Dans un geste sans précédent, près de 7000 membres du personnel universitaire et des étudiant·es de toutes les universités belges ont signé une lettre ouverte exigeant la fin des collaborations académiques avec les institutions israéliennes, en vertu du droit international.
Cher·es membres du Vlaamse Interuniversitaire Raad (VLIR) et du Conseil des rectrices et recteurs (CRef),
Mesdames les rectrices et Messieurs les recteurs,
En tant que personnel et étudiant.es des universités belges, nous nous adressons à vous parce que nous ressentons une profonde inquiétude et un besoin urgent d’assumer notre responsabilité sociale et juridique en tant que communauté universitaire.
Dès le 15 octobre 2023, une semaine après les attentats du 7 octobre, 800 universitaires et experts en droit international, en études des conflits et en études sur les génocides ont mis en garde contre le risque de génocide dans une déclaration publique.
Aujourd’hui, plus d’un an plus tard, nous sommes tous témoins de la façon dont leur mise en garde, fondée sur une expertise académique et des connaissances historiques approfondies, est devenue une réalité.
Au cours de l’année écoulée, des organisations internationales telles qu’ Oxfam, Human Rights Watch, Amnesty International, Médecins sans frontières, les commissions spéciales des Nations unies, ainsi que des organisations locales de défense des droits humains telles que le Centre palestinien pour les droits humains et l’organisation israélienne B’Tselem ont à maintes reprises appelé à un cessez-le-feu immédiat dans le but explicite de prévenir les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et même le génocide. D’éminents experts et observateurs tels que Francesca Albanese, Raz Segal, Nadera Shalhoub-Kevorkian, Noura Erakat, Omer Bartov, Amos Goldberg et bien d’autres se sont également joints à ces avertissements internationaux pour prévenir le génocide.
En janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a exigé qu’Israël prenne des mesures immédiates pour améliorer l’accès humanitaire à Gaza. La Cour a conclu qu’il était plausible qu’Israël viole les droits du peuple palestinien tels qu’ils sont inscrits dans la Convention sur le génocide. Dans d’autres arrêts rendus en mars et en mai, la CIJ a réitéré et renforcé ses mesures de protection. Il est important de noter que la Cour a ordonné à Israël de prendre « toutes les mesures nécessaires et effectives » pour garantir « en étroite coopération avec les Nations unies » « sans restriction et à grande échelle, » la « fourniture » des « services de base et de l’aide humanitaire ».
Israël a explicitement ignoré cette obligation de coopérer avec les Nations unies en interdisant l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Le parlement israélien a voté deux lois contre l’UNRWA qui violent l’ordre de la CIJ de garantir l’aide humanitaire et des services de base adéquats et qui, selon Amnesty International, reviennent à criminaliser l’aide humanitaire.
Le mépris systématique de l’État d’Israël pour tous les appels internationaux et les obligations légales a donc un effet dévastateur sur le terrain, où la situation devient de plus en plus grave et urgente sous le regard de la communauté internationale. En octobre 2024, 38 organisations humanitaires ont à nouveau tiré la sonnette d’alarme et condamné le non-respect persistant d’Israël pour toutes les décisions juridiques et tous les avertissements (internationaux).
En novembre 2024, la Cour pénale internationale (CPI) a également lancé des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et l’ancien ministre de la défense Yoav Gallant. La Cour a souligné qu’elle avait des « motifs raisonnables » de croire que Netanyahu et Gallant sont pénalement responsables, entre autres, du « fait d’affamer des civils comme méthode de guerre, constitutif d’un crime de guerre, et crimes contre l’humanité de meurtre, persécution et autres actes inhumains.»
Selon l’agence des Nations unies OCHA, plus de 44 000 personnes ont déjà été tuées et plus de 100 000 blessées. Sur les 2,2 millions d’habitant.es de Gaza, 1,9 million sont déplacé.es à l’intérieur du pays, soit 90 % de la population. Plus de 340 000 d’entre eux sont confronté.es de manière catastrophique à l’insécurité alimentaire.
De nombreux experts pensent que le nombre réel de victimes est beaucoup plus élevé. Des milliers de personnes sont encore ensevelies sous les décombres causés par les bombardements incessants. En outre, les chiffres officiels ne tiennent pas compte des décès indirects dus aux maladies, à la faim et au manque de soins de santé. En juin, la revue scientifique The Lancet a publié une estimation qui chiffre à 186 000 le nombre total de décès causés par la campagne militaire israélienne, soit près de 8 % de la population. Un rapport publié en octobre 2024 par l’université de Brown estimait que la faim à elle seule avait coûté la vie à plus de 65 000 personnes.
Si l’on inclut les victimes directes et indirectes, on obtient une image beaucoup plus complète et encore plus choquante du génocide actuel. Devi Sridhar, professeure de santé publique mondiale à l’Université d’Édimbourg, estime que plus de 335 000 personnes sont probablement déjà mortes, soit près de 15 % de la population. Ces chiffres décrivent une tragédie humaine sans précédent qui confirme tous les avertissements précédents.
En outre, ce bilan humain doit également être considéré dans le contexte de la destruction générale des infrastructures physiques vitales à Gaza, telles que les logements, les hôpitaux, les zones agricoles et l’ensemble du système éducatif. Ce dernier point a déjà été souligné dans la « déclaration sur éducide adressée au Conseil interuniversitaire flamand (VLIR) » de janvier 2024.
Enfin, le 19 juillet 2024, la CIJ a également rendu un avis établissant que l’occupation par Israël du territoire palestinien (y compris la Cisjordanie, Jérusalem-Est, et la bande de Gaza) est illégale et viole le droit des Palestiniens à l’autodétermination. La Cour a également déclaré illégales la poursuite de la colonisation, l’annexion et l’exploitation des ressources naturelles dans les territoires occupés. La Cour a ajouté que la législation et les mesures mises en œuvre par Israël dans les territoires occupés violent l’ interdiction internationale de la ségrégation raciale et de l’apartheid. La Cour a donc décidé qu’Israël devait mettre fin à sa présence illégale dans les territoires palestiniens occupés « dès que possible ».
Le 13 septembre 2024, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution stipulant que l’occupation israélienne doit cesser sans délai, « au plus tard dans les 12 mois ». La Belgique a également voté en faveur de cette résolution.
La CIJ a également souligné que les actions d’Israël violaient un certain nombre de normes impératives du droit international général (jus cogens), telles que le droit à l’autodétermination et l’interdiction de l’agression, qui sont erga omnes par nature. Cela signifie que tous les membres de la communauté internationale ont des devoirs à la fois positifs et négatifs, tels que le devoir d’agir pour mettre fin à ces violations, ainsi que le devoir de ne pas reconnaître la légalité et de ne pas aider à maintenir la situation illégale. En d’autres termes, Israël a l’obligation de respecter les principes fondamentaux du droit international, tels que l’interdiction de l’annexion, de l’apartheid et des violations du droit des Palestiniens à l’autodétermination, et la violation de ces normes impératives impose à son tour des obligations à tous les autres États membres.
Plus important encore dans notre contexte, la communauté internationale, y compris la Belgique, a la responsabilité claire de mettre fin aux violations en cours et de faire ce qui est en son pouvoir pour empêcher que de nouvelles violations ne se produisent. La communauté internationale, y compris la Belgique, doit également refuser de reconnaître la légitimité des « faits sur le terrain » établis par Israël en violation du droit international.
Notamment, au paragraphe 278 de l’avis, la CIJ déclare que cela inclut l’obligation «ne pas entretenir de relations conventionnelles avec Israël dans tous les cas où celui-ci prétendrait agir au nom du Territoire palestinien occupé ou d’une partie de ce dernier sur des questions concernant ledit territoire ; de ne pas entretenir, en ce qui concerne le Territoire palestinien occupé ou des parties de celui-ci, de relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans ce territoire ; ils doivent s’abstenir, dans l’établissement et le maintien de missions diplomatiques en Israël, de reconnaître de quelque manière sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé ; et de prendre des mesures pour empêcher les échanges commerciaux ou les investissements qui aident au maintien de la situation illicite créée par Israël dans le Territoire palestinien occupés. »
Compte tenu de ces faits et du contexte exposé, du caractère erga omnes des mesures conservatoires de la CIJ et des obligations internationales contenues dans l’avis, des récents mandats d’arrêt émis par la CPI et du soutien exprimé par l’Etat belge à la résolution de l’ONU sur la mise en œuvre de l’avis de la CIJ, nous pouvons conclure que la communauté internationale et les États individuels tels que la Belgique sont non seulement moralement mais aussi juridiquement obligés d’agir contre les différentes violations du droit international. La Belgique reconnaît ainsi, en tant qu’État membre, qu’elle doit veiller à ce qu’Israël remplisse ses obligations en vertu du droit international.
Compte tenu de ce cadre légal, les universités belges, en tant qu’institutions publiques pouvant légalement être considérées comme des organes de l’État, sont liées par ces obligations et doivent les remplir. Ces obligations sont également précisées dans une note juridique de nos collègues de l’Université d’Anvers.
Les actions des universités doivent donc être conformes au droit international et aux valeurs internationales. Le non-respect de ces obligations constituerait une violation du droit international et pourrait exposer les universités à des conséquences juridiques et financières.
En tant qu’employé.e.s d’institutions publiques qui ont le devoir de respecter le droit international, nous exhortons donc nos universités belges, en particulier par le biais du VLIR et du CRef, à prendre des mesures concrètes pour se conformer à leurs obligations légales (comme elles l’ont fait en ce qui concerne l’Iran et la Russie), et à adhérer aux principes élaborés dans l’ examen conjoint des droits humains 2019 du VLIR.
Plus précisément, nous demandons:
- La reconnaissance et le respect du droit international :
- S’abstenir de reconnaître la situation résultant de la présence illégale d’Israël dans les territoires palestiniens occupés. Cela signifie que les universités ne peuvent pas légalement coopérer avec des institutions académiques construites sur des territoires occupés, comme dans le cas de l’Université hébraïque, car cela conduirait à une reconnaissance implicite de l’occupation illégale.
- Ne pas aider, ne pas reconnaître, ne pas légitimer et ne pas soutenir la perpétuation de cette situation.
- Prendre les mesures nécessaires pour empêcher que des fonds publics soient investis dans des entreprises ou des entités (israéliennes ou non) qui facilitent directement ou indirectement les violations du droit international dans les territoires palestiniens occupés.
- La fin des collaborations:
- Suite aux décisions prises par l’ Université de Gand et l’ Université Libre de Bruxelles (l’ULB faisant explicitement référence aux devoirs de la communauté universitaire vis-à-vis des différents arrêts de la CIJ), mettre fin à toutes les collaborations institutionnelles avec des institutions universitaires et autres (y compris des entreprises et des institutions non israéliennes) qui contribuent directement ou indirectement à des violations du droit international dans les Territoires palestiniens occupés. Cela inclut les collaborations établies dans le cadre d’accords européens ou internationaux. Tous ces accords contiennent des « clauses de légalité » qui exigent leur résiliation en cas de violations du droit et des droits humains. De plus, aucun accord bilatéral ou multilatéral ne peut outrepasser les obligations erga omnes de respecter le jus cogens et les mesures de la CIJ.
- L’application du principe de précaution:
- Ne pas entamer de nouvelles collaborations avec toutes les institutions israéliennes, universitaires ou non, tant que les violations du droit international se poursuivent. En effet, la recherche scientifique montre que toutes les universités israéliennes sont, de diverses manières, directement et indirectement impliquées dans les crimes de guerre d’Israël, ou liées à l’armée et/ou au gouvernement israéliens dont les principaux membres sont actuellement officiellement poursuivis pour crimes de guerre. Depuis le début des opérations militaires à Gaza, les universités israéliennes ont également soutenu activement les activités de guerre. L’université de Tel Aviv, par exemple, a créé une « engineering war room » pour soutenir l’armée.
- La défense active de la suspension de la coopération dans le cadre des programmes européens :
- Plaider par les canaux nationaux et internationaux appropriés pour la suspension de la participation d’Israël aux programmes européens de recherche et d’éducation, conformément à l’accord de coopération UE-Israël qui pose le respect et la protection des droits humains comme conditions de base.
- Travailler avec d’autres universités européennes pour lancer un appel commun en faveur de cette suspension.
- Jouer un rôle de premier plan dans la promotion de politiques cohérentes en matière de droits humains au sein des collaborations universitaires européennes.
Dans un contexte où l’autoritarisme, les crises et les guerres se multiplient, les crimes israéliens incontestés et le soutien apporté par les États occidentaux aux violations et à l’exceptionnalisme d’Israël sapent les fondements de l’État de droit construit après les deux guerres mondiales. La situation à Gaza montre que l’inaction face à ces violations légalement établies non seulement prolonge l’injustice, mais menace également d’éroder l’État de droit international lui-même. Cela affecte la sécurité de chacun dans ce monde.
En tant que scientifiques, étudiant.e.s et employé.e.s des universités belges, nous sommes responsables des politiques de nos propres institutions et ne dépendons pas de l’action ou de l’inaction de nos gouvernements respectifs ou de la Commission Européenne. Il est essentiel que nous ne nous contentions pas de réfléchir et d’enseigner les principes du droit international, mais que nous prenions également des mesures concrètes pour défendre et renforcer ces principes.
Respectueusement,
Les personnels et étudiants soussignés des universités belges
* Cette lettre ouverte a été publiée par plusieurs médias belges, notamment par Le Soir.