Israël assassine six journalistes palestiniens à Gaza, dont le célèbre reporter Anas al-Sharif

L’armée israélienne a annoncé avoir ciblé la tente où ils se trouvaient devant l’hôpital Al-Shifa. Plus de 200 journalistes et professionnels des médias palestiniens ont été tués depuis le 7-Octobre.

À 28 ans, Anas al-Sharif était l’un des visages les plus connus de Gaza. Reporter pour la chaîne qatarie Al Jazeera, il témoignait, plusieurs fois par jour, en direct sur des millions d’écrans dans le monde arabe, des massacres israéliens qui dévastent le petit territoire palestinien depuis plus de vingt-deux mois. Casque sur la tête et gilet pare-balles enserrant sa frêle silhouette, il était l’un des rares journalistes à être restés dans le nord de Gaza après le 7-Octobre.

Il avait filmé et commenté des centaines de bombardements, l’invasion israélienne aux allures de nettoyage ethnique dans le camp de Jabalia et au nord de la ville de Gaza à l’automne 2024. Il avait documenté la faim et l’épuisement de ses concitoyen·nes, qui avaient fini par l’atteindre lui aussi.

Le reporter de terrain a été tué, dimanche 10 août dans la soirée, dans un bombardement israélien ciblé contre la tente où il travaillait avec d’autres confrères, devant l’hôpital Al-Shifa. Israël a revendiqué son assassinat, l’assimilant, sans fournir de preuves tangibles, à un chef de cellule du Hamas.

Cinq autres journalistes et leur chauffeur sont morts avec lui dans l’explosion. Trois d’entre eux faisaient aussi partie de l’équipe d’Al Jazeera : le reporter Mohammed Qraiqea, les vidéojournalistes Ibrahim Dhahir et Mohammad Noufal. Les deux autres, Mahmoud Aliwa et Mohammed al-Khaldi, étaient journalistes indépendants. Trois reporters ont été blessés : Mohammed Sobh et Mohammed Qita ainsi que le journaliste d’Al Jazeera Ahmed al-Hazazine, seul survivant des envoyés de la chaîne qatarie sur place, selon les informations réunies par l’organisation Reporters sans frontières.

Journalistes palestiniens abandonnés

Al Jazeera a condamné une « autre attaque évidente et préméditée contre la liberté de la presse ». La chaîne a rappelé que son journaliste avait été la cible de menaces répétées de la part de plusieurs « responsables israéliens » et a dénoncé l’impunité dont jouit Israël. « L’ordre d’assassiner Anas al-Sharif, l’un des journalistes les plus courageux, et ses collègues, est une tentative désespérée de faire taire les voix qui exposent l’accaparementet l’occupation imminents de Gaza », poursuit le communiqué.

Lundi 11 août au matin, leurs confrères, proches et amis se sont rassemblés pour faire leurs adieux aux reporters dans la cour de l’hôpital Al-Shifa, dans la ville de Gaza. En arrière-plan, les bâtiments largement détruits et incendiés de l’établissement de santé ajoutent à la désolation. Les corps, enveloppés dans des linceuls blancs, ont été recouverts d’un drapeau palestinien ou d’un gilet pare-balles estampillé « Press ». La scène a des airs de déjà-vu insupportable : depuis le 7-Octobre, plus de 200 journalistes et professionnels des médias palestiniens ont été tués à Gaza, dont près d’un quart alors qu’ils étaient au travail.

Israël interdit l’accès de l’enclave de manière indépendante aux reporters étrangers, rendant le travail de leurs confrères palestiniens d’autant plus crucial qu’ils sont les seuls témoins du génocide. « Je suis triste et meurtri, écrit à Mediapart le reporter d’Al Jazeera Hisham Zaqout depuis Gaza. Nous avons le sentiment, en tant que journalistes, d’avoir été abandonnés par toutes les institutions de presse internationales. Il faut faire pression sur l’occupation [israélienne] pour qu’elle cesse de cibler les journalistes. »

Le correspondant le plus expérimenté de la chaîne aujourd’hui encore à Gaza affiche un visage amaigri, marqué par les longs mois d’horreur qui ont dévoré l’enclave. Quand il rencontre Anas al-Sharif, ce dernier est un ambitieux jeune photographe « dont le rêve était de devenir journaliste international »

Campagne d’attaques

Les deux s’étaient revus pendant le cessez-le-feu, en janvier dernier. « Je n’ai jamais vu de journaliste aussi courageux », précise Hisham Zaqout. Il décrit aussi avec tendresse Mohammed Qraiqea, un homme sensible dont les mots touchaient « le cœur des téléspectateurs ». Il avait passé de longs mois loin de sa famille, « pour son travail, qu’il considérait comme sacré ».

Dans un long soupir, le journaliste Hani Mahmoud, encore sous le coup de l’émotion, explique qu’il se trouvait à quelques rues de l’explosion. « À ce moment de la soirée, ça se calme et tous les journalistes se retrouvent au même endroit, tentent de discuter et de s’entraider », rapporte-t-il sur la chaîne anglophone d’Al Jazeera où il travaille.

L’attaque, insiste-t-il, a eu lieu « une semaine après qu’un responsable militaire israélien a directement mis en cause Anas et mené une campagne » contre les journalistes palestiniens sur le terrain « en raison de leur travail […] sur la famine et la malnutrition ».

L’armée israélienne a revendiqué le bombardement, accusant Anas al-Sharif d’être le chef d’une cellule du Hamas, « responsable de la préparation d’attaques à la roquette contre des civils israéliens et des forces » armées israéliennes. Les militaires affirment détenir des preuves de ces accusations. Elles ne sont pas nouvelles.

En octobre 2024, l’armée israélienne avait produit des tableaux qui désignaient Anas al-Sharif et cinq autres reporters palestiniens de la chaîne Al Jazeera, rares journalistes encore dans le nord de Gaza à l’époque, comme des combattants pour le Hamas ou le Jihad islamique. L’un d’eux, Hossam Shabat, a été tué le 24 mars dernier, dans un bombardement ciblé.

Le 31 juillet 2024, après avoir tué Ismail al-Ghoul, les militaires israéliens l’avaient aussi lié au Hamas. Selon les documents produits, le jeune reporter, né en 1997, aurait reçu un grade militaire dans l’organisation en 2007 – il avait alors 10 ans.

« Étouffer la vérité »

Les accusations contre Anas al-Sharif ont été relancées le 24 juillet par le porte-parole de l’armée israélienne en arabe, Avichay Adraee, qui a écrit sur X que le reporter faisait « partie de la machine militaire du Hamas ». Le 31 juillet, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour la protection de la liberté d’opinion et d’expression, Irene Khan, avait dénoncé ces menaces, en appelant aux États pour protéger Anas al-Sharif.

« Les assassinats, les attaques, les détentions arbitraires et le harcèlement de journalistes palestiniens, ainsi que la destruction d’installations de presse et de matériel à Gaza et en Cisjordanie font partie d’une stratégie délibérée d’Israël visant à étouffer la vérité », avait-elle écrit.

Anas al-Sharif avait fermement nié ces accusations. Son père avait été tué dans un bombardement israélien qui avait visé sa maison, dans le camp de réfugié·es de Jabalia dans le nord de Gaza en décembre 2023. Avant la frappe du 10 août, au moins six journalistes d’Al Jazeera avaient été tués – quatre d’entre eux avaient aussi été qualifiés de combattants par Israël.

Dans un message posthume publié peu après sa mort sur X, Anas al-Sharif a rendu hommage à son épouse, Bayan, et à ses deux enfants, Sham et Salah. Né dans les ruelles étroites du camp de réfugié·es de Jabalia, le plus grand de Gaza, le reporter espérait que Dieu lui accorde assez de vie pour retourner sur la terre dont avaient été chassés ses ancêtres en 1948, aujourd’hui Ashkelon, en Israël.

« J’ai vécu la douleur dans tous ses détails, j’ai goûté à la souffrance et à la perte de nombreuses fois, a-t-il écrit dans ce qui fait figure de testament, rédigé en anglais en avril dernier. Puisse Allah témoigner contre ceux qui sont restés silencieux, ceux qui ont accepté notre massacre, ceux qui ont étouffé notre souffle et donc les cœurs sont restés insensibles devant les restes éparpillés de nos enfants et de nos femmes. »

Clothilde Mraffko