Guerre Hamas-Israël : dans l’enseignement supérieur, «une mise à l’épreuve de la démocratie universitaire »

Depuis le 7 octobre, le conflit au Proche-Orient électrise le monde universitaire, suscitant parfois de vives tensions en son sein. En réponse aux interrogations sur le sujet, l'École des hautes études en sciences sociales organise à partir du 1er février une série de discussions ouvertes au public.

Programme et insciption obligatoire pour tous les débats ici.

Plus de trois mois après l’attaque terroriste du Hamas en Israël le 7 octobre et la réplique israélienne dans la bande de Gaza, nombreux sont les établissements d’enseignement supérieur et de recherche où la guerre demeure un sujet inflammable suscitant parfois de vives tensions internes. «On est sur la corde raide», confesse Romain Huret, historien et président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). « La guerre entre le Hamas et Israël est une mise à l’épreuve de la démocratie universitaire, poursuit le spécialiste des Etats-Unis. On constate une indignation très forte sur ce sujet, des prises de paroles très scandalisées, des appels à la censure, des accusations d’antisémitisme, de racisme ou de violence d’Etat. »

A l’EHESS, la montée des tensions fut telle ces derniers mois que la présidence de l’établissement a décidé d’organiser un cycle de débats sur la guerre au Proche-Orient, « à condition qu’il soit serein, en refroidissant l’objet avec les outils des sciences sociales », insiste Romain Huret. Les tables rondes seront ouvertes au public et porteront sur les « racines du conflit », les «sociétés israéliennes et palestiniennes» ou encore le « silence des mondes arabes ». Autre requête : il sera interdit de filmer les discussions afin d’éviter que des propos tronqués ne se baladent sur Internet. L’institution « espère que ces conditions, à la fois scientifiques et humanistes, permettront un débat serein, loin des polémiques actuelles », peut-on lire sur son site.

Dès le 9 octobre, la ministre de tutelle, Sylvie Retailleau, avait adressé un courrier aux présidents d’établissements scientifiques les incitant à sanctionner les «actions et propos» relevant de «l’apologie du terrorisme, l’incitation à la haine ou à la violence». Le même jour, Romain Huret dut signaler sur Pharos, une plateforme dédiée aux contenus violents ou illicites circulant sur le web, un communiqué syndical Solidaires étudiantes appelant au « soutien indéfectible à la lutte du peuple palestinien dans toutes ses modalités et formes de lutte, y compris la lutte armée ». Pour l’avoir diffusé en ligne, la section syndicale a écopé d’un rappel à la loi. La veille, une chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) avait relayé le communiqué en lui apportant son soutien, suivi d’un rétropédalage deux jours plus tard. La chercheuse a depuis reçu une convocation en commission de discipline.

« Peur et autocensure »

Le 12 octobre, le président du CNRS, Antoine Petit, partageait un communiqué à l’ensemble des agents du centre de recherche, leur rappelant que « dans le contexte dramatique du Proche-Orient », leur libre expression reste « encadrée par les règles du droit applicables à tous et à toutes ». D’aucuns ont vu dans ces deux missives institutionnelles le signe d’une restriction des libertés au sein de la communauté universitaire. Mi-novembre, plus de 1 300 chercheurs dénonçaient ainsi dans Mediapart « un climat de menace qui engendre peur et autocensure au détriment de la libre expression de nos paroles, analyses et positions politiques » depuis l’attaque du 7 octobre.

Dans ces petites républiques que sont les universités et les laboratoires de recherche, les listes de diffusion de mails constituent un terrain privilégié de l’expression politique et militante. A l’EHESS, un rappel a été fait sur la charte des règles de leur usage. A l’université Savoie-Mont-Blanc (USMB), leur utilisation a donné lieu à une empoignade entre le président de l’établissement, Philippe Galez, et la section CGT. Courant octobre, cette dernière apprenait sa suspension à titre conservatoire de la liste de diffusion mail des personnels, sur décision de Philippe Galez, qui reprochait au syndicat d’avoir relayé un tract dénonçant, entre autres choses, « la politique de nettoyage ethnique menée contre les Palestiniens » et relayant l’appel à un rassemblement en faveur d’un cessez-le-feu devant la préfecture de Savoie. La manifestation fut finalement interdite par un arrêté préfectoral « en raison du risque sérieux de troubles à l’ordre public ».

Après un mois d’exclusion, le délai de suspension conservatoire passé, la section CGT de l’USMB a été réintégrée à la liste. Mais le 8 janvier, Philippe Galez a publié un arrêté « relatif aux conditions d’utilisation » de l’outil. Désormais, les personnels devront s’abonner aux listes de diffusions syndicales pour y avoir accès. « Conditionner l’accès aux listes à un abonnement préalable revient à ficher les personnels qui seraient intéressés par telle ou telle liste, cela enfreint la liberté syndicale qui est une liberté constitutionnelle, déplore Guillaume Defrance, secrétaire de la CGT de l’USMB. On a eu des débats internes qui ont été durs pendant la réforme des retraites mais avec le conflit au Proche-Orient, on connaît une réaction épidermique bien plus forte. Il y a une espèce d’impossibilité d’échanger sur la question. » Auprès de Libération, Philippe Galez conteste toute « atteinte aux libertés syndicales » ou « potentiel fichage » et assure que « les principes de confidentialité » des listes « sont parfaitement respectés ».

A l’université Paris-Nanterre, c’est l’activisme d’étudiants liés au syndicat de gauche Unef et au Nouveau Parti anticapitaliste – par ailleurs visé par une enquête pour « apologie du terrorisme » pour avoir affirmé « son soutien aux Palestiniens et aux moyens de lutte qu’ils ont choisi pour résister » – qui suscitait l’émoi à la faculté des Hauts- de-Seine. Sous couvert d’« anticolonialisme » et de slogans prenant la défense de la cause palestinienne, ces collectifs d’extrême gauche réactiveraient une forme d’antisémitisme, selon l’Union des étudiants juifs de France. Ces actions locales ont poussé la présidence de l’université à rappeler, fin octobre, que « les personnes et organisations qui exercent leur liberté de réunion et d’expression doivent le faire sans violence d’aucune sorte et dans le cadre des règles applicables à toutes et à tous ».

La situation n’a pas été moins tendue dans plusieurs autres villes de France, comme à Strasbourg ou Rennes. A Lyon, ce sont des tracts « l stand with Israël » (« Je suis avec Israël », en anglais) et « mort aux Arabes » en hébreu qui ont été placardés dans le bâtiment pédagogie de Sciences-Po, a confirmé le Progrès. Toujours à Lyon, un tag de « soutien à la lutte armée palestinienne» est apparu sur le mur d’un bâtiment de l’université Lyon-Il dans les jours suivant l’attaque du Hamas. Même chose à l’université de Poitiers où des tags « Vive Palestine, Palestine vaincra ! » et « Tuez tous les colons » ont été découverts sur un bâtiment. En marge, la présidence de l’université a obtenu l’annulation d’une conférence sur la Palestine, organisée par des membres de l’union des étudiants communistes, et dont l’annonce évoquait « la colonisation de la Palestine », « le crime contre l’humanité », l’« apartheid » ou l’« épuration ethnique ».

La multiplication de ces incidents, toutefois circonscrits aux premiers jours de la guerre, a été perçue par la presse conservatrice comme la validation des thèses sur le « wokisme » et « l’islamo-gauchisme » qui gangrèneraient l’université, plus prompte à dénoncer la riposte israélienne sur la bande de Gaza et la colonisation de la Cisjordanie qu’à condamner les atrocités commises par le Hamas. « Aux yeux des wokes, la personnification ultime de l’impérialisme, c’est Israël », estimait l’écrivain Alain Finkielkraut dans le Journal du dimanche en novembre. « La chute de la maison woke », titre dans la même veine le Point, en écho aux critiques qui se sont abattues sur les responsables d’universités américaines pour des propos ambigus sur des questions relatives à l’antisémitisme, contraignant les présidentes de Harvard et de l’université de Pennsylvanie à démissionner.

Fracture entre confrères

Etudiants, syndicats, professeurs : tous les échelons hiérarchiques sont parties prenantes du conflit. Dans un registre relevant davantage de la dispute intellectuelle, certaines sommités universitaires ont ferraillé avec une violence rare dans la presse d’idées. Pour avoir établi un parallèle entre le génocide du peuple de l’Afrique australe les Héréros par l’empire colonial allemand et la tragédie à Gaza « qui pourrait devenir le premier génocide du XXIe siècle » dans la revue en ligne AOC, l’anthropologue et directeur d’études à l’EHESS Didier Fassin s’est vu accusé, dans une contre-tribune signée par plusieurs de ses pairs, dont ses collègues de l’EHESS Luc Boltanski, Julia Christ, Bruno Karsenti et Danny Trom, de réactiver « un geste antisémite classique » en renversant la culpabilité. « Faire des juifs des colonisateurs allochtones, qui plus est inscrits dans une logique génocidaire, voilà comment Didier Fassin s’efforce de saper la légitimité même de l’existence de l’Etat d’Israël », cinglent les auteurs.

Plus loin, les mots sont tout aussi durs et l’accusation grave, formalisant un peu plus la fracture entre confrères : « La leçon de symétrie humanitaire dispensée par Didier Fassin est surdéterminée par une grille de lecture qui ne cesse de nous signifier qu’une vie juive vaut bien moins que toute autre, et que la réalité de la violence antisémite doit s’effacer derrière le racisme et l’islamophobie. » Contre-réplique de l’intéressé, toujours dans AOC : « Le flot de calomnies déversé à mon encontre ne relève pas de ce que devrait être la rigueur et de la collégialité intellectuelle. La déformation des propos, la caricature de la pensée, la violence de l’injure, l’incrimination diffamatoire ne sont pas dignes de ce qu’on peut espérer de l’expression légitime d’une contradiction. »

Du choix des mots pour qualifier les événements en cours et des désaccords intellectuels, il sera question lors du cycle de débats qui s’ouvre le 1er février à l’EHESS. « Comment doit-on qualifier ce qu’il se passe ? L’attaque du 7 octobre était-elle un pogrom ? Y a-t-il un génocide en cours à Gaza ? Toutes ces questions seront sur la table, annonce Romain Huret. Il y a une grande demande de débat. » Et une réelle difficulté à se dire les choses.