Alors qu’une partie des intellectuels français juifs reprochent à la « gauche extrême » de délégitimer Israël, un collectif d’intellectuels et de militants associatifs considère, dans une tribune au « Monde », que l’antisémitisme, largement ancré à l’extrême droite, ne doit pas être utilisé pour discréditer toute critique du sionisme et empêcher la dénonciation des crimes commis par le gouvernement israélien envers les Palestinens.
Dans une tribune publié par Le Monde le 1er mars, des personnalités se réclamant de la judéité et de la gauche dénoncent la montée de l’antisémitisme et l’insuffisance des réactions face à ce danger. Nous partageons sans réserve cette préoccupation. Nous avons, en revanche, des désaccords avec eux sur le diagnostic et sur les réponses.
La multiplication de propos et d’actes antisémites au cours des derniers mois doit être dénoncée. Pour autant, nous ne pensons pas que la France soit devenue en quelques années un pays antisémite.
Nous ne pensons pas qu’on puisse dénoncer le regain d’antisémitisme sans parler de la montée de l’extrême droite dans le monde. Elle prospère en Allemagne avec l’AFD (Alternative pour l’Allemagne) ou aux Etats-Unis avec Elon Musk et Steve Bannon [respectivement haut-conseiller et ex-conseiller de Donald Trump], mais aussi en France, où elle véhicule et légitime toutes les formes de racisme au nom de la préférence nationale ou du refus du « grand remplacement ».
Nous ne pouvons passer sous silence les bras levés et autres clins d’œil au nazisme quand nous analysons la résurgence de l’antisémitisme. Même si l’antisémitisme n’est pas son apanage, c’est encore et toujours à l’extrême droite que pullulent les préjugés et actes racistes, anti-Arabes, anti-Noirs, islamophobes et antisémites. C’est parmi elle qu’on trouve les nombreuses personnes condamnées par la justice française pour racisme, antisémitisme et négationnisme.
Œuvre de justice
En mettant en cause la « gauche extrême » qui « ne veut pas la paix (…), se nourrit des haines et alimente la haine », cette tribune choisit une autre cible, sans préciser ni qui ni quelles prises de position elle vise. Le seul propos mentionné est une phrase sortie de son contexte et détournée de son sens, à partir de laquelle est mis en accusation, sans le nommer mais de façon transparente et infamante, Rony Brauman, dont le parcours et les engagements sont irréprochables. L’ancien président de Médecins sans frontières s’en est d’ailleurs expliqué sur son blog sur Mediapart.
Nous contestons l’assimilation de toute critique d’Israël et du sionisme à l’antisémitisme. La tribune du 1er mars demande « si faire d’Israël un Etat paria n’est pas le substitut contemporain de la familière et ancienne mise au ban des juifs en tant que peuple paria ». Nous pensons que quand la Cour pénale internationale émet un mandat d’arrêt contre Benyamin Nétanyahou et Yoav Gallant (son ancien ministre de la défense [2022-2024]) en les accusant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, elle ne vise ni à « faire d’Israël un Etat paria » ni une « mise au ban des juifs en tant que peuple paria ». Elle fait œuvre de justice au nom du droit international.
Disant cela, nous combattons l’antisémitisme qui s’appuie sur des amalgames insupportables. Nous combattons l’antisémitisme en refusant de laisser croire que tout juif serait solidaire, et donc complice, des crimes contre l’humanité en cours à Gaza. Nous combattons l’antisémitisme en condamnant une politique de colonisation permanente et la négation des droits nationaux du peuple palestinien, et donc son droit à un Etat.
Les auteurs de la tribune demandent : « Comment une partie de la gauche en est-elle venue à délégitimer le seul Etat juif du monde ? » Nous leur demandons comment, en étant à gauche ou tout simplement fidèle aux principes républicains, peut-on ne pas critiquer un Etat fondé sur une base ethnico-religieuse ? Car, depuis sa création, Israël est pris dans une contradiction fondamentale: est-il, comme l’affirme sa déclaration d’indépendance, un Etat démocratique qui « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe », ou bien un Etat juif qui aurait vocation à rassembler les juifs du monde ?
Contradiction originelle
L’Etat d’Israël est né d’un processus de colonisation, comme d’autres Etats. Tous les Etats des continents américains, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont nés d’un fait colonial ayant abouti à la création de nations dans des processus complexes où la lutte pour la reconnaissance des populations autochtones reste inachevée. Le fait colonial sioniste s’est aussi transformé en fait national avec la naissance de l’Etat israélien, avec sa culture propre – musique, cinéma, littérature – et avec l’hébreu comme langue. Mais la contradiction originelle a été tranchée dans le mauvais sens en 2018 par la loi faisant d’Israël « l’Etat-nation du peuple juif ». Cette logique a été résumée, à l’époque, par la ministre de la justice, Ayelet Shaked [2015 à 2019]: << Israël est un Etat juif, pas un Etat de toutes ses nationalités. Les citoyens sont tous égaux, mais ils ne disposent pas de droits nationaux égaux. »
Parce qu’attachés au respect des droits nationaux des peuples israélien et palestinien, nous pensons que la voie d’un Etat ethnico-religieux est une impasse. Elle est celle du gouvernement d’extrême droite qui nie les droits du peuple palestinien et menace d’expulser les habitants arabes de Gaza et de Cisjordanie, occupée illégalement depuis 1967. Nous sommes indignés par le silence, le déni et l’indifférence assourdissants de tant d’intellectuels et de politiques sur les massacres accompagnés de tortures et de viols commis à Gaza et en Cisjordanie par l’armée israélienne et les colons.
Nous, Français juives et juifs, considérons que notre place est ici pour participer à la lutte contre l’antisémitisme, contre tous les racismes, pour une société plus juste et plus solidaire. Le combat indispensable contre l’antisémitisme, en France et à travers le monde, passe par la condamnation de la haine alimentée par le fondamentalisme religieux et le recours au terrorisme que partagent dirigeants du Hamas et dirigeants israéliens. Il suppose aussi de réfuter l’essentialisation des Palestiniens assimilés au Hamas et celle des Israéliens (et des juifs) assimilés à Netanyahou.
Nous refusons que la dénonciation de l’antisémitisme serve à légitimer la politique criminelle du gouvernement Nétanyahou, comme nous dénonçons l’instrumentalisation du génocide des juifs d’Europe pour justifier le massacre par dizaines de milliers de civils gazaouis et cisjordaniens.
Premiers signataires : Edgar Blaustein, militant associatif ; Sylvain Cypel, journaliste, essayiste ; Sonia Dayan-Herzbrun, professeure émérite à l’université Paris-Cité ; Sonia Fayman, sociologue ; Dominique Glaymann, professeur émérite en sociologie à l’université Evry-Val-d’Essonne ; Pierre Khalfa, économiste, coprésident de la Fondation Copernic ; Marie-José Mondzain, philosophe ; Annie Ohayon-Dekel, productrice de cinéma ; Eyal Sivan, cinéaste, essayiste ; Michèle Zémor, ex-conseillère région Ile-de-France.