Philippe Lazzarini, chef de l’UNRWA, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, estime, dans un entretien au « Monde », que les Etats disposent d’une « panoplie extrêmement large » pour « stopper toutes les atrocités commises » dans l’enclave.
Philippe Lazzarini est commissaire général de l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), une organisation créée en 1949, qui intervient à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie. Dans l’enclave palestinienne, plus de 10 000 employés palestiniens de l’agence assurent des missions humanitaires, d’éducation et de santé.
Depuis l’attaque terroriste menée par le Hamas, le 7 octobre 2023, les relations avec Israël se sont dégradées, l’Etat hébreu accusant l’UNRWA de complicité avec le mouvement palestinien, ce que des enquêtes internes de l’ONU ont démenti. M. Lazzarini, qui n’est plus autorisé par Israël à se rendre à Jérusalem, a répondu au Monde par visioconférence.
Quelle est la situation dans la ville de Gaza alors que l’offensive de l’armée israélienne s’intensifie ?
Il y a une atmosphère d’incrédulité, de panique, de peur, d’angoisse. Les gens de Gaza ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent faire ou ne pas faire parce que, de toute manière, les ordres d’évacuation sur des zones dites humanitaires ne signifient évidemment pas grand-chose pour eux ; ils ont l’impression, où qu’ils soient, qu’il n’y a aucun endroit sûr. Il y a aussi la peur des habitants de se dire, si on s’en va, on ne reviendra pas. C’est un peu toujours cette angoisse, héritée de la première Nakba [le déplacement forcé de 700 000 Palestiniens à la création de l’Etat d’Israël en 1948] : on est partis, on ne revient jamais.
Pour le reste, c’est absolument obscène qu’il puisse y avoir une opération militaire de cette envergure tout en cherchant à déplacer l’entièreté de la population de Gaza, qui est déjà fortement affaiblie.
La situation humanitaire de la ville de Gaza et du nord de l’enclave palestinienne était déjà particulièrement dégradée. Quel impact va avoir l’offensive militaire ?
Il n’y a absolument aucun doute que cela va aggraver la situation. Les gens à Gaza sont déjà extraordinairement vulnérables. L’état de famine a été déclaré. On a vu cette situation nutritionnelle se dégrader depuis des mois. Le nord de la bande de Gaza est la partie où il a été le plus difficile d’acheminer l’aide humanitaire. C’est la raison pour laquelle je dois dire que nous sommes confrontés à une famine complètement fabriquée, qui aurait pu être évitée. C’est certainement la famine qui est la plus simple à résoudre. Il suffit d’une volonté politique.
On avait démontré, en février et en mars, pendant le cessez-le-feu, que la communauté humanitaire était capable de renverser la tendance à l’aggravation de la situation nutritionnelle. Mais tout s’est dégradé à nouveau à partir du moment où ce cessez-le-feu est tombé [en mars] et qu’un siège très serré a été imposé.
C’est aussi le moment où le système de la communauté humanitaire de l’ONU sur place a été remplacé par cette plateforme de la Gaza Humanitarian Foundation[GHF, une organisation privée soutenue par les Etats-Unis et désignée par Israël pour coordonner l’aide dans le territoire palestinien]. On est alors passé de plus de 400 sites de distribution alimentaire à quatre seulement, gérés par la GHF. Et c’est enfin à ce moment-là que l’UNRWA, la véritable colonne vertébrale de l’aide humanitaire, a été empêchée d’amener tout approvisionnement. Aujourd’hui, par exemple, nous avons à disposition des stocks qui nous permettraient de couvrir tous les besoins de la population de Gaza pour les trois prochains mois.
La réaction de la communauté internationale est-elle à la hauteur de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza depuis maintenant près de deux ans ?
Bien sûr que non. Certes, la communauté internationale a conscience de ce qui se passe dans l’enclave. Depuis quelques mois, il y a de plus en plus de condamnations. Il y a une communauté internationale qui est choquée, qui condamne, mais ça ne s’est pas encore traduit par des actes. Elle n’a pas réussi à influencer les acteurs sur place, n’a pas réussi à empêcher qu’une famine s’installe malgré toutes les alertes des opérateurs humanitaires. Elle n’a pas réussi à stopper toutes les atrocités qui sont commises, tous ces déplacements forcés de la population, des comportements qui, de plus en plus, sont décrits comme étant génocidaires, y compris par des Israéliens. Et ce malgré les injonctions de la Cour internationale de justice, en janvier 2024, qui avait demandé que des mesures soient prises pour éviter que l’on arrive à une situation de génocide.
Je pense qu’il y a un risque qu’on finisse par s’habituer à cette horreur, qu’on s’accoutume au fait qu’il y ait, selon moi, une famine délibérée et fabriquée. Cette indifférence, cette inaction, cette passivité ressemblent de plus en plus à une complicité tacite par rapport à ce qui se passe dans la bande de Gaza.
Quelles seraient les actions efficaces ?
Les Etats connaissent les modes d’action efficaces. Il y a une panoplie extrêmement large. Elle est mobilisée dans de nombreux conflits. Mais pour l’instant, on n’a rien vu de tel dans le cas de Gaza. Dans la région ou dans le Sud plus global, cela contribue à renforcer ce sentiment qu’en réalité, le droit international, les conventions de Genève ou les droits de l’homme ne sont pas forcément universels et qu’ils sont de plus en plus appliqués à géométrie variable.
Il y a aussi beaucoup de frustration parce qu’on ne peut pas dire qu’on ne sait pas. Tout se déroule en temps réel, sous nos yeux. Tout est exposé sur les réseaux sociaux. Evidemment, l’absence de journalistes internationaux à Gaza permet à une situation de double narratif de s’installer, chacun pouvant adhérer à celui qui lui convient. Les reporters palestiniens sur place ont été absolument héroïques et l’ont payé très cher, souvent de leur vie. Mais comme ils sont Palestiniens et qu’ils sont à Gaza, dans cette guerre de communication, on peut toujours insuffler le doute sur la véracité ou l’indépendance de leurs reportages.
Dans ce contexte, le processus de reconnaissance d’un Etat de Palestine, au-delà des pays qui l’ont déjà reconnu, peut-il faire bouger les lignes ?
C’est bien, c’est important, mais c’est insuffisant et cela arrive tard. Il ne faut pas s’arrêter là. Ce n’est pas parce qu’on a fait le pas de la reconnaissance que l’on doit considérer que l’on a suffisamment agi pour les Palestiniens ou en faveur de la solution à deux Etats. Cela ne devrait être que le début d’un engagement, d’un processus. Le fait de reconnaître l’Etat palestinien devrait aussi permettre à ces mêmes pays de dire que si les droits de cet Etat sont bafoués, ils devront prendre des mesures.
Est-ce que l’UNRWA dispose des ressources suffisantes pour assurer ses missions auprès des réfugiés palestiniens à Gaza, en Cisjordanie, au Liban et en Jordanie ?
Je suis extrêmement inquiet sur la question des ressources financières de notre agence. J’ai rappelé jeudi à la Ligue arabe que nous avons suffisamment de ressources pour payer les salaires du mois de septembre mais qu’au-delà je n’ai, pour l’instant, aucune visibilité. Sur la question de l’aide, nous avons aujourd’hui les ressources suffisantes dans nos entrepôts pour les trois prochains mois pour l’entièreté de la bande de Gaza.
Notre situation financière est extrêmement préoccupante. On se bat au quotidien pour maintenir l’UNRWA à flot. J’ai aussi dit à la Ligue arabe – mais c’était surtout adressé aux Etats membres de la région : on a un très fort soutien politique, une très très forte solidarité exprimée, mais elle ne se traduit pas nécessairement par les ressources mises à disposition.
En 2025, celles versées par les Etats de la région ont diminué de 90 % par rapport à 2024. Au total, leurs contributions s’élèvent uniquement à 3 %. Je leur ai dit que ce n’était certainement pas le message qu’ils voulaient passer aux réfugiés palestiniens.
J’espère que dans les semaines à venir, cette situation va s’améliorer. Notre agence va essayer de se focaliser sur la question de l’éducation, une priorité absolue. Nous avons plus de 600 000 filles et garçons en âge d’être scolarisé à l’école primaire ou dans le secondaire qui, aujourd’hui, sont traumatisés et vivent dans les décombres de Gaza. Il y a urgence à les aider à revenir dans un environnement éducatif si on ne souhaite pas perdre complètement une génération d’enfants – l’alternative, à défaut, risque d’être plus préoccupante pour l’avenir.
L’UNRWA a été durement prise à partie par Israël depuis le 7-Octobre. Comment l’agence peut-elle contribuer à la réflexion sur l’après-guerre à Gaza ?
Nous avons fait l’objet de pressions politiques avec des objectifs déclarés de démanteler l’agence. Le secrétaire général [de l’ONU, Antonio Guterres] a commissionné une évaluation stratégique de l’UNRWA il y a quelques mois.
Quatre options ont été mises sur la table, qui vont du statu quo, qui n’est pas une option viable, jusqu’à un rôle où l’on entre dans un esprit de transition, où on fait partie d’un processus politique plus large, qui pense justement à l’après, qui regarde ce qu’on peut faire, comment cette solution à deux Etats peut devenir une réalité.
Nous promouvons l’idée que nous pouvons aider les futures institutions palestiniennes à devenir elles-mêmes responsables et à avoir la capacité de reprendre les fonctions de l’UNRWA. Cette année, c’est l’année du renouvellement du mandat de l’agence. Ce sera l’occasion de discuter de son futur.