Comment faire confiance au langage lorsqu’il vous fait souffrir ? par Adania Shibli, écrivaine palestinienne

L’autrice née en Palestine a été récompensée mi-octobre par le Salon du livre de Francfort, avant que celui-ci ne déprogramme sa remise de prix. Pour la première fois en France, elle écrit pourquoi, depuis le début de la guerre Hamas-Israël, elle craint de perdre ses mots et, par conséquent, sa raison d’être.

Par Adania Shibli, écrivaine, lauréate du prix du Salon du livre de Francfort 2023

« Ce qui se passe en Palestine/Israël me laisse, comme beaucoup d’autres, sans voix. » C’est ainsi que l’écrivaine palestinienne Adania Shibli nous avait poliment éconduits, lorsqu’on l’avait sollicitée mi-octobre. Lauréate quelques jours plus tôt de la principale distinction du Salon du livre de Francfort, la romancière et poétesse venait d’apprendre l’annulation de la cérémonie de remise du prix – sans remettre en cause l’attribution de ce dernier – après l’attaque du Hamas contre Israël. « Le Salon du livre de Francfort déclare rendre les voix israéliennes « audibles » tandis qu’elle réduit l’espace accordé aux voix palestiniennes », dénoncent aussitôt plus de 600 personnalités littéraires – dont trois Prix Nobel – dans une tribune au Monde. Pour la première fois depuis le 7 octobre, la finaliste de l’International Booker Prize en 2021 (pour son roman Un détail mineur chez Actes Sud-Sindbad), née en Palestine en 1974 et vivant entre Jérusalem et Berlin, exprime sa sidération.

Les sentiments. Je ne parviens plus à avoir accès à mes sentiments depuis le début des dernières cruautés qui ont franchi un nouveau seuil et se sont déchaînées contre les personnes en Palestine/Israël. Le désespoir a paralysé mon âme. Ou le vide. Les mots ont disparu, ils m’ont abandonnée. Je ne peux plus parler à personne, ne réponds plus au téléphone et ne sors plus de mon appartement, sauf pour m’occuper de mon enfant et travailler. Je ne peux pas lire les informations ni les articles d’opinion jusqu’au bout. Je me mets à lire, quelques secondes peut-être, puis mes yeux décrochent. Je m’arrête quelques jours, me demandant comment les gens peuvent trouver des mots et les articuler, quand les miens font défaut. Je me sens limitée, en deçà de tous ceux qui parlent, écrivent, peuvent dire et exprimer des mots de manière si claire et articulée. J’y retourne encore et essaie de lire, en passant d’un média à l’autre, en arabe, en anglais, en hébreu, puis à nouveau, je m’étonne de la maîtrise linguistique de chacun d’entre eux et de mon échec, et j’arrête de lire.

Le seul article que j’ai réussi à lire jusqu’au bout a été publié par le média israélien Ynet, et remonte au 4 octobre. Il rapporte l’histoire d’un serpent qui a tenté d’avaler un hérisson tout entier. L’article décrit comment le serpent, tenaillé par la faim, a commis l’erreur de manger le hérisson. Le hérisson, quant à lui, dresse ses piquants pour se défendre et tente de s’échapper, mais, ce faisant, finit coincé dans la gueule du serpent. Serpent et hérisson meurent.

Je commence à me demander s’il ne s’agit pas là d’une prophétie animale, d’un avertissement pour nous, humains. Je me demande alors : quels rôles jouaient le serpent et le hérisson ? Les Israéliens et les Palestiniens? Les privilégiés et les non-privilégiés ? Nos réalités et nos espoirs ? La vie et la mort ? Le langage et moi ? Je charge, encore et encore, le serpent et le hérisson défunts de mon propre désespoir et de mon vide.

« Pour rendre l’inconnu meilleur »

Soudain, on m’informe qu’un article paru dans le Taz [diminutif du journal quotidien allemand Die Tageszeitung, ndir] s’indigne que mon dernier roman, Un détail mineur, reçoive le prix de Litprom lors d’une cérémonie au Salon du livre de Francfort. L’article m’a donné l’impression d’une tentative cynique de détourner l’attention de la vraie douleur, celle des autres, que nous ne pouvons pas vivre nous-mêmes ou à laquelle nous n’avons pas accès en premier lieu. A part cela, je n’ai pas ressenti grand-chose, le vide était plus fort, plus sournois, il a continué à m’accabler.

Puis, quelques jours après, j’ai été informée de la décision d’annuler la cérémonie, ainsi que toutes mes rencontres, le tout présenté dans un mail plutôt bref. Cela non plus n’a pas suscité beaucoup d’émotion. Je n’ai fait que penser à la façon dont, sur la base de contre-vérités, on peut changer les choses, les affecter dans la réalité, avec une telle rapidité et une telle aisance; des contre-vérités ou des faits inventés par des gens de la presse et des institutions culturelles en Allemagne. Pour quelqu’un, comme moi, trouvant une bouée de sauvetage pour quitter le réel et se laisser dériver dans l’imaginaire, ce n’est pas une pratique que je condamnerais, celle qui consiste à s’appuyer sur des « contre-vérités ». Je souhaite simplement qu’elle soit reconnue en tant que fiction et non présentée en qualité de vérité ou de fait.

Certaines de ces contre-vérités sont exprimées par un journaliste du Taz qui prétend que mon roman propage la violence contre les Israéliens et que je suis « une militante BDS active » ; puis par Litprom qui affirme que la décision d’annuler l’événement fut prise conjointement avec moi. Les « contre-vérités » ou les fictions littéraires ne parviennent jamais à avoir de tels effets dans la réalité, ce qui n’est peut-être pas si mal.

L’intérêt de la littérature n’est pas d’inciter au changement, mais à l’intimité, à la réflexion, de ramener les autres à nous-mêmes ; peut-être un espace pour considérer comment se relier à nous-mêmes et aux autres, dans la vie comme dans la douleur ; pour nous guider vers un mieux-vivre. Ou, pour reprendre mon ami écrivain Rafael Cardoso, citant un jour un peintre brésilien, «pour rendre l’inconnu meilleur».

Le même critique littéraire du Taz, pour autant que l’on puisse le qualifier de critique littéraire, a aussi exprimé quelque chose d’à moitié habile qui m’a donné davantage à réfléchir. Il affirme que certains des personnages du roman, des violeurs et des tueurs israéliens, n’ont ni nom ni visage. A moitié habile parce qu’il s’en sert pour défendre son point de vue idéologique, en négligeant les autres personnages, qui sont – Palestiniens y compris – sans nom ni visage. Il ne le relève probablement pas à propos des personnages palestiniens parce qu’il ne les voit ni ne les considère jamais autrement que sans visage et sans nom. Et c’est exactement ce qui m’a permis, à moi qui écris, de comprendre pourquoi ces personnages sans nom ni visage apparaissent toujours dans la plupart de mes textes, et pas seulement dans mon dernier roman. Il m’est alors apparu que la sensibilité littéraire qui est la mienne provient de cette absence de visage et de nom à laquelle j’ai toute ma vie été confrontée en Palestine/Israël, et ailleurs, en lien avec les Arabes, et pas seulement les Palestiniens, ainsi qu’avec d’autres subalternes, dans la manière dont ils sont représentés par les dominants dans la réalité. Soudain, j’ai compris pourquoi je ne pouvais, pendant toutes ces années d’écriture, me sentir proche uniquement de personnages sans visage et sans nom. Absence fascinante : quelle place pour les sans-nom, les nobodies, «ceux qui ne sont rien», peuvent-ils trouver dans la littérature, et quelle forme littéraire peuvent-ils inspirer ?

Un autre critique allemand, je crois, s’est interrogé sur la fin de mon roman, sur le point de vue qu’elle adopte, si tant est qu’il s’agit d’une fin. C’est une question essentielle, qui nous oriente également vers un autre type de personnages sans nom ni visage : les fantômes. Tous ces personnages sans nom ni visage pourraient-ils être autre chose que des fantômes littéraires?

Je peux cependant assurer une chose au journaliste du Taz : s’il m’inspire un jour un personnage dans l’un de mes textes, il ne sera lui aussi qu’un personnage sans nom ni visage.

Bouée de sauvetage

Pendant ce temps, Litprom déclare qu’ils cherchent un nouveau lieu et une nouvelle date pour la cérémonie. Quand ils m’ont informée de l’annulation, j’ai répondu que je n’étais pas sûre d’en être capable, mais que nous verrions plus tard. Si Litprom souhaite toujours récompenser mon roman, je leur suggère de passer par la Poste. Ils peuvent l’envoyer, avec accusé de réception, et je peux organiser une petite cérémonie avec le vieux facteur qui, normalement, vient à ma porte me livrer les paquets volumineux ou le courrier contre signature. Il m’arrive de toute façon de lui proposer une part de gâteau quand il y en a. Je me sentirais encore plus touchée par une telle cérémonie, une forme d’intimité désirée, à l’image de l’écriture.

Depuis longtemps déjà, j’envisage de ne plus prendre part à ces événements publics. Ils ont commencé à provoquer chez moi un épuisement extrême lié à tout ce que je dois partager du processus d’écriture qui, en lui-même, requiert le silence.

Quoi qu’il en soit, célébrer le livre, tout en honorant l’intimité de son travail d’écriture, était déjà un processus en cours quand s’est répandue la nouvelle de l’annulation de la cérémonie de remise du prix. L’immense soutien que m’ont apporté tant de lecteurs du monde entier, d’écrivains, de traducteurs, d’éditeurs et même d’agents littéraires m’a fait comprendre que la littérature est une bouée de sauvetage pour beaucoup, beaucoup d’entre nous.

Un jour ou deux après avoir été informée de l’annulation, j’ai reçu un mail de l’un de mes éditeurs m’informant que le Salon du livre de Francfort avait fait savoir par communiqué de presse qu’il souhaitait donner plus de place aux voix israéliennes et juives. En général, je suis plus que disposée à céder ma place, pas seulement au Salon du livre de Francfort, mais à quiconque en a urgemment besoin. La générosité, le fait de s’effacer pour permettre à quelqu’un de prendre place, de trouver un refuge, c’est ce que j’ai appris de la littérature, comme probablement beaucoup d’autres. Pour moi, la littérature et l’éthique sont entremêlées depuis l’enfance. En arabe, le mot pour littérature et éthique est le même, adab. Mais la déclaration du Salon du livre de Francfort renvoie à autre chose. Elle reflète la logique d’exclusion de visions politiques précises, suggérant que « pour que ceci soit, cela ne peut pas être », ou que « cet humain a plus de valeur que celui-là ». Nous observons cette logique dans les idéologies nationalistes et, toujours plus, dans le discours des gouvernements, en Allemagne et ailleurs.

Attaqué, brisé, malmené

En fait, quelques jours après m’avoir annoncé l’annulation de toutes mes rencontres au Salon du livre – et pas seulement de la cérémonie de remise du prix -, Litprom m’a récrit tout aussi inélégamment pour me dire qu’ils pouvaient finalement en organiser une, ce qu’ils n’ont probablement envisagé qu’après les nombreuses réactions désapprobatrices, pas vraiment par souci pour moi, écrivaine.

J’ai tenté de répondre, mettant de côté l’indignation, en expliquant que je ne suis la marionnette de personne et que, personne ne méritant de l’être, je n’étais pas la leur ; et qu’annuler mes rencontres, puis annuler l’une des annulations, revenait à faire comme les enfants qui jouent à cueillir une marguerite pour lui retirer ses pétales en égrenant « il m’aime, passionément… pas du tout ». J’ai écrit que Litprom, au cours de nombreuses années de travail, n’avait peut-être pas bien compris les écrivaines du Sud global à qui il décerne son prix. Elles ne sont certainement pas des marionnettes avec lesquelles un chef européen privilégié du Nord global peut jouer – et je ne parle pas ici d’une personne, d’un sexe ou d’une ethnie en particulier, mais d’une mentalité. Les écrivaines, et les femmes du Sud global en général, peuvent être, pour détourner les mots du poète Aimé Césaire, des tigresses qui rugissent quand il en va de ce qu’elles ont tant chéri au cours de leur vie. C’est ainsi qu’elles sont arrivées là où elles sont, en dépit des vents contraires et des difficultés rencontrées, et qu’elles ne se laissent pas impressionner par les gentils petits obstacles racistes dressés sur leur chemin par la mentalité et les comportements du Nord global.

Pour défendre le roman, d’aucuns ont alors souligné qu’il faisait référence à l’histoire réelle d’une jeune Bédouine qui avait été agressée sexuellement et abattue par des soldats israéliens dans le désert du Néguev en 1949. Pour ma part, je m’abstiens de telles références et de telles connexions entre littérature et réalité. La question de savoir si l’histoire dans un roman est réelle ou fictionnelle a autant de sens que de se demander si la table ou la chaise dans un roman est réelle ou fictionnelle. Un roman fictionnel est un roman fictionnel, comme ses préoccupations. Je peux peut-être ici souligner les questions littéraires ayant conduit à tous les éléments qui ont donné forme à Un détail mineur, y compris au récit qui en constitue le cœur. En Palestine/Israël, on grandit en prenant conscience que le langage est plus qu’un outil à instrumentaliser pour raconter ou communiquer. II peut être attaqué, brisé, malmené. La question est de savoir comment faire confiance au langage lorsqu’il vous fait souffrir, lorsqu’il vous abandonne et que vous devez faire face, seule, sans voix, à la cruauté. C’est ce qui m’a amenée à rechercher les formes narratives que pareil langage peut permettre, et les possibilités infinies qu’il peut cacher entre ses strates, et peuvent émerger de l’amour que vous lui portez, de l’amour qu’il peut encore avoir pour vous. En réalité, le langage est souvent poussé vers une forme principale, la narration rationnelle compréhensible et claire. Mais que se passe-t-il s’il vous manque toutes les capacités nécessaires pour faire cela ? Quel langage émergerait alors? Comment parvenir à écrire avec une langue mutilée ou absente? Toutes ces questions me hantaient avant que je ne commence à écrire le roman avec tous ses éléments; traçant, d’une part, une forme narrative que nous pouvons accepter, et de l’autre, une forme que nous déprécions parce que nous ne pouvons guère y avoir accès, et que nous souhaitons peut-être ne pas y avoir accès. Si nous voulons employer la langue clinique, je peux dire que Un détail mineur a exploré d’un côté une forme littéraire en suivant les traces d’un langage auquel nous pouvons avoir accès, et de l’autre celles d’un langage auquel nous ne pourrons jamais avoir accès. Maintenant que j’ai fini de l’écrire, je comprends mieux ces questions qui m’ont conduite à la forme littéraire et au contenu de ce roman, ainsi qu’à sa structure narrative et son style, lesquels sont tous façonnés par des expériences linguistiques spécifiques.

En somme, établir des connexions avec des événements réels n’est pas le moteur de mon écriture littéraire en général, et pas d’Un détail mineur en particulier.

Ne plus avoir de langage

Je me demande, non sans peur, à quoi le langage peut-il bien avoir accès de nos jours. La peur.

Depuis mon enfance, je méprise la peur, tout en étant témoin de la façon dont les gens autour de moi agissent en fonction d’elle. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à m’entraîner contre la peur. A l’époque, je me suis aussi demandé quelle était ma plus grande peur. J’en suis venue à la conclusion qu’il s’agissait d’un endroit de la maison familiale, où mon imagination d’enfant voulait que le monstre vive à la nuit tombée. Pour m’y entraîner, j’ai supplié mes parents de me laisser un soir seule à la maison. Ils ont été assez fous pour m’écouter, ou peut- être ai-je été assez persévérante pour les convaincre. A côté de cet endroit, il y avait l’interrupteur. J’ai éteint toutes les lumières de notre grande maison et j’ai commencé à marcher vers cet endroit dans l’obscurité, sachant que plus je m’en approchais, plus je me rapprochais du monstre, mais aussi de l’interrupteur. Je me souviens encore aujourd’hui du dernier mouvement de ma main, pendant lequel j’imaginais que le monstre la briserait avant d’atteindre l’interrupteur. Mais le monstre ne l’a pas fait, il a eu la gentillesse de me laisser allumer et de disparaître. Depuis, je me souviens de comment traverser mes peurs, y compris la peur de l’écriture, la peur du langage. Mais cette méthode s’avère inopérante sur deux choses. Deux peurs, l’une concerne le monde, l’autre l’écriture.

Je crains que nous n’arrivions jamais au point où l’on se retourne et où l’on se dit qu’aujourd’hui est meilleur qu’hier.

La deuxième peur est de perdre le langage; de me réveiller un jour et de ne plus avoir de langage. Ces trois derniers mois m’ont rappelée à cette peur.

Ces deux peurs me hantent aussi à travers la mort de quelques écrivains qui m’ont permis d’accéder à la vie. Muhannad Younis, Gilles Deleuze, Ghérasim Luca, Primo Levi, Sylvia Plath. Tous se sont suicidés. J’ai l’impression que leur acte confirme que mes deux peurs ne sont pas le fruit de mon imagination, mais qu’elles pointent plutôt les limites de la réalité ; les limites du langage.

Traduit par Christophe Lucchese.