Lunettes Rouges | 17 juin 2013 | Peut-être est-ce parce qu’elle n’a pas vraiment de ‘chez soi’, de foyer, de patrie, que l’œuvre d’Ahlam Shibli (au Jeu de Paume jusqu’au….
Lunettes Rouges | 17 juin 2013 |
Peut-être est-ce parce qu’elle n’a pas vraiment de ‘chez soi’, de foyer, de patrie, que l’œuvre d’Ahlam Shibli (au Jeu de Paume jusqu’au 1er septembre) est si forte et si émouvante : c’est un « foyer fantôme », une absence d’état, une histoire niée qui rodent entre ces murs. Il est tout à fait révélateur que la première série (car tout marche ici par séries, une photo seule ne prend son sens qu’intégrée, mise en relation, en cousinage) soit un autoportrait ; non point des photographies du visage de l’artiste, mais une évocation de son parcours, de son histoire, de ses racines, ses ‘territoires existentiels’, ses audaces, sa liberté de penser et d’agir, sa recherche de sens, son rapport au monde, mais le tout est comme rejoué, mis en scène avec deux jeunes enfants. On y voit, entre autres, une petite fille traçant sa route, partant à l’aventure, seule et déterminée. Cette série, un ‘retour sur les lieux qui lui ont montré qui elle est’, est un peu la colonne vertébrale, la clef de l’exposition au sein de laquelle chacune des séries se répond.
Tout au bout de l’exposition se trouve, comme en écho, la série Death: comment, pour un peuple qui a tout perdu sauf sa dignité, qui a perdu sa terre, son foyer*, dont l’existence est niée par l’occupation, dont l’histoire est réécrite par l’idéologie colonisatrice, dont les fils sont bafoués, emprisonnés, tués, comment donc l’image de la mort est omniprésente, la mort à chaque tournant, la mort sous les bombes aveugles, la mort au combat, dans un ‘attentat-suicide’, en prison, au checkpoint, la mort des résistants, de ceux qui, n’ayant plus rien que leur corps, n’ont d’autre solution que d’investir leur propre vie. Ahlam Shibli fait émerger ici un genre iconographique, le portrait du ‘martyr’, du combattant tué en opérations, un genre iconographiquement très convenu (pose martiale, arme à la main, mise en scène héroïque). Elle n’est pas la première à explorer ce thème, après l’Israélien Miki Kratsman déterminé à redonner un nom, une identité à ces résistants niés par le pouvoir, anonymisés et stéréotypés par l’occupant (et exposant le portrait de Zakaria Zubeidi, chef des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa à Jénine, et alors le combattant de l’ombre le plus recherché par l’armée israélienne, au Musée d’Israël à Jérusalem**), après les Libanais Hadjithomas et Joreige faisant surgir la détérioration des images-fantômes dans l’espace public, après le Palestinien Amer Shomali redonnant sa féminité à une icône de la résistance, après le Libanais Rabih Mroué démontant l’aura médiatique conférée au kamikaze et son incapacité à l’assumer, mais elle le fait de manière plus profonde, plus politique aussi. Elle confronte les portraits dans l’espace public, célébration obligatoire et récupération politique, et ceux dans l’espace intime, familiarité de la mort et ancrage privé dans l’histoire. Le bébé porte le nom de son oncle, mort au combat, et les enfants jouent devant le portrait de leur père, kamikaze disparu, comme devant un autel domestique familier ; chaque photo est accompagnée d’une légende précise, factuelle, nommer est une autre tentative d’empêcher la négation de l’histoire. Le ‘chez soi’ est ici bien précaire, l’armée israélienne détruisant le plus souvent la maison de la famille du ‘terroriste’ : pour construire sa patrie, celui-ci doit voir sa maison détruite, dit Shibli, en jouant sur les mots ‘homeland’ et ‘home’ (à l’inverse des Trackers arabes ci-dessous).
On peut bien sûr refuser de voir ces photographies, refuser la réalité qu’elles représentent, on peut s’enfermer dans un négationnisme communautaire et pétitionner et manifester pour que l’exposition soit censurée. On peut, en bon propagandiste de l’indignation univoque, vouloir (une fois de plus) empêcher qu’on montre à quel point est mortifère cette idéologie de conquête, de mépris et d’occupation ; on peut, comme toujours faute d’arguments sérieux, invoquer l’islamisme et Merah. L’important n’est pas dans ces soubresauts réactionnaires*** (nous en avons eu bien d’autres ces derniers temps dans les rues de Paris), l’important, c’est de reconnaître ces interrogations, d’accepter qu’une artiste dérange et questionne ces représentations. Ahlam Shibli dit avoir commencé cette série après avoir entendu Julia Kristeva parler du besoin d’avoir des croyances, des prophètes et de les reconnaître comme tels : c’est là l’essence même du judaïsme, mais c’est aussi, pour l’Autre, la nécessité, pour résister et être reconnu, de tenter de générer ses propres icônes. Aux antipodes d’un travail militant ou d’un témoignage documentaire, c’est la réinvention d’une réflexion critique sur le regard subjectif, une distance assumée face à son sujet, aussi poignante que soit la déchirure des sans-foyers.
Peut-être la série Trackers devrait-elle être aussi choquante aux yeux de certains pro-palestiniens que la série Death semble l’être aux yeux de certains pro-israéliens, puisqu’elle montre ceux qui sont passés du côté de l’ennemi, ceux qui collaborent, ceux qui, pour avoir droit à une maison (home), détruisent leur patrie (homeland) en se mettant au service de l’armée et en pourchassant leurs propres frères. Mais Ahlam Shibli (dont la série Goter est absente ici) ne porte aucun jugement : fréquentant longtemps les gens qu’elle veut photographier, vivant avec eux, elle établit des rapports de confiance et, photographiant des scènes ordinaires, elle témoigne des ambiguïtés, des douleurs sous-jacentes, des hontes tues et des fiertés inavouées, des compromissions cachées et des avantages acquis, sans dénoncer, sans s’indigner, sans stigmatiser. Dans le cimetière d’un village arabe, les tombeaux de soldats de l’IDF côtoient ceux de feddayin.
À cette aune d’étroitesse d’esprit, la série Trauma (en haut) devrait soulever l’ire des anciens combattants français puisque, suite à une résidence en Corrèze, l’artiste joint (ou plutôt montre comment se joignent) la résistance à l’occupation et la colonisation, parfois chez les mêmes personnes, passées du statut d’opprimé à celui d’oppresseur, de victime à bourreau (et c’est là aussi une dialectique israélienne) : dans les listes de nos monuments aux morts, les noms des militaires décédés dans les guerres coloniales en Indochine ou en Algérie suivent les noms de ceux morts en déportation, et nul ne s’en émeut. Là encore, il s’agit de rendre compte d’une réalité indéniable, avec un point de vue critique certes, mais sans mettre personne au pilori. À nous d’y réfléchir.
Révélatrice d’ambiguïtés, Ahlam Shibli nous montre aussi, dans la série Eastern LGBT, des travestis ou transgenres qui ont dû fuir leur pays conservateur et intolérant (Pakistan, Palestine, Somalie,…) pour un Occident (Barcelone, Londres, Zurich, Tel-Aviv) où leur sexualité serait acceptée plus aisément, mais où, une fois établis, ils ne coupent néanmoins pas les ponts avec leur communauté d’origine, menant réellement une double vie : une très belle photo montre l’un d’eux se changeant et se maquillant dans un couloir glauque avant d’aller en boîte de nuit, son seul havre, le seul lieu où il/elle puisse être lui/elle-même. Eux non plus, exclus sociaux, n’ont pas de foyer, eux aussi restent entre deux, eux aussi n’ont plus que leur corps pour s’exprimer, et la photographie leur redonne une dignité et une identité.
Toujours intéressée par les écarts, les marges, les précarités, les déracinements, les transplantations, Ahlam Shibli nous présente, dans la série Dom Dziecka (maison d’enfants) The house starves when you are away, des orphelins ou enfants abandonnés polonais qui recréent là un monde à eux : dépourvus de foyer familial, ils s’en reconstruisent un autre, collectif, à leur initiative, quasiment sans que les adultes interviennent, un monde d’entraide et de convivialité (le contraire de Sa Majesté des Mouches, en somme).
Face aux gesticulations communautaristes (très parisiennes : l’exposition vient de Barcelone où nul n’a tenté de la censurer, et elle va au Portugal, où, très probablement, nul ne le fera), il est important que les spectateurs réalisent que le travail d’Ahlam Shibli est, non pas une apologie du terrorisme comme des propagandistes obtus voudraient le faire croire, mais une réflexion critique sur les ambiguïtés dont nul n’est exempt, sur la manière dont les hommes réagissent face à l’absence ou à la destruction de leur foyer, et s’adaptent aux contraintes qui en résultent. Les visiteurs du Jeu de Paume auront certainement l’intelligence de le comprendre, et de s’élever contre les tentatives de censure de cette exposition.
[Addendum le 11 juin: Des organes de presse ici et là ont repris les éléments de langage de la propagande du CRIF et de ses soutiens selon laquelle cette exposition ne serait consacrée qu’aux auteurs d’attentats-suicide : ‘ »Death » montre des habitants des territoires occupés palestiniens, qui vivent au quotidien avec les photographies des membres de leur famille morts ayant commis un attentat-suicide » (Le Monde, corrigé depuis) et « murs tapis de photos à l’effigie des «martyrs» disparus: terroristes s’étant fait sauter » (Slate); le CRIF, lui, dit que l’exposition montre « comment les familles ou la société palestinienne entretiennent la mémoire des terroristes qui ont été tués lors d’attentats-suicide perpétrés en Israël ».
Il suffit d’analyser même succinctement les données disponibles (sur les cartels ou dans le catalogue) pour voir que le CRIF détourne la vérité (pas la 1ère fois, me direz-vous) : sur les 68 photos de la série Death (rappelons-le, une des six séries de l’exposition), 10 sont des vues d’ensemble sans ‘martyr’ identifié. Parmi les personnes nommées sur les 58 autres photos (certaines à plusieurs reprises), 11 sont des prisonniers, 31 ont été tuées soit au combat, soit par des raids de l’armée israélienne, et 9 sont morts dans des attentats-suicide, d’après les légendes des photographies.
Et on ne parle que de ces neuf là. Mais pour le CRIF et ses amis, c’est tellement plus facile de réduire la résistance palestinienne aux kamikazes …]
* On se souviendra que c’est là le mot employé dans la Déclaration Balfour…
** Une preuve de plus que le public d’Israël, en première ligne, accepte les questionnements que l’art peut générer, souvent bien plus que des lobbyistes français enfermés dans leurs préjugés communautaires.
*** La première réaction est venue, semble-t-il, de cet individu au nom usurpé, bien loin de l’éthique du Silence de la Mer.