Echange de courrier entre l’AURDIP et le CNRS concernant la coopération du CNRS avec Israël et la Palestine

Suite à notre courrier du 21 novembre 2021 concernant l’appel à bourses de thèse entre l’Institut Weizmann et le CNRS, le Président-directeur général du CNRS nous a adressé une réponse à laquelle nous avons à notre tour répondu le 10 décembre 2021.

Monsieur le Président, 

Cher collègue,

Je vous remercie pour votre réponse du 3/12 à ma lettre du 21/11 concernant l’appel à bourses de thèse entre l’Institut Weizmann et le CNRS, et pour l’attention que vous y avez portée. Nous apprécions que vous nous ayez invités à formuler des recommandations ou des demandes sur ce sujet, et le but de cette lettre est de le faire.

1 En ce qui concerne les relations avec les partenaires israéliens

Il nous semble que le CNRS devrait s’assurer que les accords de coopération ne contribuent pas à l’apartheid et à la colonisation, qui sont officiellement condamnés tant par le gouvernement français, comme le précise le site auquel vous nous renvoyez, que par l’UE. Pour résoudre ce problème, l’Union européenne s’est dotée le 19 juillet 2013 des « lignes directrices relatives à l’éligibilité des entités israéliennes établies dans les territoires occupés par Israël depuis juin 1967 et des activités qu’elles y déploient aux subventions, prix et instruments financiers financés par l’UE à partir de 2014 » (2013/C 205/05 ; JOUE du 19.7.2013 C 205/9 à C 205/11), qui interdisent les subventions, bourses et instruments financés par l’UE à toute entité israélienne établie dans les territoires palestiniens occupés par Israël depuis 1967, y compris Jérusalem-Est, mais également à toute activité israélienne qui y a lieu. Selon ces lignes directrices, chaque entité israélienne qui soumet sa candidature à l’octroi d’une subvention, d’un prix ou d’un instrument financier de l’UE présente une déclaration sur l’honneur qui précise que sa candidature est conforme aux lignes directrices de l’UE. Le CNRS pourrait adopter ces lignes directrices et imposer à ses interlocuteurs israéliens de les respecter.

Nous attirons particulièrement votre attention sur l’Université d’Ariel, université israélienne de plein exercice, située dans une colonie de Cisjordanie. Il est bien clair, notamment au regard des lignes directrices ci-dessus, qu’aucune coopération avec celle-ci n’est envisageable, ni même que soit soutenu d’une manière ou d’une autre un projet de recherche se déroulant en partie dans celle-ci, par exemple en lui octroyant un boursier. La question de la reconnaissance des diplômes délivrés par l’Université d’Ariel doit être posée.

Comme nous l’avons rappelé dans notre lettre précédente, une grande partie de la recherche israélienne est orientée vers la surveillance et le contrôle des Palestiniens, et constitue désormais, avec les armes, une partie importante de ses exportations. La société NSO->https://www.hrw.org/fr/news/2021/12/03/ue-sanctionner-le-groupe-nso-pour-ses-logiciels-espions-permettant-de-violer-les], par exemple, est citée comme ayant vendu un logiciel qui aurait servi à espionner des [militants palestiniens des droits de l’homme, mais aussi le président de la République. Il nous semble que le CNRS devrait surveiller de près les projets de recherche qu’il soutient, afin de ne pas contribuer à développer des logiciels et des armes qui servent à surveiller les militants et à contrôler les populations, non seulement en Palestine, mais dans le monde entier.

2 En ce qui concerne les relations avec les partenaires palestiniens

Il nous semble que le CNRS est beaucoup plus timide que ne l’est le gouvernement français. J’ai personnellement eu deux boursiers en thèse, provenant l’un et l’autre de l’Université de Bir-Zeit, soutenus l’un et l’autre par le Consulat Général de France à Jérusalem. Il existe un Partenariat Hubert Curien Franco-Palestinien, qui attribue tous les ans des bourses de mobilité entre équipes de chercheurs françaises et palestiniennes (programme Al-Maqdisi). Hubert Curien était un de vos prédécesseurs à la présidence du CNRS, il nous semble que le CNRS s’honorerait en se joignant à ce programme qui, à ma connaissance, ne manque pas de candidats et a un grand impact sur le terrain. 

Il existe aussi d’autres formes de coopération en matière de recherche, comme celles qu’a développées l’Académie Palestinienne des Sciences avec l’Allemagne ou le Québec. Il ne faudrait pas faire l’erreur de considérer les Palestiniens comme purement et simplement un objet d’études. En dépit de l’occupation, et contre celle-ci, ils ont réussi à construire des universités comme Bir-Zeit, Naplouse, Bethlehem, Al-Quds, al-Azhar, qui sont présentes sur le plan international et sont de vrais partenaires pour les universités et les laboratoires français.  

Ces universités vivent malgré des difficultés immenses.Vous mentionnez l’existence d’une antenne de l’IFPO au Kenyon Institute à Cheikh Jarrah à Jérusalem. Il vaut la peine de citer un article que Mandy Turner, qui en fut directrice entre 2012 et 2019, a publié après son mandat : 

« Practically, we had a strange “non-status” which meant we had to pay large legal fees to obtain visas for our researchers and on occasion had to take the Israeli Ministry of Interior to court to get them. We even had researchers denied entry and deported but we were never able to do anything about it. No diplomatic mission seems to want to take on the “right” of Israel to deny entry to people of Palestinian heritage or those who campaign for Palestinian rights.

Thereafter al-Quds was denied its lifeblood – visitors and patrons – as Israel restricted access to it for Palestinians from the occupied territories who did not have East Jerusalem ID cards. This also affected our institute. The library, which houses some rare books on the history and archeology of Jerusalem, became inaccessible for Palestinian scholars and students with West Bank ID cards. And for Palestinians in Gaza, a visit to al-Quds was virtually impossible.

The settlement of Shimon HatSadik sits immediately opposite our institute. We could see the tattered Israeli flag hanging from the flagpole next to the portacabin of the settlement’s armed guard. Its emergence and development is a case study of how some Israeli settlements are created. Political activists, supported by a member of the Knesset, mobilized opinion and action to “reclaim” Shimon HatSadik on the basis that it holds religious significance as the purported site of the tomb of the Hebrew priest Simeon the Just. »

La situation que décrit Mandy Turner est propre à Jérusalem-Est, et est pire encore en Cisjordanie, où l’arsenal militaro-judiciaire est beaucoup plus complet, sans parler de Gaza, soumise à un blocus total et meurtrier depuis de longues années. Il s’agit évidemment d’une politique délibérée du gouvernement israélien, et il serait sans doute bon que les chercheurs du CNRS en soient informés, par exemple par un article dans la revue du CNRS. Ceci dit, l’expérience prouve que l’on arrive quand même à faire fonctionner les accords de coopération, la motivation réciproque surmontant les tracasseries administratives.

Pour terminer, nous voudrions rappeler que l’on ne peut « compenser » une coopération avec les institutions israéliennes par une coopération avec les institutions palestiniennes. L’occupation et l’apartheid sont des réalités. On peut faire semblant de les ignorer, mais finalement on s’y habitue, puis on les accepte, et on les ramène avec soi.

Je  vous prie d’agréer, Monsieur le Président et cher collègue, l’expression de ma considération.

Ivar Ekeland

Président de l’AURDIP

Membre de l’Académie Palestinienne des Sciences