Goren à un poste nouvellement créé, celui de « chef des efforts humanitaires et civils dans la bande de Gaza », rattaché au Cogat, l’agence israélienne de gestion des territoires occupés, dépendant du ministère de la défense.
Contraintes internes et pressions externes
Sur le plan opérationnel, l’armée a deux possibilités pour reprendre Gaza. Le premier scénario est de mener une offensive de grande envergure en mobilisant un grand nombre d’unités de réserve. C’est ce qu’a annoncé le ministre de la défense israélien, samedi 12 avril : « Bientôt, les opérations de [l’armée israélienne] s’intensifieront et s’étendront à d’autres zones dans la plus grande partie de Gaza, et vous devrez évacuer les zones de combat. »
Le second scénario est d’éroder le Hamas peu peu en économisant personnel et matériel, en partant du principe que le temps joue en la faveur d’Israël. Cette approche graduelle pourrait être menée avec les forces existantes, sans avoir à faire appel à des réservistes épuisés par de longs mois de mobilisation.
Mais le premier scénario fait face à des contraintes internes, le second, à des pressions externes, venant des Etats-Unis. Rappeler les réservistes risquerait d’accentuer la contestation grandissante au sein de l’armée, alors que certains commencent à douter de la pertinence de la poursuite des combats. Les commandants peinent à remplir les rangs. Nombre d’unités manquent d’effectifs.
Du côté de l’armée de l’air, des centaines d’entre eux, ainsi que des officiers à la retraite, ont signé une lettre pour demander au gouvernement israélien d’arriver à un accord avec le Hamas pour sauver les otages, même au prix d’un arrêt des hostilités. Les forces aériennes sont parmi les mieux entraînées au monde, et sont essentielles dans l’architecture stratégique militaire israélienne, du bombardement de la bande de Gaza à d’éventuelles frappes sur l’Iran.
Elles ont été aussi à la pointe de la mobilisation contre le gouvernement en 2023, alors que la contestation reprend aujourd’hui avec les attaques de l’exécutif contre l’appareil d’Etat. Les pilotes ont été rejoints dans leur initiative par des officiers et réservistes de la marine, du corps des blindés, ainsi que de membres de l’unité 8 200, un corps de services de renseignements.
Le « paradoxe de Gaza »
Le second scénario, visant à affaiblir encore le Hamas par des opérations graduelles, ne semble pas du goût de Donald Trump. Le président américain s’impatiente, selon les médias israéliens. Son administration pousserait pour un accord global, mettant fin à la guerre à Gaza et aboutissant à la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite. « Nous sommes sur le point de les récupérer [les otages] », a déclaré M. Trump jeudi à des journalistes à Washington. Israël ne disposerait que deux à trois semaines pour terminer ses opérations. Mais tout accord mettrait en péril Benyamin Nétanyahou, dont les alliés d’extrême droite ont promis de quitter la coalition en cas de cessation des hostilités.
Le temps de l’option militaire est peut-être en train de se conclure. Une part de plus en plus importante de la population israélienne souhaite le retour des otages – dont 24 seraient toujours en vie et 35 sont présumés morts – plutôt que le renversement du Hamas: 68 % des sondés en mars, contre 62 % en septembre 2024, selon une étude de l’Institut démocratique d’Israël.
Tamir Hayman, le directeur du centre israélien Institute for National and Security studies, marqué à droite, a lui-même fait part de ses doutes. Dans une tribune publiée en mars dans le journal israélien Israel Hayom, il pointe ce qu’il nomme le « paradoxe de Gaza »: « Ce que nous gagnons en résultats militaires, nous le perdons en sécurité nationale », explique-t-il. Ne pas remplacer le Hamas par une force alternative amènera à sa perpétuation. Israël voit son économie sombrer, son image à l’international dégradée, et sa résilience domestique s’éroder. Et de conclure : « Une administration militaire est une bonne solution militaire, mais Gaza n’est pas seulement une question militaire. »