Dans le sud d’Israël, la dystopie états-unienne où s’imagine le futur de Gaza

Au Centre de coordination civile et militaire géré par les États-Unis, soldats, diplomates et humanitaires internationaux tentent de négocier l’après-guerre à Gaza. Dans la salle, il n’y a aucun Palestinien, et la politique israélienne d’anéantissement de l’enclave n’y est pas questionnée.

Jérusalem.– L’entrepôt est situé dans une zone industrielle de Kiryat Gat, bourgade du sud d’Israël, à une trentaine de kilomètres de Gaza. À certains endroits, le sol a été recouvert de moquette verte. Le reste est gris, de la couleur du béton brut éclairé par des néons.

Le Centre de coordination civile et militaire (CMCC), ouvert par les États-Unis le 17 octobre dernier, ressemble à un « campus Google à petit budget », résumait un diplomate occidental au New York Times. Ici est censé s’élaborer l’après-guerre à Gaza : on y pense la reconstruction, l’acheminement de l’aide humanitaire, le désarmement du Hamas ou encore la constitution d’une « force internationale de stabilisation ».

La politique générale se décidera vraisemblablement ailleurs, au sein du Conseil de paix dirigé par le président états-unien Donald Trump, mais on n’en connaît pas la composition pour l’instant. Le CMCC est donc le seul forum où les acteurs internationaux impliqués à Gaza peuvent participer – et tout le monde veut en être.

Pour les humanitaires, il est crucial de continuer à y négocier leur présence sur le terrain et les modalités de leur action auprès des civils palestiniens. Pour les États, c’est une garantie de pouvoir éventuellement peser dans la reconstruction du petit territoire palestinien. Plus de vingt pays, dont la France, ont donc envoyé des diplomates et des militaires, tandis que des dizaines d’ONG prennent part aux discussions. Les premiers intéressés, les Palestiniens, sont exclus – aucun responsable ou acteur de la société civile n’a été convié. 

Les Israéliens ne voient pas d’un bon œil cette présence militaire étrangère inédite sur leur sol, quand bien même il s’agit du parrain états-unien, guère contraignant dans les faits. En novembre, un compte rendu de réunions au CMCC, rédigé par des acteurs humanitaires et que Mediapart a pu consulter, faisait ainsi état de « conversations tendues » entre « les Américains et le Cogat », l’organisme de l’armée israélienne en charge des affaires civiles des Palestiniens dans les territoires occupés.

Début décembre, le Guardian révélait que le commandant de la base, le lieutenant-général états-unien Patrick Franck, avait convoqué l’un des responsables israéliens pour lui ordonner d’arrêter d’enregistrer à tout-va les conversations sur la base. L’armée israélienne a qualifié d’« absurdes » les accusations selon lesquelles elle collecterait des renseignements sur ses partenaires au CMCC.

Méconnaissance abyssale du terrain

À Kiryat Gat, les Israéliens occupent le premier étage et les Américains le troisième. Au milieu, expert·es, diplomates, acteurs et actrices de terrain internationaux se mélangent. Des images aériennes de Gaza, pourtant à seulement quelques dizaines de kilomètres de là, sont projetées sur des écrans géants. Des sources ont rapporté au New York Times qu’une session d’introduction était proposée aux nouveaux arrivants sur le thème « Qu’est-ce que le Hamas ? ».

À l’un des briefings avec des humanitaires, un seul des participants états-uniens avait des connaissances « sur comment l’aide humanitaire fonctionne », rapporte un résumé informel de ces négociations par les professionnels du secteur. L’un des militaires présents « ne savait pas qu’il y avait des “routes” à l’intérieur de Gaza ou que les gens à Gaza avaient des téléphones mobiles ou Internet », poursuit le compte rendu auquel Mediaparta eu accès.

Non seulement les Palestiniens sont exclus du CMCC, mais ils sont aussi absents de son imaginaire. Dans certains documents, ils sont évoqués en tant qu’« utilisateurs finaux ». De manière générale, le sort de Gaza est décorrélé de celui de la Cisjordanie, conformément à la vision israélienne selon laquelle la Palestine n’existe pas.

La novlangue des start-up sert à euphémiser l’annihilation toujours en cours des Palestiniens par Israël. Partout, il est question de solutions et d’efficacité sans jamais remonter à la racine du problème : l’occupation puis la guerre génocidaire d’Israël à Gaza.

Des ateliers sont proposés sur différentes thématiques, rapporte le Guardian : les « mercredis bien-être » sont consacrés à la reconstruction des hôpitaux et des écoles de l’enclave, théâtres de nombreux massacres et cibles d’attaques systématiques de la part de l’armée israélienne ; les « jeudis de la soif » abordent le sujet des  infrastructures publiques, réduites à néant par l’armée israélienne, rendant la vie des civils gazaouis extrêmement précaire. 

Le successeur de la Gaza Humanitarian Foundation

Le CMCC s’inscrit ainsi dans la vision de l’administration Trump, qui reprend une large partie des objectifs israéliens. Selon deux sources qui ont parlé au New York Times, la base a d’ailleurs été installée dans l’un des bâtiments de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), obscure officine soutenue par Israël et les États-Unis, qui avait pour ambition de remplacer le système d’aide internationale à Gaza. Fin août, l’ONU recensait 1 857 Palestiniens tués en allant chercher de l’aide depuis la mise en place de la GHF fin mai, dont 1 021 aux alentours de ses sites de distribution. 

Le 24 novembre dernier, l’organisation annonçait la fin « réussie » de ses opérations à Gaza. Son directeur exécutif, John Acree, se disait confiant : selon lui, le CMCC allait perpétrer le modèle mis en place par la GHF, pourtant décrié partout. Il concluait ainsi son communiqué, totalement déconnecté des conséquences sanglantes de son mandat dans l’enclave : « Ce qui va le plus manquer à nos équipes, ce sont l’amitié et la camaraderie développées avec des milliers de Gazaouis, en particulier les femmes et enfants que nous avons servis. »

Israël continue d’étrangler la bande de Gaza, organisant la pénurie de produits essentiels et contrôlant aussi les moyens de contournement de cette pénurie.

Le modèle de la GHF est définitivement enterré mais « pas l’idée de trier les bonnes victimes » ni la militarisation de l’aide et « sa privatisation ». C’est ce que rapporte une source qui participe régulièrement aux discussions à Kiryat Gat et préfère rester anonyme pour préserver son accès. Au CMCC, soldats, diplomates et humanitaires négocient, à la marge, l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza, le nombre de camions et le matériel dit « à double usage » bloqué par les militaires israéliens car ils jugent qu’il pourrait servir à des fins militaires.

« Malgré quelques succès mineurs obtenus grâce à des ajustements marginaux, les problèmes majeurs soulevés dès le départ restent non résolus », soulignent des acteurs humanitaires dans un compte rendu de réunion, pointant la lenteur des discussions portant sur l’ouverture de nouveaux points de passage et les « défis logistiques que l’armée américaine pensait pouvoir résoudre facilement ». Le côté états-unien s’acharne sur l’idée de faire entrer 4 200 camions par semaine, « dans une logique de chiffres qui ne correspond à rien sur le terrain », constate de son côté la source citée précédemment. 

Parfois, les négociations aboutissent et un produit jusqu’alors interdit est autorisé à passer. La politique générale israélienne, elle, n’est pas remise en cause : Israël continue d’étrangler la bande de Gaza, organisant la pénurie de produits essentiels et contrôlant aussi les moyens de contournement de cette pénurie.

Risque d’instrumentalisation

Le CMCC place la communauté humanitaire et les États participants dans un profond dilemme. Personne ne veut abandonner la population gazaouie à son sort. Mais le spectacle de centaines de militaires états-uniens parlant gouvernance et logistique depuis une base isolée ravive chez beaucoup le souvenir des fiascos sanglants de l’occupation états-unienne en Irak et en Afghanistan.

Le mandat du centre reste flou : « À Bruxelles et à New York, certains pensent qu’il ne s’agira que d’aide humanitaire, mais en réalité, il s’agira probablement d’une aide militaire et d’un modèle de domination étrangère » des États-Unis et d’Israël sur Gaza, s’inquiétait une note interne d’une ONG internationale qui questionnait la légalité du CMCC aux yeux du droit international.

Se pose aussi la question de savoir si, faute d’avoir été invité par l’État de Palestine, le CMCC pourrait être considéré comme un « cobelligérant et [devrait] alors assumer tous les devoirs et obligations de la puissance occupante », poursuivait le texte. Les humanitaires s’inquiètent notamment de projets évoqués dans les discussions de « communautés alternatives sûres », des logements dans des zones auparavant vidées de la présence de groupes combattants palestiniens.

L’idée n’est pas nouvelle, elle était aussi sous-tendue dans le système mis en place par la GHF. Dans les faits, l’aide humanitaire et la sécurité seraient instrumentalisées pour déplacer de force les civils et opérer des tris dans la population entre ceux jugés sans danger et les autres – dont la destinée n’est pas détaillée. 

À Kiryat Gat, sans Palestinien·nes dans la salle, la politique menée sert donc les intérêts de la puissance occupante, sans prendre en compte le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Et des pays qui ont reconnu l’État de Palestine, dont la France, pourraient donc participer à cette tentative de gouvernance militaire.

Clothilde Mraffko