Le lauréat du programme P.A.U.S.E., est mort par manque de soins mardi, après avoir été blessé dans une frappe israélienne la semaine dernière

Il est un peu après 14h à Gaza, mercredi 7 mai, quand Ahmad Shamaia quitte son dernier chantier. L’architecte de 42 ans aménage une glacerie dans le quartier commerçant de Rimal à Gaza City. Les gazaouis retapent au milieu des ruines, un signe que la vie continue dans l’enclave, malgré dix-neuf mois de guerre, et deux mois de blocus complet. Professeur d’ingéniérie, Ahmad tenait aussi un des cabinets les plus côtés de Gaza, avec des centaines de villas à son actif, mais aussi de grands projets, comme le mythique hôtel-musée al-Mathaf, autrefois prisé des étrangers de passage dans l’enclave. Il a continué à travailler pendant toute la guerre, aidant à préserver des bâtiments endommagés.
De la glacerie, il ne faut qu’une dizaine de minutes pour rentrer à l’appartement qu’il partage avec cinq autres personnes. Il s’arrête à un étalage qui vend des tomates: elles sont hors de prix, presque 20 euros le kilos, mais la famine menace à Gaza, il n’y a pas le choix. Soudain, l’horloge s’arrête. Un obus tiré par un drone israélien explose à quelques mètres, propulsant Ahmad à terre. Son corps est criblé de fragments, touché à l’abdomen et au crâne. Les cris des survivants sont interrompus par une autre frappe, à une centaine de mètres, sur le restaurant Thailandy, récemment reconstruit.
En réponse à Libération, l’armée israélienne a dit jeudi que la cible des deux frappes était “deux terroristes clés du Hamas”, sans donner plus de détails, et que “de multiples précautions avaient été prises pour éviter de blesser des civils, dont l’utilisation de munitions précises, et de renseignement aérien”. Est-ce que les oiseaux d’acier qui bourdonnent constamment au dessus de Gaza ont pris la peine d’observer les cadavres de femmes et d’enfants démantibulés qui jonchaient la rue après les frappes? Ce petit corps vieux de quelques années seulement, tressautant sous son sac d’écolier rose bonbon, un gros trou dans la tête? Selon les autorités gazaouies, 34 personnes sont mortes de ces deux frappes, près de 100 en tout à Gaza ce mercredi.
Les drones sont toujours là quand un proche raconte le reste de l’histoire au téléphone: “des passants ont mis Ahmad sur le capot d’une voiture et l’ont amené à Shifa”. Le plus grand hôpital de la bande n’est plus que l’ombre de lui-même, après deux assauts israéliens. Les urgences font ce qu’elles peuvent mais plus rien ne rentre ces deux derniers mois, y compris les médicaments. Ahmad a glissé dans un coma. Les docteurs ont réussi à dégoter un ventilateur, “et puis ils nous ont dit d’attendre. Ils ne pouvaient rien faire d’autre” explique le membre de la famille.
Vendredi, le personnel médical de Shifa a réussi à dégoter une bouteille d’oxygène pour le transporter à l’hôpital al-Ahli, à 15 minutes d’ambulance, le seul endroit où il y a encore un scanner CT à Gaza City. Les résultats étaient inconclusifs: trop de sang dans le crâne, qu’il faudrait intuber, mais “il n’y a plus de spécialistes à Gaza” pour préconiser ce genre de procédure regrette le proche d’Ahmad. Dimanche, l’architecte a donné des signes de vie, a ouvert les yeux quelques secondes. “Il ne pourra jamais recevoir les soins dont il a besoin ici” se désespérait son proche, “il faut le sortir de Gaza”. Deux jours plus tard, Ahmad a finalement rendu la vie.
Ahmad avait longtemps hésité à quitter Gaza City. En mai 2024, il avait finalement payé les milliers de dollars nécessaires pour aller au Caire en passant par Rafah. Par ironie du sort, c’est lui qui l’a conçu, il y a 12 ans, ce poste-frontière symbole d’une fraction de liberté nationale, et désormais hermétiquement fermé. Deux jours après son arrivée à Rafah, les Israéliens ont pris la ville avec l’intention d’y rester. Ahmad s’est retrouvé bloqués dans le sud de l’enclave pendant neuf mois. Sur Facebook, le jeune quadra a documenté la guerre en poésie, calligraphie et caricatures. Sur les rares photos, il porte un éternel sourire plein de dents collé sur une belle gueule émaillée d’un captivant regard gris-vert. Il écrit bien, acerbe avec les Israéliens comme les leaders palestiniens. Il se souvient de ses parents et de son frère Mohammed, qui ont décidé le 13 octobre 2023 de quitter Gaza City pour la sûreté du sud de la bande. Des frappes israéliennes les y ont tué une semaine plus tard.
Dans un post, il se qualifie “d’architecte dans un pays où l’architecture n’est plus”. L’ONU estime que deux-tiers des bâtiments résidentiels ont été détruits ou sérieusement endommagés à Gaza – c’est sans doute plus aujourd’hui, les frappes et les bulldozers continuant sans relâche à aplatir le territoire. En début d’année, Ahmad a candidaté au Programme d’accueil en urgence des scientifiques et artistes en exil (P.A.U.S.E.), géré par le Collège de France avec le soutien de l’Etat français. Le 1er avril, il a été accepté: Ahmad devait partir enseigner à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Val de Seine.
L’Organisation mondiale de la santé, qui coordonne le système d’évacuations médicales avec les autorités israéliennes, a au moins 12 500 personnes sur ses listes. Avant le 7 octobre, entre 50 et 100 Palestiniens sortaient quotidiennement: il n’y a eu que 173 évacuations depuis le 14 mars. La procédure est opaque, et dépend entièrement du gouvernement israélien. Le 12 février, le roi Abdallah de Jordanie, mal à l’aise, avait promis à Donald Trump dans le bureau ovale d’accueillir 2000 enfants gazaouis malades. Trois mois plus tard, seuls 29 sont arrivés sur le sol jordanien; mardi, le royaume en renvoyait 17, “leur traitement terminé”. Pour beaucoup, comme pour Ahmad, il sera trop tard; et comme Ahmad, ils emmènent tous une bribe de Gaza avec eux.