Depuis le 7-Octobre, les prisons israéliennes ont été transformées en machines à détruire

Les prisonniers palestiniens libérés durant la première phase du cessez-le-feu ont confirmé les témoignages précédents et les rapports de plusieurs ONG sur l’atrocité du système carcéral en Israël. Mediapart a rencontré en Cisjordanie quatre détenus qui ont récemment recouvré leur liberté.

Ramallah, Al-Moghayer (Cisjordanie), Tel-Aviv (Israël).– Ils et elles ont repris un peu de poids et retrouvé un sourire plus ou moins timide. Les mots, cependant, ne sont pas toujours faciles, même si toutes et tous veulent raconter, pour ceux et celles qui sont resté·es derrières les murs et les barbelés.

Bushra al-Tawil et Dalia Eideh, Ahmed Abou Alia et Mohamed Dakhleh font partie des 1 773 femmes, enfants et hommes libéré·es en neuf fois des prisons israéliennes dans le cadre de la première phase du cessez-le-feu signé le 15 janvier 2025 entre le Hamas et l’État hébreu, parallèlement à la restitution de trente captives et captifs israéliens en vie et de huit dépouilles.

D’autres auraient dû suivre, mais le gouvernement israélien a décidé de rompre l’accord et de reprendre la guerre contre Gaza. Il n’y a plus à l’ordre du jour ni libération d’otages israéliens ni remise en liberté de détenu·es palestinien·nes.

Chacun et chacune possède une expérience particulière, due à des âges, des passés politiques, des statuts en prison, et un temps passé derrière les barreaux différents. Les quatre racontent cependant une épreuve commune : celle des établissements pénitentiaires israéliens après le 7-Octobre.

« Nous avons basculé dans un univers de cauchemar », raconte Mohamed Nakhleh, dans le salon de la maison très modeste de ses parents dans le camp de réfugié·es de Jalazoun, à quelques kilomètres au nord de Ramallah.

Cet homme posé de 40 ans a été libéré le 26 février 2025, dans le dernier groupe, deux mois avant la fin de sa peine. Il vient de passer vingt années en prison. Comme beaucoup de Palestinien·nes, il y a appris l’hébreu et communiquait sans mal avec les gardiens.

« J’ai rempli la fonction de dobir [représentant des prisonniers pour une section, soit cent à cent vingt détenus – ndlr] pendant une dizaine d’années,reprend Mohamed Nakhleh. Je faisais la liaison avec les gardes, je me déplaçais, parfois je prenais un café avec eux, ou nous échangions des cigarettes. On se parlait, on réussissait même à se comprendre. Du jour au lendemain, tout a changé. Il y a eu des ordres du gouvernement, et puis ils se sont mis à se venger sur nous du 7-Octobre. »

Des zones de non-droit

Dès le lendemain des massacres perpétrés par le Hamas et d’autres factions palestiniennes, Mohamed Nakhleh est transféré de la prison d’Ofer à celle de Rimon. Lui et ses compagnons de cellule sont battus chaque jour, ils sont enfermés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, reçoivent peu à manger. « J’ai perdu 35 kilos », ajoute-t-il, sans vouloir donner plus de détails sur les mauvais traitements.

Ahmed Abou Alia est plus disert. « Presque tous les jours, les gardes entraient dans notre cellule, nous giflaient, nous boxaient, nous frappaient à coups de bâton. Ils avaient des chiens avec eux, qui portaient des muselières en métal. Ils leur donnaient l’ordre d’attaquer, les chiens ne pouvaient pas nous mordre, mais ils se jetaient sur nous et nous blessaient avec le métal des muselières »,raconte le jeune homme assis sur un lit dans la maison de ses parents.

La famille habite Al-Moughayer, un village situé à une trentaine de kilomètres au sud de Naplouse, à plusieurs reprises attaqué par les colons israéliens tout proches, car réputé comme résistant fortement à l’occupation. Comme son père et ses frères, Ahmed est ouvrier agricole journalier depuis ses 12 ans dans une plantation de palmiers dattiers de la vallée du Jourdain, propriété d’un colon. Autant dire que la famille ne roule pas sur l’or.

Trois fois, le garçon a été arrêté par l’armée israélienne et, chaque fois, il a été emprisonné sous le régime de la détention administrative, sans charges communiquées ni procès, renouvelable en quelques minutes par un juge militaire. La première, il avait tout juste 16 ans. Il a été blessé, alors qu’il voulait changer une roue sur le bas-côté, par des soldats, à l’épaule et à la cuisse. Il porte de longues cicatrices et des broches en métal dans les membres. Sa jeunesse et son état de santé lui ont valu d’être libéré au bout d’un mois.

Il y avait trois lits superposés, donc six couchettes dans la cellule de 12 mètres carrés. On s’est retrouvés à douze, avec juste des matelas et seulement une couverture par personne. – Ahmed Abou Alia, 18 ans, ancien prisonnier

La deuxième fois, c’était en septembre 2023, et l’officier qui l’a arrêté l’a accusé d’être en contact avec des personnes à Gaza – ce qu’il nie. Il a été relâché lors du premier échange de prisonniers en novembre 2023.

Ahmed Abou Alia a connu le sort de nombre de prisonniers libérés lors d’un échange : être de nouveau arrêté, quelques mois plus tard. Lui, ç’a été en avril 2024. Il a fêté ses 18 ans dans la prison d’Ofer, à quelques encablures de Ramallah. Il a été libéré lors de la première phase du cessez-le-feu.

Depuis le 7-Octobre, beaucoup d’ex-détenus ont été à nouveau arrêtés, si bien que le nombre de prisonniers palestiniens est toujours très élevé, loin des 3 000 d’avant la guerre, et reste à un étiage constant. « Avant le début des libérations, nous avions près de 10 300 prisonniers. Lorsqu’elles ont commencé, ce nombre a diminué. Mais en même temps, l’occupation a continué à arrêter de très nombreux Palestiniens, en particulier dans le Nord, à Jénine et à Tulkarem, explique Jenna Abouhasna, de l’ONG de défense des prisonniers palestiniens Addameer. Le nombre a donc augmenté à nouveau et il est revenu à ce niveau de 10 000 prisonniers. »

Surpopulation, promiscuité, d’autant plus difficile que les promenades ont été supprimées ou réduites à la portion congrue. « Il y avait trois lits superposés, donc six couchettes dans la cellule de 12 mètres carrés. On s’est retrouvés à douze, avec juste des matelas et seulement une couverture par personne. Tout le reste nous a été enlevé, sauf un change par personne », reprend Ahmed.

L’absence de médicaments, alors que ses blessures à l’épaule et à la cuisse le faisaient terriblement souffrir, surtout après les passages à tabac, a considérablement augmenté la dureté de sa détention. « Parfois, ils me donnaient un antidouleur, mais c’était rare, et de toute façon ça ne suffisait pas. Je n’ai pas vu un médecin », relate le jeune homme qui, aujourd’hui, peut à peine soulever son bras droit et ne peut rien porter de lourd.

La politique qui est mise en œuvre dans les centres de détention est injustifiable et, à notre sens, relève du crime de guerre à grande échelle. – Tal Steiner, directrice du Comité israélien contre la torture

Le manque de soins est rapporté par toutes et tous les anciens détenus. De même que le rationnement de la nourriture.

« Il y a une véritable politique de la faim, assure Dalia Eideh, avocate des droits humains, qui a passé onze mois en détention administrative après avoir été arrêtée à un checkpoint en janvier 2024. Ils ne distribuaient que l’équivalent d’un bol de soupe claire pleine d’insectes et d’une petite tasse à café de riz par jour et par prisonnière. Le riz était tellement peu cuit qu’il en était immangeable. Nous ne pouvions rien mettre de côté. Il fallait rendre les pots de yaourts vides, et nous étions punies si les gardes trouvaient pendant la fouille des morceaux de pain mis de côté. »

Avant le 7-Octobre, à force de grèves, les prisonniers palestiniens avaient obtenu, décennie après décennie, une succession d’améliorations de leurs conditions de détention : la possibilité de cantiner, de cuisiner dans les cellules, l’accès à la télévision, à la radio et aux livres, le contrôle de la lumière de l’intérieur des cellules, entre autres.

La suppression de ces menus progrès avait été préconisée en 2018 par une commission désignée par le ministre de la sécurité d’alors, Gilad Erdan ; sans être mise en œuvre, tant une explosion dans les prisons était redoutée.

Quand Itamar Ben Gvir, extrémiste de droite et suprémaciste juif, devient ministre de la sécurité nationale, après la victoire de Benyamin Nétanyahou aux élections législatives de décembre 2022, il se montre déjà adepte d’un durcissement des conditions de détention. Il mettra en œuvre les recommandations de la commission Erdan-Kaatabi après le 7-Octobre.

L’idéologie de l’extrême droite israélienne appliquée à la prison

« Du jour au lendemain, on s’est retrouvées sans rien dans la cellule, sauf un matelas et une couverture par personne, et un seul vêtement de rechange, raconte Bushra al-Tawil, une trentaine d’années, déjà arrêtée sept fois depuis ses 18 ans, et dont le père est un dirigeant du Hamas en Cisjordanie. Les minuscules fenêtres, en hauteur, étaient sans vitres et le vent glacé entrait dans les cellules. Nous avions très froid et aucune intimité, les gardes masculins entraient sans prévenir. Tout ce que les prisonniers avaient obtenu, parfois en le payant de leur vie, nous l’avons perdu. Je considère qu’après le 7-Octobre, les portes de l’enfer se sont ouvertes. »

La jeune femme, très pieuse, évoque les humiliations et les insultes et, sans vouloir entrer dans les détails des « harcèlements sexuels », notamment des fouilles, nue sous le regard de plusieurs femmes, et des positions humiliantes.

Même la libération n’est pas une fête. « D’après les témoignages que nous avons recueillis, les prisonniers ont été très sévèrement torturés et attaqués à plusieurs reprises dans les jours précédant leur libération et le jour même, y compris par des chiens », relate Jenna Abouhasna.

Toute célébration de la sortie de prison dans les familles, cérémonie traditionnelle dans la société palestinienne, est absolument prohibée. « Deux jours avant qu’ils ne me relâchent, l’armée est venue chez mes parents pour les menacer et interdire la fête », explique Mohamed Nakhleh. Sa mère acquiesce : « Ils ont mis la maison à sac. »

« La politique qui est mise en œuvre dans les centres de détention est injustifiable et, à notre sens, relève du crime de guerre à grande échelle », affirme d’un ton posé Tal Steiner, directrice du Comité israélien contre la torture (Pcati).

Elle souligne une des différences majeures avec l’avant-7-Octobre : « Avant, la plupart des cas de torture que nous avons traités concernaient des situations survenues lors d’un interrogatoire. Depuis, nous avons constaté de nombreux cas de mauvais traitements infligés au hasard par des gardiens de prison, sans raison, sinon l’humiliation, la punition ou la vengeance. »

Les récits de nos témoins semblent montrer que les conditions d’emprisonnement, d’une violence et d’une dureté extrêmes, mises en place dans les camps militaires, comme celui de Sde Teiman, ont été étendues aux établissements classiques relevant des services pénitentiaires.

Dans les camps militaires ne sont enfermé·es que celles et ceux arrêté·es dans la bande de Gaza. Ces détenu·es-là sont considéré·es comme des « combattants illégaux ». Ils ne reçoivent aucune visite, ni du Comité international de la Croix-Rouge ni des avocats. Le ministère de la défense ne communique ni leur nom ni leur lieu de détention.

« Un jour, un captain[nom donné aux gardiens gradés – ndlr] a dit à un de mes amis en prison que nous, les détenus, étions responsables du 7-Octobre, car le Hamas, en enlevant des otages, voulait des monnaies d’échange pour nous libérer, se souvient Mohamed Nakhleh. Il a aussi dit que nous allions le payer. Il ne mentait pas. »

Sur le sweat-shirt que Mohamed Nakhleh a dû, comme ses compagnons et sur ordre des gardiens, enfiler avant la libération était écrit : « Nous n’oublierons pas nos ennemis, nous ne pardonnerons pas. »

Gwenaelle Lenoir