L’École des hautes études en sciences sociales a adopté, fin novembre, une motion appelant à cesser tout partenariat avec des universités israéliennes, après des mois de fortes tensions traversant la communauté étudiante et de recherche. Le fruit d’un délicat travail d’équilibre, conduit au nom de « l’insupportable » escalade meurtrière à Gaza.
Le 22 novembre 2024, l’assemblée des enseignants de l’EHESS (l’École des hautes études en sciences sociales) a adopté une motion appelant explicitement à se garder de « tout partenariat avec des établissements ou des fournisseurs israéliens jusqu’à l’obtention d’un cessez-le-feu pérenne ». En juin dernier, déjà, l’université de Strasbourg, à la suite d’un vote en conseil d’administration mené dans des conditions houleuses, annonçait mettre fin au partenariat conclu avec l’université Reichman de Tel-Aviv.
Si plusieurs établissements à l’étranger ont eux aussi déjà pris position sur ce thème (comme en Espagne, au Royaume-Uni, en Belgique ou au Canada), cette décision de l’EHESS, à l’échelle de la France, possède une forte portée symbolique. L’école est l’un des plus importants et prestigieux centres de recherche en sciences sociales du pays, et le vote s’est déroulé au sein de l’assemblée collégiale des enseignant·es-chercheur·es titulaires, une instance historique et centrale de l’EHESS chargée, entre autres, de débattre des grandes orientations stratégiques et scientifiques.
Sur les 220 votant·es potentiel·les de ce collège, beaucoup n’ont cependant pas assisté au débat. Au final, 35 enseignant·es-chercheur·es ont voté pour, treize contre et deux se sont abstenus. Cela reste « une victoire assez impressionnante », assure Chowra Makaremi, anthropologue dans un laboratoire associé. Même si, comme à Strasbourg, il a d’abord fallu percer un « silence épais », selon la chercheuse, qui était l’une des artisanes de ce texte, mais sans droit de vote.
« Il faut rappeler d’où nous partions, confirme le sociologue Francis Chateauraynaud, membre officiel de l’assemblée. Le 8 octobre 2023, un mail fort maladroit signé d’un syndicat avait circulé affirmant sa solidarité avec la résistance palestinienne, alors que la moindre des choses était d’abord de souligner l’horreur de la situation. Résultat, il y a eu un contre-feu immédiat, ce qui a motivé ensuite des dénonciations pour apologie du terrorisme, des gens ont quand même été convoqués à la police ! Cela a constitué un traumatisme et fracturé gravement la maison EHESS. »
Depuis le début du conflit, pétitions et textes appelant simplement au cessez-le-feu n’avaient en effet jamais réussi à passer la barre de la simple mise à l’ordre du jour, malgré des centaines de signatures de soutien, issues de la communauté EHESS au sens large. « Chez les étudiants, pas tous bien sûr, car il y a toujours une pluralité d’expériences et de points de vue, beaucoup ne comprenaient pas que l’école puisse bloquer à ce point le processus de discussion », rappelle Francis Chateauraynaud.
« La première lettre au président, on a même envisagé un temps de la déposer en format papier pour ne pas utiliser nos emails, c’est vous dire le degré de tension !, décrit également Chowra Makaremi. Il y a eu des intimidations bien sûr, mais aussi beaucoup d’autocensure. » En septembre, le collectif informel Cessez-le-Feu de l’EHESS a cependant repris son bâton de pèlerin.
Au mot près
« Si on a voté [en novembre – ndlr] ce texte qui est relativement avancé à l’échelle européenne sur le plan universitaire dans sa formulation, cela vient de ce refus de mise en discussion par deux fois de textes plutôt sobres, confirme le chercheur Emmanuel Szurek, lui aussi membre de l’assemblée, plus le fait qu’il y ait eu un assombrissement progressif de la compréhension de ce qui se passe en Israël et la prise de conscience qu’il se passait quelque chose d’extrêmement grave et sérieux à Gaza et en Cisjordanie. »
Le texte n’a d’ailleurs pas été grandement publicisé par l’institution : adopté en novembre, la motion n’a été publiée que le vendredi 6 décembre sur le site, « en catimini », pestent plusieurs chercheur·es de la maison quand Romain Huret, président de l’EHESS, parle lui d’un délai normal de mise en ligne.
Le président, en désaccord avec la position de boycott universitaire « par principe », est lucide sur « l’émotion » que l’adoption a suscitée. « Mon établissement ne vit pas dans une tour d’ivoire, il est traversé des mêmes questionnements que les autres établissements d’enseignement et de recherche, et plus largement que dans tous secteurs de la société. Comment parler du drame qui se joue à Gaza sans oublier le 7-Octobre ? Comment critiquer Israël sans être accusé d’antisémitisme ? L’EHESS est divisée mais elle a fait l’effort, notamment pendant cette assemblée, de s’écouter, de débattre, de s’opposer. »
Il a même fallu faire œuvre de stratégie pour arracher le vote, confient certains membres de l’assemblée : une première version, incluant le terme de « génocide » et utilisant explicitement le terme de « boycott » a été retoquée. Elle a été remplacée au cours des débats par un texte qui parle de « suspension des coopérations institutionnelles ou avec des fournisseurs » et évoque les « crimes commis contre le peuple palestinien ». La mention à la fois d’un « attachement indéfectible à l’existence de l’État d’Israël dans les frontières de 1967 », ainsi qu’à la création d’un État palestinien pleinement « souverain à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est » a également été pesée au mot près.
« Il y a des clivages intellectuels et politiques parmi les collègues qui travaillent sur l’histoire des juifs, sur l’antisémitisme, sur les génocides ou sur le Moyen-Orient, mais ces clivages dépassent les spécialistes et ont fragilisé l’EHESS dans son ensemble, décrit Juliette Rennes, sociologue ayant pris part au vote. Certains craignaient la façon dont la motion pourrait être reçue ou récupérée. »
De fait, les réactions n’ont pas manqué de fleurir. Depuis les bancs de l’Assemblée nationale, la députée Ensemble (ex-majorité présidentielle) Caroline Yadan, s’est insurgée fin novembre contre ces « boycotts académiques », des « décisions discriminatoires », « symptomatiques du climat délétère qui alimente la haine antijuive dans l’enseignement supérieur ».
Les enseignant·es et chercheur·es Laurence Croix, Eva Illouz et Yann Moulier-Boutang ont, dans une tribune publiée sur le site de Libération, parlé d’un « boycott incohérent et contre-productif » et accusé leurs confrères et consœurs de céder à un « chantage islamiste » qui ouvrirait la porte « à un antisémitisme décomplexé et violent pour tous ».
« On est taxés désormais parfois en interne d’antisionistes militants, regrette Francis Chateauraynaud. C’est évidemment mensonger, et à l’image des procédés de discrédits à l’œuvre dans les arènes publiques actuelles. Mais on a des collègues israéliens qui demandent des sanctions contre leur propre pays ! Même le journal [israélien] Haaretz en est arrivé là ! Dans certains moments historiques, il faut sortir de ce genre de boucle du silence. »
Ron Naiweld, chercheur membre d’un laboratoire conjoint à l’EHESS et au CNRS, fait partie des quelque mille citoyens israéliens et franco-israéliens (dont beaucoup d’artistes et d’universitaires) ayant appelé « la communauté internationale à appliquer contre l’État hébreu toute sanction possible afin d’obtenir un cessez-le-feu immédiat », dans une tribune parue en octobre. « Cela me protège pour le moment des accusations d’antisémitisme… Et puis quand je parle depuis mon identité israélienne, quand je dis qu’il faut nous soutenir au lieu de soutenir la droite et les institutions israéliennes, j’espère contribuer à faire bouger le milieu universitaire où le déni du fait colonial reste très fort », complète le chercheur.
Des cheminements intellectuels, scientifiques et politiques
Nombre de ses collègues ont néanmoins « bougé », dévié de leur ligne, assure Juliette Rennes, notamment en raison du scolasticide en cours à Gaza, désormais bien documenté. L’EHESS a entamé d’ailleurs, en partie sous la pression d’étudiant·es et de chercheur·es, de nouveaux partenariats avec ce qu’il reste des universités palestiniennes.
Sur le terme même de « génocide », certains emploient ou entendent désormais le mot, « alors qu’ils gardaient une forme de prudence fin 2023 », rapporte la chercheuse. Enfin, la participation, voire « l’encastrement », eux aussi bien démontrés, des universités israéliennes à l’effort de guerre, et même au processus de colonisation auprès du gouvernement Nétanyahou a compté.
Emmanuel Szurek, qui a lui aussi bataillé pour l’adoption de cette motion, explique ce cheminement, personnel et intellectuel, sans aplanir toutes les divergences. « La cause palestinienne, pour son malheur, a la malchance d’être le déversoir de tous les antisémites du monde. Et c’est pourquoi cette notion de “génocide des Palestiniens” nous est difficilement supportable, explique le chercheur, historien à l’EHESS. Je ne plaide pas pour l’usage du mot “génocide”. Mais comme d’autres je m’interroge sur sa plausibilité. »
Le boycott universitaire n’est pas un but en soi, mais l’argument qui consiste à dire que nous saperions ainsi la partie saine d’Israël ne marche plus. Emmanuel Szurek, enseignant-chercheur à l’EHESS
Au cœur des crispations, des anathèmes parfois, la question du boycott, sa symbolique et son efficacité, reste tout aussi centrale, même si les relations individuelles de travail avec les chercheur·es israélien·nes ne sont pas proscrites par la motion. À la différence d’autres institutions françaises, l’EHESS n’a pas de conventions formelles avec des universités israéliennes. Il s’agit donc de s’abstenir, plutôt que de rompre.
« L’objectif, une fois qu’on a obtenu le fait de dire que nous étions foncièrement attachés à l’État d’Israël dans ses frontières de 1967, est de briser le talisman d’immunité dont ce pays bénéficie », considère Emmanuel Szurek. Là encore, une évolution des positions personnelles s’opère : « Il y a vingt ans, j’étais contre le boycott, mais j’entendais déjà l’argument de ma famille israélienne qui disait que tant qu’il n’y aurait pas de sanctions économiques des Américains et des Européens, nous participerons à cette montée en puissance meurtrière et dramatique, détaille le chercheur. Le boycott universitaire n’est pas un but en soi mais l’argument qui consiste à dire que nous saperions ainsi la partie saine d’Israël ne marche plus. »
L’enseignant y voit aussi le moyen de contribuer à créer en France un espace politique « qui n’existe pas », dans une sphère politique et médiatique saturée, entre d’un côté une gauche « complètement paralysée à l’idée de s’en prendre trop durement à Israël » – un milieu que l’ancien militant de l’association La Paix maintenant connaît bien –, et « l’autre pôle », « les groupes très engagés en faveur de la Palestine mais qui sont parfois incapables de faire le ménage, de prendre conscience des éléments problématiques, voire franchement antisémites dans le discours ou le fait de remettre en cause l’existence même de l’État d’Israël au nom du fait qu’il commet des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité ».
D’autres citent le « deux poids deux mesures », notamment au regard de la guerre menée par Vladimir Poutine en Ukraine, qui a donné lieu dès 2022 à la fin des partenariats avec la Russie. Sur la une du site de l’EHESS s’affiche d’ailleurs un bandeau permanent renvoyant aux initiatives de soutien aux chercheur·es et étudiant·es en Ukraine.
« Ce n’est pas l’EHESS qui a pris la décision de boycotter les universités russes, mais l’État français, tient à préciser Romain Huret. Comme tout établissement universitaire, nous avons obéi à cette demande. Je me souviens qu’à l’époque beaucoup s’interrogeaient sur le sens du boycott et plaidaient pour maintenir des liens individuels. »
Francis Chateauraynaud, rappelant la prise de position des chercheur·es illustres Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, professeur·es à l’EHESS, dénonçant avec force la colonisation et l’enfermement de Yasser Arafat à la Mouqata’a en 2001, s’insurge enfin contre la peur de déplaire aux « tutelles ».
Le ministre de l’enseignement supérieur démissionnaire Patrick Hetzel, très peu de temps après sa prise de fonction en octobre 2024, a ainsi mis en garde les universités sur leur devoir de « neutralité et de laïcité » dans le cadre du conflit israélo-palestinien, une alerte prise par nombre d’acteurs comme un énième éteignoir placé sur les libertés académiques et universitaires. « Qu’une école comme la nôtre se plie à une loi du silence dictée par un gouvernement, c’est impensable. Faut-il courber l’échine en espérant que l’on ne sera pas sanctionné lors de demande de ressources ?, interroge Francis Chateauraynaud. Le simple fait de devoir se poser la question est inadmissible. »
Si la décision prise par ses collègues est symboliquement forte, l’objectif de l’anthropologue Chowra Makaremi, très marquée par ses travaux de recherche sur les actions et résistance des femmes iraniennes, est ainsi « d’ouvrir le débat sur la mise en œuvre de cette motion concrètement et qu’elle fasse boule de neige. Il s’agit de déchirer le discours hégémonique, qui tient par des relations de force, et non par des arguments et des faits. Maintenant, ça commence à bouger ».