Exclusif : l’armée israélienne surveille ce que disent les citoyens israéliens sur Facebook

Avez-vous publié le mot « manifestation » en hébreu sur Facebook ? L’armée alors vous surveille. Avez-vous utilisé le mot « Al Quds » en arabe dans une conversation WhatsApp ? Vous pourriez bien alors avoir été signalé comme terroriste. Comment les FDI (forces de défense israéliennes) concluent des contrats avec des entreprises privées de technologies afin de surveiller les citoyens israéliens sur les médias sociaux.

Il y a plusieurs années, un groupe d’officiers sous l’uniforme de l’armée israélienne se présentait dans la salle de conférence d’une entreprise israélienne qui suit et surveille les discussions sur Internet à des fins commerciales. L’entreprise examine ce que disent les utilisateurs des médias sociaux à propos de telle ou telle marque, ou ce qu’ils pensent de nouveaux produits, etc.

Un ancien employé de l’entreprise, qui s’est exprimé en hébreu sur Local Call, un site affilié à +972, montre bien comment les officiers dans leur démarche n’avaient aucun problème. Ils sont allés droit au but : « Nous avons besoin de vous pour utiliser vos systèmes de surveillance de mots clés » ont-ils dit.

L’employé, duquel nous avons accepté de ne pas citer le nom, nous a déclaré à propos de l’implication de l’entreprise dans les projets sécuritaires : « Ils travaillent avec la branche technologie des Renseignements israéliens… Ils fournissent les informations en arabe sur les manifestations ou les conversations dans lesquelles ils trouvent les mots déclencheurs. Même chose pour l’hébreu, bien sûr, notamment les renseignements sur la localisation géographique des utilisateurs, mais je ne sais pas vraiment jusqu’où ça s’étend ».

À cette même réunion, les officiers se sont renseignés pour savoir si les données pouvaient être achetées auprès d’entreprises qui se livrent à l’enregistrement des frappes sur ordinateur, afin d’exploiter toutes les informations saisies sur des tablettes ou smartphones.

« Il y a beaucoup d’entreprises qui collectent les données ouvertes sur le web » dit l’employé. « Prenez, par exemple, une entreprise comme Get Taxi. L’entreprise peut chercher les conversations concernant (sa propre marque), les taxis, le transport public, ou toute forme de transport, voire tout ce qui s’écrit en hébreu à son propos. Techniquement, il y a un accès aux données ouvertes dans toutes les langues de votre choix. C’est juste une question de prix. »

Mais les officiers de l’armée israélienne étaient intéressés par des mots tout autres, des mots comme « boycott », ou « manifestation ».

Les données qu’il leur fallait c’était l’identité des auteurs sur les médias sociaux, leur profil, le contenu de ce qu’ils avaient écrit, de même que leur localisation physique. Ils voulaient les données brutes, sans la moindre analyse. Des entretiens similaires ont eu lieu avec au moins cinq autres entreprises israéliennes de technologies.

De « suspects », à criminels

Les FDI ont retenu par contrats des services d’entreprises israéliennes de technologies pour surveiller les messages, tant ouverts que privés, postés par les citoyens israéliens sur les médias sociaux. Les Renseignements militaires ont déposé une demande afin de pouvoir collecter les données sur les Israéliens écrivant en hébreu à propos des manifestations, sur Facebook, WhatsApp, dans les échanges privés et sur les autres réseaux, de même que les données sur les utilisateurs écrivant en arabe et utilisant des mots comme « État sioniste » et « Al-Quds » (Jérusalem en arabe).

Les témoignages que nous avons recueillis brossent un tableau inquiétant du niveau et de la portée de la surveillance et du suivi dont font usage les services de sécurité à la fois contre les juifs et contre les Arabes.

Il faut indiquer que ces entreprises ne dépistent pas les individus suspectés de crimes, mais opèrent plutôt un collectage généralisé de toutes les données publiques disponibles en Israël, ce qui ne se limite pas aux seuls envois sur les plates-formes des médias sociaux.

À son niveau le plus basique, le logiciel de surveillance localise des mots-clés comme « manifestation » en hébreu, ou « chahid » (martyr) en arabe. Par conséquent, toute personne qui écrit l’un quelconque de ces mots est censée se voir accorder une attention particulière venant du système d’information de l’entreprise.

Au plus haut niveau de surveillance, l’entreprise peut reconnaître des groupes de personnes s’entretenant d’un sujet spécifique qui intéressera les services de sécurité, permettant à ceux-ci de contrôler les similitudes sémantiques entre les envois sur les réseaux sociaux et les messages d’individus déjà « signalés ». Le cercle des individus « signalés » se fond en suspects potentiels sur la seule base de leur style d’écriture. La surveillance commence par l’algorithme du programme avant d’être prise en charge par des humains à un stade ultérieur.

Des profils fictifs

Selon l’employé, plusieurs des entreprises de surveillance ont créé des profils fictifs comme technique de suivi. Ces profils sont en rapport avec des individus spécifiques que le système veut surveiller. C’est comme cela que les entreprises « contournent » les mécanismes privés, de sorte que même si un utilisateur marque une page spécifique du contenu comme étant privée (destinée à ses seuls amis), les entreprises y ont quand même accès et sont en mesure de la transmettre aux services de sécurité.

Après avoir reçu moult témoignages d’employés, nous avons contacté Bazila, une entreprise israélienne de technologie qui se targue d’avoir dans son personnel un spécialiste de la « sécurité nationale ». Ce spécialiste fait la liaison avec les organisations gouvernementales pour tout ce qui concerne la sécurité, en Israël et à l’étranger, et les aide en développant l’interface du système de sécurité de Bazila.

Après nous être entretenus avec un certain nombre d’employés de cette entreprise, nous avons été dirigés sur Guy Mor, le vice-président de l’exploitation des ressources et l’un des fondateurs de l’entreprise. Mor a confirmé que l’entreprise travaille en association avec l’armée israélienne, et qu’ils surveillent les utilisateurs de langue hébraïque, et en particulier, pour les conversations concernant les boycotts d’Israël.

IntuView est une autre entreprise israélienne qui utilise une pratique similaire. Le produit de l’entreprise analyse la façon dont les utilisateurs des médias sociaux ressentent les différents organismes et organisations, dont l’État lui-même. Shlomi Amber, cadre supérieur de l’entreprise, responsable du développement technologique, a confirmé que l’entreprise travaille avec les FDI et d’autres organismes des services de sécurité. IntuView assure aussi le suivi et la surveillance des utilisateurs de langue hébraïque.

Parmi les autres entreprises travaillant dans ce domaine, on trouve Taldor, qui commercialise ses produits, « Kapow » – qui analyse les blogs, forums, Twitter et Facebook –, en Israël.

Vient d’abord la surveillance, et puis vient la prison

Il est important de se rappeler que cette réalité où l’armée surveille les citoyens n’est pas un cauchemar devenu brusquement réalité. Elle a cours depuis des années, jour après jour, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. En 2014, 43 vétérans de l’Unité d’élite 8200 ont signé une lettre de protestation dénonçant le collectage abusif, par les unités des renseignements électromagnétiques, d’informations privées sur les Palestiniens, notamment à propos des manifestations, de leurs orientations sexuelles, de leur situation financière et de toutes choses par ailleurs qui aideraient les Renseignements à exercer un chantage ou à faire pression sur la population afin qu’elle collabore. Le but est, selon les termes de l’armée, de « saisir la conscience » des sujets du régime militaire d’Israël.

En 2011, l’armée israélienne a créé une « branche (anti)délégitimation » au sein de l’Unité 8200, dont l’objectif déclaré est de recueillir des renseignements sur les organisations étrangères opposées à la politique israélienne. La branche se concentre sur celles qui critiquent Israël, et plus particulièrement sur les militants de BDS et des flottilles, de même que sur les organismes se trouvant à l’avant-garde des batailles juridiques ciblant Israël, telle que la Cour pénale internationale. Après l’opération Bordure protectrice en 2014, l’unité a principalement recueilli des renseignements pour aider Israël dans sa lutte contre les rapports des Nations-Unies sur les crimes de guerre qui auraient eu lieu durant la guerre. C’est un exemple clair de l’intervention des FDI dans le domaine politique, et sur les questions ayant une base politique.

La décision d’utiliser l’armée pour intervenir sur des questions de nature politique est préoccupante. Les FDI se flattent de surveiller des étrangers, mais tout montre que l’armée traque aussi les citoyens israéliens. L’armée devrait-elle s’impliquer dans tout ce qui concerne l’opposition interne à la politique du gouvernement ? Et qu’en est-il quand cette opposition cible le régime militaire d’Israël dans les territoires occupés ?

Mais les Renseignements militaires ne sont pas le seul organisme impliqué dans le collectage de données sur les Israéliens à travers le web. Selon des informations communiquées à Local Call, il se trouve que des officiers sous l’uniforme, servant dans la division recherche des FDI et dans les unités Recherche et Développement du ministère de la Défense, sont actifs comme agents de liaison avec les entreprises israéliennes d’avant-garde en matière de surveillance. En plus, des soldats appartenant à des unités s’occupant de télétraitements et de communications sont également en contact avec des entreprises privées de technologies.

La coopération des FDI avec des groupes civils ne s’arrête pas à ces entreprises. Même le département de cybernétique de l’université Ben-Gourion a signé avec l’armée des contrats pour une valeur de dizaines de millions de shekels, et il coopère avec elle à l’élaboration de plans pour les cours du département, de telle sorte que ces cours répondront aux besoins des services de sécurité. Dans la présentation faite par l’un des professeurs sur la surveillance des données en arabe sur le web, on peut voir qu’une étude réalisée par le département a classé les mots « chahid » et « sioniste », parmi les mots qui affectent le terrorisme à leur auteur.

D’après les informations que nous avons vues, il apparaît que la surveillance des Israéliens juifs s’exprimant en hébreu se concentre principalement sur l’activité politique. Par contre, la plus grande partie des renseignements collectés sur les citoyens israéliens de langue arabe est mise à profit par les forces de police – conduisant à des dizaines d’arrestations et d’inculpations. Les autorités se servent des informations encore plus largement et librement quand il s’agit de Palestiniens habitant la Cisjordanie et Jérusalem-Est.

Selon les données, les informations en hébreu se concentrent sur des questions comme l’incitation, alors que pour celles en arabe, la surveillance s’étend bien au-delà, à des mots et des phrases comme « chahid » et « Al-Quds », qui sont bien plus fréquents et largement utilisés dans le discours politique tant public que privé. Cette différence peut potentiellement expliquer la disparité entre le nombre des inculpations lancées contre les Arabes et celles contre les juifs. Dans les procès en pénal qui ont lieu dans de tels cas, il n’est pas demandé aux forces de sécurité de s’expliquer devant le tribunal sur la façon dont elles ont obtenue l’information incriminante, ni sur ce que cachent leurs poursuites sélectives.

Nous avons demandé au porte-parole des FDI si l’armée surveillait aussi les Israéliens juifs qui incitaient à la violence contre les Arabes, mais il a préféré ne pas répondre à la question.

Le cas d’un militant bédouin est un bon exemple de la façon dont l’État fait usage de sa surveillance Internet du militantisme politique. Il y a à peu près un mois, la police israélienne a convoqué ce militant pour interrogatoire. Les agents lui ont présenté des listings de conversations entières sur WhatsApp, l’accusant d’avoir vandalisé un site naturel en peignant un drapeau palestinien dans un village, à l’intérieur de ce qui est actuellement Israël, qui a été détruit en 1948. Par les messages WhatsApp, la police a appris que le militant avait projeté de visiter le site, mais bien que ce soit l’unique information en sa possession, elle a suffi à la police pour le considérer comme suspect et le convoquer pour l’interroger.

On pourrait être tenté de dire qu’il est légitime de violer la vie privée de quelqu’un si ce quelqu’un est soupçonné d’avoir commis un crime, et bien sûr, nous n’avons aucune tolérance pour le vandalisme supposé d’un site naturel. Mais si de telles poursuites ne sont pas sélectives, alors la police se doit aussi, le Jour de l’Indépendance, de violer la vie privée de la moitié de la population israélienne juive pour enquêter sur des crimes similaires. Nous pouvons présumer que cela ne s’est pas produit.

Quand vous jetez un filet aussi large, qui récupère des informations ne s’écartant que de peu de l’opinion dominante, nous devons présumer que des renseignements ont été récupérés sur n’importe lequel d’entre nous ayant dit ou fait quelque chose sur Internet, et que ces renseignements sont maintenant conservés quelque part sur un serveur des FDI. Même si cette information a été finalement transmise au Shin Bet ou à la police dans l’intérêt de l’ordre public, le fait qu’elle ait été collectée sur des civils par une organisation aussi énorme que l’armée israélienne, qui ne fait en réalité l’objet d’aucune supervision, nous expose à n’importe quelle surveillance constante.

Même si personne ne fait usage de ce renseignement, il est important de se rappeler qu’il a été saisi. Pour les Palestiniens en Cisjordanie, il est illégal de manifester contre le régime militaire, et des informations sur de telles manifestations donnent un moyen aux autorités d’agir contre les manifestants. Il ne serait pas insensé d’imaginer que si et quand le boycott s’amplifie, une telle surveillance en ligne puisse être utilisée contre les militants en vertu de la loi d’Israël contre le boycott.

Il est relativement fréquent de considérer les réseaux sociaux en ligne comme une agora dans une grande ville, un espace ouvert et égalitaire où quiconque peut prendre position et exercer sa liberté d’expression. Mais avec l’information exposée ici, peut-être qu’une meilleur analogie serait de les considérer plus comme une salle fermée, mise sous surveillance constante, où chaque mot exprimé est récupéré et, si opportun, utilisé contre vous. Quiconque s’est senti outré par l’usage des véhicules « Racoon » de la surveillance militaire contre les manifestations sociales à Tel Aviv, devrait se préparer à une réalité dans laquelle ils sont surveillés par l’armée, chaque jour, même à l’intérieur de leur domicile.

C’est déjà assez grave quand il s’agit d’un contenu public – où les paramètres pour une surveillance constante sont déterminés en fonction des besoins politiques quand il s’agit de juifs, et d’autres bien plus vagues quand il s’agit de non juifs. Mais c’est encore pire quand il s’agit de choses que nous considérons comme privées, tels les courriels et les applications privées de messageries.

Il est tout aussi scandaleux que l’organisme chargé de cette surveillance soit l’armée israélienne ; sans compter qu’en vertu de la loi israélienne, elle transmet les renseignements au Shin Bet et à la police israélienne à des fins répressives. Rien que la semaine dernière, le journaliste de Ha’aretz, Uri Blau, révélait que l’armée avait récemment tenté d’acheter un logiciel d’espionnage.

Un député du Meretz exige des réponses

Réagissant à cet article, le député Michal Rozin (parti Meretz) a soumis une question parlementaire au ministère de la Défense, exigeant des réponses au sujet de l’application sélective qui cible les Arabes sur les médias sociaux.

Nous avons montré les résultats de cette enquête au porte-parole des FDI il y a une semaine, et nous lui avons demandé une série de clarifications et réponses, parmi d’autres choses, sur la nature et le coût des contrats conclus avec les entreprises privées, pour savoir si un tribunal avait approuvé la surveillance de l’information privée, et sur les mots et termes spécifiques signalés. Voici la réponse intégrale des FDI :

« La division des renseignements remplit une variété d’activités de collectages contre les organismes et personnes qui ne sont pas citoyens de l’État d’Israël, dans le cadre de la législation israélienne, en vertu de questions qui exigent des réponses. En certaines circonstances, la division des renseignements utilise la technologie civile, comme c’est la norme dans les agences de renseignements du monde entier. »