Du 4 au 7 décembre 2024, Sciences Po Paris organise un colloque en hommage à Bruno Latour. Un collectif de chercheur.es et artistes, toutes et tous ami.es de longue date de Bruno Latour et invité.es à le célébrer durant ces 4 jours, proteste contre le comportement de Sciences Po quant aux mobilisations autour de la dénonciation du génocide en cours à Gaza, et rappelle que, plus que jamais, le monde universitaire doit être un lieu ouvert de débats, et ne pas participer à l’invisibilisation du génocide.

Du 4 au 7 décembre 2024, Sciences Po Paris organise un colloque en hommage à Bruno Latour. Un collectif de chercheur·es et artistes, toutes et tous ami·es de longue date de Bruno Latour et invité·es à le célébrer durant ces 4 jours, proteste contre le comportement de Sciences Po quant aux mobilisations autour de la dénonciation du génocide en cours à Gaza, et rappelle que, plus que jamais, le monde universitaire doit être un lieu ouvert de débats, et ne pas participer à l’invisibilisation du génocide.
Chercheuses et chercheurs, compagnes et compagnons, parfois de longue route, de Bruno Latour, nous pensons avec son œuvre et, pour de nombreuses raisons, voulons tous participer à un colloque en hommage à l’homme qu’il était, à son humanisme, son goût pour les discussions exigeantes, son ambition intellectuelle, sa curiosité pour tant de sujets différents (reflétée en partie par l’assemblée hétéroclite, pourtant loin d’être complète, réunie à cette occasion), et ce sur un mode qui l’honore pleinement.
Que Sciences Po fasse honneur à Bruno Latour n’est que trop normal : il y a fait la seconde partie de sa carrière.
Cependant, à mesure que le projet de rencontre se précisait, il est devenu clair que les discussions et conflits autour du sujet du génocide en cours à Gaza seraient soigneusement évitées.
Bien sûr nul·le d’entre nous ne peut se présenter comme porte-parole de Bruno à ce sujet, mais nous sentons qu’il y a quelque chose d’indigne à éviter de prendre position sachant que Bruno n’aurait certainement pas eu cette prudence. Si quelqu’un a pris des risques et osé des disputes, c’est bien lui.
C’est en fidélité à son obstination et en mémoire douloureuse pour tout ce qu’il a cherché et osé que nous refusons le type de lâcheté académique que nous propose l’université contemporaine.
Bien plus encore qu’à l’époque de Bruno, il faut savoir oser protester.
Deux attitudes sont ainsi représentées par les signataires de cette lettre : il y a celles et ceux qui pensent qu’un dialogue ouvert, certes douloureux et difficile, est encore possible au sein d’institutions comme Sciences Po, et qui prendront part au colloque pour faire vivre cette possibilité d’un débat exigeant. Et il y a celles et ceux qui considèrent que les conditions ne sont plus réunies en ce lieu pour faire de cette assemblée un agencement qui nous oblige.
En tant que chercheuses et chercheurs, en tant que personnes habituées à manier la langue, les concepts et les idées, à débattre, nous ne pouvons nous résoudre à intervenir publiquement au sein d’une institution qui disqualifie la parole de celles et ceux qui défendent la cause du peuple palestinien et de la population libanaise sans rien dire, sans rien faire.
Alors même que la Cour Pénale Internationale a qualifié les exactions commises par le gouvernement de Benjamin Netanyahou de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, émettant contre lui et Yoav Gallant, ainsi que contre le dirigeant du Hamas Mohammed Deif, des mandats d’arrêt internationaux, la présidence et la diplomatie française se sont à tout jamais déshonorées en prétendant accorder une sorte d’immunité au Premier Ministre israélien et en réitérant sa volonté de travailler de concert, non pas avec l’État d’Israël, mais bien avec Benjamin Netanyahou lui-même.
Le milieu universitaire, dans sa grande majorité, brille par son silence, que ce soit par approbation pleine et entière, par désintérêt pour les souffrances largement invisibilisées d’un peuple, ou encore par manque de courage. Dans ce contexte, Science Po Paris a fait, entre autres choix plus que discutables, celui d’interdire une conférence de Rima Hassan organisée par une association d’étudiant·es. Une conférence qui devait porter sur la nécessité d’un embargo sur la livraison d’armes à Israël quand ce pays se livre à une guerre colonialiste et génocidaire. Non content de tenir une telle position, Sciences Po, suite à la décision du Tribunal Administratif donnant raison à l’association d’étudiant·es au nom de la liberté d’expression, a porté un recours devant le Conseil d’État, qui lui a finalement donné raison. Le communiqué de la direction de Sciences Po, publié le 29 novembre à la suite de cette décision, est indigne d’une institution qui se targue de garantir les libertés d’expression. Plutôt que de chercher à réunir les conditions d’un débat serein et de construction d’une intelligence collective qui nous manque cruellement à l’égard d’une situation dont la dimension génocidaire est avérée par les plus grands spécialistes de la question, l’institution attribue cette interdiction à une prétendue violence des défenseurs des populations subissant la violence de l’armée d’Israël : « ainsi, nous dit le communiqué, les libertés d’expression et de réunion des étudiants sont pleinement garantis à Sciences Po. Elles sont incompatibles avec les appels à la violence et avec les logiques d’intimidations. Elles impliquent le respect du pluralisme ».
Certain·es d’entre nous saisirons l’occasion de ce colloque pour faire valoir cette liberté d’expression vantée par les instances dirigeantes de cette institution. Les autres, celles et ceux qui le désertent, considèrent qu’ils et elles ne veulent plus blanchir le monde universitaire, et qu’un débat exigeant requiert un autre lieu, et peut-être une autre assemblée. Toutes et tous, nous ne renonçons pas à ce débat, aux formes qu’il doit prendre, à ce par quoi nous sommes tenu·es et ce en quoi nous oblige notre statut d’universitaires.
Toutes et tous, nous nous opposons fermement à toute forme de racisme et de discrimination, et réprouvons toute forme d’instrumentalisation de l’antisémitisme visant à justifier le génocide en cours à Gaza, et à l’assimilation des critiques des actions d’Israël à de l’antisémitisme. Nous ne nous laisserons pas intimider.
Nous exprimons également par cette lettre notre soutien aux mobilisations étudiantes ainsi que notre solidarité pleine et entière avec nos collègues palestinien·nes, libanais·es et israélien·es qui appellent à toute forme d’action qui permettrait de mettre un terme aux exactions commises par un gouvernement, au nom de son peuple, sur un autre peuple, d’amener Israël à respecter le droit
international, les droits humains, et les droits du peuple palestinien.
Il est grand temps qu’en tant qu’universitaires nous prenions nos responsabilités et cessions d’accepter toute forme de positionnement visant à légitimer d’une manière ou d’une autre le génocide en cours. Il ne peut être possible de célébrer une pensée qui n’a eu de cesse de nous rendre sensibles aux ravages écologiques sans souligner que cette célébration se fait au sein d’une institution qui travaille à amoindrir la portée humaine, écologique et historique du génocide en cours.
Alexandra Arènes (Architecte shaa/soc + IPGP)
Charlotte Brives (Anthropologue, Directrice de Recherche CNRS)
Deborah Danowski (Professeure émérite de philosophie à
l’Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro)
Grégory Delaplace (Directeur d’Etudes, École Pratiques des Hautes
Études, anthropologue)
Vinciane Despret (Philosophe)
Serge Gutwirth (Prof. ém. de droit à la Vrije Universiteit Brussel)
Émilie Hache (Philosophe, Université Partis Nanterre)
Joana Hadjithomas (artiste et cinéaste)
Antoine Hennion (Directeur de recherche, Centre de Sociologie de
l’Innovation, Mines Paris/CNRS)
Pablo Jensen (Physicien, ENS Lyon)
Khalil Joreige (artiste et cinéaste)
Philippe Pignarre (Éditeur)
Isabelle Stengers (Philosophe)
Eduardo Viveiros de Castro (Professeur d’anthropologie, Université
Fédérale de Rio de Janeiro)
Charlotte Brives (Directrice de recherche CNRS, Centre Emile Durkheim, Bordeaux)