Ce qu’il en coûte d’être un médecin palestinien dans « l’État juif »

Permettrez moi de commencer par une référence et de demander au lecteur de la vérifier avant d’entrer plus avant dans le cas délicat qui nous occupe. Comment cet article a-t-il….

Permettrez moi de commencer par une référence et de demander au lecteur de la vérifier avant d’entrer plus avant dans le cas délicat qui nous occupe.

Comment cet article a-t-il pu m’échapper jusqu’alors ?! Makbula Nassar, notre brillante journaliste, militante locale et première initiatrice de la revendication d’Arrabeh à être leader en matière médicale, du fait du nombre de médecins sinon d’institutions, me crédite, en tant que premier docteur en médecine de mon village formé à l’Ouest, d’avoir inspiré un flux de médecins locaux. Permettez moi d’accepter humblement son éloge puis d’essayer ici de donner une explication plus réaliste aux statistiques phénoménales qu’elle présente. D’ailleurs il me semble qu’elle et son collègue journaliste d’Arrabeh, Mohammad Khatib, ont sous-estimé ces chiffres.

Peut-être ai-je dans un premier temps oublié la partie condescendante parce qu’elle contient deux affirmations erronées : tout d’abord elle décrit ma ville, Arrabeh, comme une « Mecque médicale », ce qui est loin de la réalité : ses experts médicaux aussi bien que les personnes gravement malades doivent se déplacer quotidiennement hors de la ville, que ce soit pour trouver du travail ou un traitement médical adéquat. Ensuite l’article raconte une histoire qui crédite Israël des réalisations miraculeuses d’Arrabeh dans le domaine de la production de main- d’œuvre médicale. C’est ce que semblent comprendre les trois lecteurs qui commentent le rapport. En fait, Arrabeh et la minorité palestinienne en Israël en général ont réalisé cet exploit en violation flagrante des souhaits des planificateurs israéliens et en dépit des pratiques normales dans ce pays. Un exemple de cette politique est l’infâme rapport Koenig de 1976, le document historique qui montre la nature de ces politiques sinon de tous leurs aspects. Dans le champ particulier de l’enseignement supérieur, Mr Israël Koenig, qui était alors Commissaire du ministère de l’intérieur du district nord (Galilée) où vivait la majorité d’entre nous, a explicité les étapes nécessaires à décourager, à coopter et à contrôler le nombre de nos diplômés de l’université. Une recommandation particulière tenait aux moyens de décourager nos diplômés à l’étranger de revenir. Quand son memo secret, soumis au Premier Ministre Rabin, a fuité, son auteur a été élevé au rang de Directeur Général du ministère de l’intérieur. (Dans sa brillante préface au livre de mes mémoires, Un docteur en Galilée, Pluto Press 2008, Jonathan Cook donne une appréciation excellente du contexte et du véritable impact du Rapport Koenig.)

La grande majorité de nos médecins, comme d’autres professionnels de la minorité palestinienne en Israël, à l’exception des enseignants et des infirmières, a fait ses études supérieures à l’étranger. Deux facteurs ont joué un rôle central dans cette réussite exceptionnelle : à l’origine, le parti communiste, dont la majorité des membres en Israël a toujours été palestinienne, a fait bénéficier ses jeunes cadres assidus de bourses complètes pour étudier dans des universités en Union Soviétique. La condition était qu’ils reviennent, après avoir achevé leurs études, pour servir leur communauté et pour gonfler le nombre de membres éduqués du parti. Le premier médecin à conduire ce processus a été mon cher collègue cofondateur de la Société Galiléenne pour la recherche et le service de santé, le Dr Anouar Awad du village voisin de Rama en Galilée.

En même temps, un processus spontané a démarré, prenant racine dans tous les villages palestiniens d’Israël, dont Arrabeh : des membres de familles d’agriculteurs et d’ouvriers ont mis en commun leurs économies pour soutenir un jeune fils (et plus récemment une jeune fille également) pour la poursuite des études dans une université locale ou, le plus souvent, étrangère. Des questions tenant à l’aspect financier et aux conditions d’inscription ont amené des étudiants ambitieux qui n’avaient pas été sélectionnés par le parti communiste à opter pour l’Italie, la Roumanie ou l’Allemagne. Dans mon recueil de nouvelles issues de ma pratique médicale à Arrabeh, Chief Complaint (La Première Doléance) (Just World Books, 2015), j’ai fait allusion à cet esprit de coopération familiale dans plusieurs encadrés. Et voici ce que j’ai écrit dans la préface :

« Face à la vague actuelle de méfiance et d’inimitié qui culmine dans des lynchages, je lutte pour tirer du courage de mon environnement social : je demande à un voisin du village des nouvelles de sa famille et il m’annonce fièrement que son aîné étudie l’ingénierie biochimique aux USA. Je m’étonne du niveau élevé des dépenses et, de son bras droit, il brandit haut une scie électrique et la fait fièrement bruisser en guise de réponse, son front en sueur brillant à la lumière du soleil couchant. Je rends visite à un jeune collègue, cherchant à être rassuré sur certaines atteintes à mon fonctionnement corporel. Il rappelle comment son père, un réfugié qui, à la seule force de ses biceps comme plâtrier, a mis ses trois fils à l’université, qui sont maintenant médecin, architecte et physiothérapeute. Mon collègue plie son bras dans un geste fier de Soumoud. Une demi-douzaine de jeunes docteurs et infirmières, qui sont tous mes petits neveux et nièces, m’entourent sur une photo à un mariage de parents et je me sens fier au-delà de la fidélité et de la solidarité que cela implique : oui, dans « l’État des Juifs », l’éducation est la carte maîtresse des Palestiniens : nous sommes des phénomènes, fiers du soumoud et de l’éducation. Des familles entières mettent en commun leurs salaires pour payer les études d’un étudiant. De jeunes professionnels travaillent dur pour assurer un avenir à leur village et être à la hauteur des attentes de leurs pères et mères qui bataillent dur dans l’artisanat alors qu’ils descendent de petits paysans privés de leurs terres. La pratique et la tradition devraient suffire face à l’orage qui menace ».

Comme on pouvait s’y attendre, seuls quelques uns ont passé le cap face à des lieux non familiers et à la crainte de l’inconnu. Leurs amis ou jeunes parents ont ensuite suivi de tels pionniers. Ce mouvement s’est répandu plus largement à la chute de l’Union Soviétique et l’ouverture dans plusieurs de ses anciens pays membres d’opportunités abordables d’enseignement supérieur. Certains programmes semblent avoir été spécialement conçus comme des entreprises commerciales qui ciblent la clientèle de nos jeunes. Des programmes de formation médicale en anglais pleinement accrédités en Hongrie, en Ukraine et en Moldavie en sont des exemples. Les étudiants de ces programmes sont presque exclusivement des Palestiniens d’Israël. Des processus semblables sont récemment apparus en Jordanie et en Cisjordanie occupée, ménageant ainsi davantage d’options également dans diverses professions paramédicales. Quelques uns de nos meilleurs bacheliers ont été admis dans des facultés de médecine d’Israël et quelques uns ont même été éligibles à des bourses ponctuelles. Cela pose la question de pourquoi les tentatives faites depuis cinquante ans pour créer une université de plein droit à Nazareth n’ont rencontré que refus de la part du Conseil de l’Enseignement Supérieur. La logique de l’offre et de la demande aurait dû jouer en faveur de cette opération. Mais des considérations raciales et tenant à la hiérarchie de l’éducation se sont combinées contre la logique de ce projet.

En tous cas, ces voies alternatives à la formation professionnelle dans le champ médical et dans les diverses professions liées à la santé ont rendu possible pour nos jeunes de surmonter les deux obstacles que les universités israéliennes mettent sur leur chemin, en dehors du coût excessif et du nombre limité de bourses pour des non-Juifs : il y a tout d’abord l’âge minimum requis censé retarder nos jeunes pour la période spécifique que leurs collègues juifs du même âge passent au service militaire obligatoire. Ce service donne aux juifs qui demandent un congé de l’armée, une priorité automatique que ce soit pour l’admission universitaire ou pour l’aide financière. Et les examens d’entrée présentent un biais culturel prévu pour désavantager les candidats non juifs. Cela n’est certes pas simple, étant donné le désavantage ancré dans notre système éducatif en primaire et en secondaire, séparé et inégal. Le Shin Bet, la police secrète israélienne, est largement infiltrée dans le système pour lequel le soutien financier du gouvernement va de la moitié à un sixième de ce que les écoles juives reçoivent par étudiant. Ajoutez à cela le désavantage pour nos étudiants d’avoir fait jusque là leurs études en arabe et d’être en concurrence dans des examens administrés en hébreu. Et ils doivent passer à l’hébreu comme langue d’enseignement dans toutes les universités israéliennes. Mais ils le font très bien. Ou ils se lancent à l’étranger pour réaliser la version palestinienne de l’ambition de la mère juive pour son fils « Le Docteur ». Makbula Nassar résume très bien cela en deux mots : « fierté et survie ». On pourrait aussi appeler cela de la résilience, qui tend parfois à la plasticité. Et nous avons la directive de notre prophète Mohammed, que Dieu le bénisse, nous poussant à « rechercher la connaissance même en Chine », la Chine étant le bout du monde connu au temps de sa sagesse et selon son modèle.

C’est ici qu’il faut mettre le doigt sur les deux exceptions mentionnées plus haut : la formation des infirmiers et celle des maîtres. Notre cursus de formation des maîtres a toujours été confronté aux interférences autoritaires du Shin Bet. Ces programmes sont principalement conçus comme des systèmes isolés et comme des processus sponsorisés sous les auspices du ministère de l’éducation. En dépit de nombreuses pommes pourries, il est vraiment remarquable que de nombreux enseignants agissent correctement et gardent un profil assez bas pour se faufiler sous les radars du système et faire un excellent travail d’enseignement envers les jeunes dont ils ont la charge. En ce qui concerne les écoles d’infirmières, une grave pénurie combinée à la validité relative des prétentions de la profession à l’humanitarisme semble avoir, plus que tout autre considération, ouvert la porte à nos jeunes. Un facteur central est aussi que le cycle de formation de l’école d’infirmières permet aux étudiants de travailler à temps partiel et de gagner assez pour couvrir l’essentiel des frais d’études. Ils travaillent comme aides-infirmiers ou remplaçants de médecins juifs pratiquants, le samedi.

Ces éléments valent pour la minorité palestinienne dans son ensemble. La bizarrerie du nombre élevé de médecins à Arrabeh n’est que cela, une particularité qui confirme la règle générale. Peut-être que nous, à Arrabeh, avons un don spécial, un peu plus que d’autres villageois palestiniens, pour avoir suivi l’exemple des pionniers et des aînés les plus marquants de la profession qui ont pu nous impressionner. Et la médecine n’est pas le seul domaine. Une blague classique prétend qu’en Israël si vous tombez malade un samedi vous avez intérêt à parler arabe. Sans quoi un médecin arabe fera un mauvais diagnostic et un pharmacien arabe vendra des médicaments inadéquats.

Il y a de cela deux décennies, je me suis joint au Dr Ali Badarni, un psychologue confirmé, pour créer un centre rural de réadaptation pour enfants. Dans la phase de préparation, nous avons enquêté sur la disponibilité de main d’œuvre du domaine de la santé dans nos villages. À notre surprise, Arrabeh avait plus de la moitié des psychologues diplômés palestiniens d’Israël. En tout, c’est non seulement Arrabeh mais toute la minorité palestinienne d’Israël qui est en train de constituer une base de main d’œuvre de première importance à l’échelle du pays. À l’image du cas particulier de la médecine, des soins infirmiers et de la pharmacie, toutes les professions liées à la santé sont en développement numérique rapide dans nos villes et nos villages. Le secteur juif se concentre de plus en plus sur le high tec, l’industrie d’armement et de la sécurité ainsi que dans la finance. Nombre de ses diplômés des universités dans ces domaines de même qu’en médecine trouvent de l’emploi mieux payé, plus largement sur le marché du travail international. Une expérience de vie moins stressante et offrant plus de sécurité à l’étranger, que ce soit à Berlin ou à New York, semble attirer beaucoup de jeunes professionnels juifs, dont des experts médicaux, et les y garder à long terme.

L’exode des cerveaux est peu visible parmi nos professionnels palestiniens d’Israël. Même ceux qui parviennent à se rendre dans les pays occidentaux pour des recherches post –doctorales ou pour des formations super spécialisées semblent rentrer au pays régulièrement. L’exode des cerveaux ne les conduit pas plus loin que Haïfa, Tel Aviv ou Jérusalem où des positions de plus en plus impressionnantes s’ouvrent à eux dans les hiérarchies institutionnelles. Ils se trouvent à une distance raisonnable de leurs villages, qu’ils fassent le va-et-vient quotidien ou qu’ils se rendent au village en fin de semaine. Quelque chose de la tradition de la petite paysannerie villageoise les maintient à petite distance même lorsque la ferme ne fait plus vivre la famille élargie et plus moderne. La piété filiale et le lien de la famille élargie, sinon le tribalisme, semblent toujours jouer un rôle. Ou peut-être est-ce l’huile d’olive vierge des arbres de la famille ou les sentiments profondément ancrés de « je me languis du pain de ma mère » de Mahmoud Darwish, notre poète de renommée mondiale.

En violent contraste, il y a aussi la « poussée » de méfiance mutuelle sous-jacente pleinement manifeste dans la ségrégation résidentielle patronnée par l’État entre Arabes et Juifs, jalousement maintenue par les municipalités et approuvée par la Cour Suprême. Elle empêche nos meilleurs professionnels de se fondre dans les zones juives où ils travaillent.

Dans l’ensemble, au plan intérieur, c’est le domaine le moins racialement litigieux de la santé qui nous accepte de plus en plus comme employés. Notre surproduction de professionnels de santé est absorbée par des établissements médicaux d’Israël. Mais même là, la discrimination montre son hideux visage, même indirectement : dans l’histoire de près de 70 ans d’Israël, aucun hôpital n’a été ouvert dans un village arabe. Avec la localisation centrale d’Arrabeh en Galilée, un district dont la moitié de la population est arabe et avec notre surproduction de jeunes professionnels de santé, le long trajet en ambulance vers un hôpital est de plus en plus inacceptable. La colère gronde souvent, c’est évident dans la déclaration de Makboula Nassar dans l’article qui est au cœur de cette diatribe. Mais, croyez moi, quand le ministère de la santé accordera le permis requis, il trouvera tout à fait la justification pour placer le nécessaire hôpital dans un village juif voisin d’Arrabeh. C’est la réalité de « l’État juif ». Après tout, non seulement les gardiens et les employés de parkings mais aussi nos docteurs, pharmaciens et infirmiers qui travaillent dans les hôpitaux « juifs » reflètent une itération, bien que raffinée, de l’esclavage biblique qui nous conçoit pour servir de «coupeurs de bois et de tiroirs d’eau» pour les maîtres juifs.