Alors que la Cour pénale internationale n’a, pour l’heure, pas retenu cette accusation contre Israël, trois professeurs de droit estiment que de nombreux éléments permettent d’étayer cette qualification.
Si nombre d’historiens israéliens critiques ont très tôt employé le mot « génocide » pour décrire l’offensive d’Israël à Gaza, cette parole n’a guère été entendue en France. A l’inverse, depuis l’automne 2023, de nombreux commentateurs s’emploient, dans différents médias, à réfuter son emploi. D’abord, l’argument central consistait à invoquer le « franchissement d’un seuil moral », renvoyant au caractère unique de la destruction des Juifs d’Europe et à la crainte de sa banalisation. L’argument semble désormais en recul. On invoque plutôt l’idée selon laquelle employer la catégorie de génocide viendrait banaliser les crimes de guerre et crimes contre l’humanité par ailleurs commis. Parler de génocide, ce serait donc affaiblir le droit international… Il s’agit là d’un argument peu porteur dès lors que l’emploi de la catégorie de génocide n’interdit nullement d’utiliser aussi celle de crime de guerre ou contre l’humanité.
Dans un récent entretien publié dans les pages de Libération, le juriste Yann Jurovics nous propose une analyse basée sur l’autorité du droit et donc sur la définition de la catégorie de génocide par le droit international. En réalité, cette analyse passe sous silence de nombreuses sources juridiques, ou les écarte comme étant erronées. A la lumière de ces sources juridiques, nous estimons au contraire qu’il est pertinent et urgent d’accueillir le terme de génocide. Car, comme l’a affirmé la Cour internationale de justice dans son ordonnance du 30 avril 2024, l’existence d’un risque de génocide oblige tous les Etats parties à la convention sur le génocide de 1948 à agir en vue de le prévenir. Et l’essentiel est bien, par-delà les débats de salon, de faire cesser le martyre de la population de Gaza.
Il est tout à fait significatif que la première source juridique qui devrait être convoquée, la jurisprudence de la Cour internationale de justice, soit omise ou minimisée dans ce qui s’exprime habituellement. Cette juridiction est pourtant l’organe judiciaire principal des Nations unies et jouit d’une forte autorité en droit international. Or, cette juridiction, saisie en décembre 2023 par l’Afrique du Sud, a affirmé à quatre reprises qu’il existait un risque de génocide dû au comportement d’Israël à Gaza, ce qui est tout à fait inédit. Le 26 janvier, le 28 mars, le 30 avril et le 24 mai 2024, la cour s’est systématiquement prononcée en ce sens. Soulignons qu’à ce stade de la procédure devant la cour, celui des « mesures conservatoires », la juridiction ne peut pas dire plus que le « risque », car elle doit entendre les parties avant de se prononcer au fond. Ceci ne signifie nullement qu’il faudrait attendre, pour parler de génocide, le jugement au fond de cette juridiction qui n’interviendra que dans plusieurs années. Ce serait accepter d’attendre l’élimination totale ou partielle du groupe ciblé, ce qui est parfaitement contraire à l’esprit et à la lettre de la convention sur le génocide, qui est aussi une convention de prévention. La convention de 1948 n’est pas une convention de commémoration. D’ailleurs, les Etats doivent agir immédiatement, nous dit la même cour, sur la base de la même convention.
Venons-en à ce que pose ce texte de référence. Il précise que le génocide peut être commis en temps de paix ou en temps de guerre (article I) et nous en livre une définition (article II) : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à de conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »
Tout lecteur constatera les éléments simples suivants : pour reconnaître un génocide, il faut qu’un certain nombre d’actes soient commis contre un groupe ciblé, dans une intention particulière. La Cour internationale de justice, dans les ordonnances précitées, a estimé que le « groupe palestinien » était visé. Les actes, on le remarque aisément, ne portent pas tous immédiatement atteinte à la vie des membres du groupe. Ils doivent, en revanche, être commis « dans l’intention de détruire » ce groupe, « en tout ou en partie ». La destruction du groupe, en tout ou en partie, est donc envisagée comme intention, mais pas comme matérialité. Il est en conséquence problématique, pour tout juriste, d’écarter le précédent de Srebrenica : le massacre de 8 000 musulmans bosniaques, en juillet 1995, a bien été considéré comme génocide par le tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, puis par la Cour internationale de justice.
Puisqu’il est impossible de ne pas voir, à Gaza, les actes matériels décrits par la convention de 1948, surgit alors la question de l’intention, présentée comme très délicate. S’agissant de l’intention, il est souvent affirmé que les discours génocidaires émaneraient, en Israël, d’extrémistes, voire de personnalités marginales, et n’engageraient pas cet Etat. Or, ceci est tout à fait inexact, ainsi que l’ont relevé les éminents juristes de l’équipe de l’Afrique du Sud, et les historiens israéliens critiques eux-mêmes. Dès octobre 2023, l’historien israélien Raz Segal estimait, par exemple, que l’offensive à Gaza présentait les traits d’un génocide au regard de l’abondance des expressions génocidaires israéliennes. Il s’agissait même d’un « cas d’école » (a textbook case). L’ancien ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, le président israélien, Isaac Herzog, le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, ont tous tenu des propos qui s’inscrivent parfaitement dans ce que la jurisprudence exige pour établir la preuve de l’intention génocidaire. Ceci est historiquement rare.
Et si la Cour pénale internationale, une institution sous haute pression politique, n’a pas encore retenu contre eux cette accusation de génocide, il serait juridiquement très logique qu’elle s’y emploie rapidement. Car comme l’affirment les rapporteurs de l’ONU Francesca Albanese ou Michael Fakhri, et des ONG majeures, c’est bien un génocide qui se déroule, sous nos yeux, à Gaza.
Signataires : Farah Safi Agrégée des facultés de droit, professeure de droit privé Rafaëlle Maison Agrégée des facultés de droit, professeure de droit public Habib Gherari Ancien professeur des facultés de droit. Les auteurs sont respectivement vice-présidente et membres de l’association Jurdi.