BDS et la levée des tabous des sionistes progressistes

« Nous accueillons favorablement la déclaration qui a levé le tabou du boycott des entités israéliennes complices des violations – du moins de certaines- des droits humains des Palestiniens »….

« Nous accueillons favorablement la déclaration qui a levé le tabou du boycott des entités israéliennes complices des violations – du moins de certaines- des droits humains des Palestiniens » ont écrit Angela Y. Davis, Chandler Davis, Richard A. Falk, Rachid Khalidi, Alice Rothchild, et d’autres dans le New York Review of Books (édition du 10 novembre).

Leur déclaration était une réponse à une lettre du 13 octobre 2016 adressée aux éditeurs du New York Review of Books, intitulée : « Pour un boycott économique et une non-reconnaissance des colonies israéliennes des Territoires Occupés », signée par Todd Gitlin, Peter Beinart, Kai Bird, Peter Brooks, Michael Walzer, Edward Witten, et d’autres.

L’article en question, tout en « levant un tabou », commençait néanmoins par une caractérisation négative du mouvement BDS de boycott, désinvestissement et sanctions :

« Nous, soussignés, nous opposons au boycott économique, politique ou culturel d’Israël tel que défini dans ses frontières du 4 juin 1967 ».

Après avoir manifesté cette position pour assurer que la position sioniste progressiste selon laquelle « Israël n’est pas le problème, ce sont l’occupation et les colonies qui sont le problème », l’article appelait néanmoins à « un boycott ciblé de tous les biens et services de toutes les colonies israéliennes dans les territoires occupés et de tout investissement qui fait la promotion de l’occupation, jusqu’à ce qu’un accord de paix soit négocié entre le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne ».

Ainsi, le but de ce boycott partiel n’est pas tellement contestataire; il est dans la droite ligne du « processus de paix ».

Pour autant – le fait même qu’en dehors d’Israël les sionistes progressistes discutent du boycott est, ainsi que le note la réponse, une certaine forme de levée d’un tabou.

L’article en réponse note avec justesse que « au défi du bon sens, la déclaration appelle cependant à boycotter les colonies tout en laissant Israël, l’État qui a construit et entretenu ces colonies en toute illégalité depuis des décennies, en dehors du coup ».

Cela nous montre qu’en fin de compte, le débat butte sur un point critique. La réponse le précise plus loin :

« De plus, les banques israéliennes non situées dans les colonies mais qui financent leur construction ne devraient-elles pas être ciblées elles aussi » ?

Voilà un point très important. L’an dernier, j’ai traduit tout un article en hébreu de Maariv sur ma page Facebook. L’article de Ben Caspit disait ceci : « Les banques sont paniquées par un document de l’institut de recherche de l’UE. Selon ses recommandations, l’Union doit boycotter les banques israéliennes impliquées dans des activités financières dans les territoires occupés ». La conséquence a été ultérieurement clarifiée par des responsables du système bancaire israélien :

« D’une manière ou d’une autre…il faut comprendre ce qui arrivera ici le jour où la décision sera prise « d’étiqueter le crédit ». Étiqueter des produits peut nuire à certaines parts de marché de ci de là, mais s’il faut étiqueter chaque crédit octroyé par la banque au-delà de la Ligne Verte (la frontière de 1967), cela revient à un mandat de saisie de propriété sur toutes les banques. Le système européen de banque et de crédit est inextricablement connecté à l’économie israélienne, aucune banque européenne ne soutiendra des projets en Israël, il ne sera plus possible de recevoir du crédit d’Europe et nous ne pourrons rien y faire ».

La conséquence d’une telle disposition serait pour nous un « tsunami financier national », comme l’ont dit les représentants des banques.

En d’autres termes, la déclaration des représentants des banques israéliennes confirme totalement le fait que l’ensemble du système israélien est impliqué dans l’occupation. Il en est inséparable.

Mais l’UE a ensuite opté pour une solution bien plus légère. Elle a décidé d’appliquer « l’étiquetage des produits des colonies ». C’est laisser aux consommateurs le choix de décider s’ils achètent des produits qui, au sens défini par l’UE, sont produits dans des colonies illégales. Tout en étant un moyen symbolique pour l’UE de signifier qu’elle « s’oppose à l’occupation », c’est là une tactique très molle, que l’on pourrait comparer à un agent qui continuerait à importer des biens volés tout en faisant en sorte que des consommateurs avertis puissent évier de les acheter…

Tandis que l’UE marque son opposition à BDS, elle est sur une corde raide, parce que BDS est une forme démocratique du droit d’expression. Et bien que des pays comme la France et le Royaume Uni aient participé à l’interdiction totale ou partielle de BDS, se déclarer solidaire d’Israël contre BDS créerait un contentieux.

Mais, récemment, et de façon très surprenante, par une réponse à une question demandant si la Commission Européenne s’engagerait à soutenir le droit des militants de BDS à exercer leur liberté d’expression démocratique, Federica Mogherini, représentante de l’Union pour les Affaires Étrangères, a écrit que « l’UE défend fermement la liberté d’expression et la liberté d’association, dans la ligne de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS sur ce territoire. La liberté d’expression, ainsi que le souligne la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, s’applique aussi à de l’information ou à des idées « qui offensent, choquent ou dérangent l’État ou quelque partie de la population que ce soit ».

Tandis que la déclaration établissait que « l’UE rejette les tentatives de la campagne BDS d’isoler Israël et s’oppose à tout boycott d’Israël », elle marquait cependant un point décisif eu égard au ciblage des militants et de l’activité de BDS.

La campagne contre les militants et l’activité de BDS a été lancée comme si BDS était une « menace stratégique » militaire ainsi que l’ont prétendu les autorités israéliennes. Israël a missionné une task force spéciale pour s’occuper de cette « menace ». Ainsi que le remarque Ali Abunimah, en citant Yossi Melman de Maariv (un reporter qui couvre les agences de renseignement israéliennes depuis des années) : « Melman semble quelque peu sceptique en pointant le fait que la lutte contre BDS peut être plutôt un prétexte pour maintenir le budget du ministère après que son intention initiale, faire face à la « menace » de l‘Iran, soit devenue sans objet du fait de l’accord de l’an dernier sur le nucléaire ».

Tout ce tapage sur BDS a commencé sérieusement en Israël il y a un an et demi. Bien que la décision de le considérer comme une « menace stratégique » remonte à 2013 (à la suite de victoires considérables de BDS), l’émoi s’est répandu dans le public au moment où il devenait évident que l’Iran deal, en dépit des efforts désespérés de Netanyahou pour le contrecarrer, était tout proche d’être un fait avéré (finalisé le 14 juillet). Le 25 mai 2015, le député à la Knesset Gilad Erdan a été nommé ministre de la sécurité publique, des affaires stratégiques et de la diplomatie publique ; il inscrivit sur sa page Facebook que ses deux objectifs principaux étaient l’Iran et BDS. Hélas, la menace iranienne perdant alors de sa vigueur, Erdan se concentra inévitablement sur BDS. BDS endossa alors le rôle du principal méchant et Erdan celui de son attaquant. Cette année il a prétendu que « le message doit être qu’il n’y a pas lieu de militer pour BDS » et que « ils (les militants BDS) devraient savoir qu’il y aura un prix à payer ».

La task force anti-BDS, qui comprend 25 employés hautement qualifiés et bénéficie d’une assistance des renseignements militaires et du Shin Bet, agit sous les auspices du ministère de la sécurité publique. Le ministre est Gilad Erdan et la directrice générale est Sima Vaknin-Gil. Cette dernière a récemment dit au comité pour la transparence de la Knesset que « nous voulons que l’essentiel du travail du ministère soit classifié. Pourquoi ? Parce que « il y a beaucoup de susceptibilités et que je ne peux même pas expliquer dans un forum ouvert pourquoi il en est ainsi ». Donc « une grande partie de ce que nous faisons est sous les radars ». Elle a ajouté que le ministère cherche à « construire une communauté de guerriers ».

Cette posture militaire contre une campagne de terrain non violente a été stimulée l’été dernier par Andrew Cuomo, le gouverneur de l’État de New York, qui a joué le héros justicier anti- BDS en signant un ordre d’exécution selon lequel les agences d’État doivent désinvestir des compagnies et organisations qui soutiennent des actions de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS) vis-à-vis d’Israël, « directement ou via un parent ou un remplaçant ».

Cuomo a d’abord lancé son coup au Harvard Club de Manhattan, à un « public de leaders juifs locaux et de juristes », ainsi que l’a rapporté le New York Times – après quoi il est allé participer à la marche Célébrez Israël sur la Cinquième avenue.

C’était pour sûr une façon de tourner en dérision le Premier Amendement américain – et pourtant cela vient à la suite d’une série de mesures législatives anti-BDS qui se sont répandues à travers l’Amérique, sous la houlette d’Israël.

Mais d’autres tabous ont apparemment été levés – Hagai El-Ad de B’tselem a récemment lancé un appel sincère à l’ONU pour une intervention qui mette fin à l’occupation, ce qui a bien sûr déclenché l’ire de Netanyahou qui l’a taclé sur Facebook. Et le président du Parlement israélien, David Bitan, membre du Likoud, a dit de la remarque d’El-Ad que c’était « un abus de confiance caractérisé d’un citoyen israélien contre l’État et que s’il en était ainsi, il n’avait qu’à trouver une autre citoyenneté ».

Le discours d’El-Ad était en réalité assez conservateur et non polémique dans les questions qu’il a évoquées. Il n’a même pas pris en considération les réfugiés – qui sont partie intégrante de l’occupation et de la politique de dépossession mises en œuvre par Israël. On peut donc en conclure qu’El-Ad avait décidé de laver le linge sale ailleurs qu’en famille et que demander au monde d’intervenir était son grave péché.

Il semblerait que les fissures dans la digue israélo-sioniste des tabous s’agrandissent nettement, et cela fait apparaître la gauche sioniste, déjà plutôt dépossédée, en mauvais état, si elle ne s’engage pas plus fortement dans la bataille. Parce que non seulement des gens comme le journaliste Gideon Levy repèrent un « fascisme éhonté et impénitent » en Israël – même de faux « gens de gauche » comme l’ex premier ministre Ehoud Barak concèdent qu’Israël « a été infecté de graines de fascisme ».

Si la gauche n’est pas capable de s’opposer à cela, et c’est ce qu’il semble, ce serait capituler devant le fascisme – le fascisme sioniste.

Comme l’écrit Larry Derfner dans Haaretz, en appelant l’écrivain « de gauche » Amos Oz à venir sur les barricades pour mettre fin à l’occupation : « Le camp de la paix israélien n’a pas épuisé tous les moyens possibles pour mettre fin à l’occupation des Palestiniens. Loin de là. Il nous faut commencer à nous remuer de façon non-violente et garder la cadence », écrit-il en alerte.

Mais, avant que qui que ce soit ne s’excite trop sur cet appel apparemment révolutionnaire, voyons qui est réellement le Oz auquel s’adresse Derfner :

Le 31 juillet 2014, au beau milieu d’un assaut sans précédent mené par Israël sur Gaza, Oz a donné un interview au Deutsche Welle. C’est par deux questions qu’il a démarré l’interview, au défi de l’opinion mondiale :

« Question 1 : que feriez vous si votre voisin d’en face s’asseyait sur votre balcon, prenait son petit garçon sur ses genoux et se mettait à tirer avec un revolver dans votre crèche ?

Question 2 : que feriez-vous si votre voisin d’en face creusait un tunnel de sa crèche vers la vôtre pour faire sauter votre maison ou pour kidnapper votre famille ?

Après ces deux questions, je vous laisse le rôle de l’intervieweur ».

Ainsi, Oz, dans son habileté rhétorique et son éloquence, exprimait deux mythes israéliens largement répandus, diffusés depuis le bureau du premier ministre lui-même : que le Hamas utilise la population (en particulier les jeunes enfants) comme boucliers humains et qu’il a des « tunnels terroristes » qui conduisent aux crèches israéliennes.

Le premier mythe n’appelle pas vraiment de commentaires, sachant qu’Israël a anéanti des familles entières de plus de 30 personnes à Gaza en 2014, parce qu’un membre recherché du Hamas était parmi elles. Considérer ces membres de la famille, y compris des bébés, comme des boucliers humains, ne mérite rien d’autre que du mépris. Comme l’écrit Amira Hass dans l’introduction de son projet Des familles anéanties : « Derrière chaque famille gazaouie supprimée, il y a un pilote israélien ».

Le second mythe, celui des « tunnels terroristes » du Hamas conduisant à des jardins d’enfants de villages proches, est un mensonge délibérément diffusé par le bureau du premier ministre et qui a largement circulé dans les media internationaux, faisant office d’important générateur d’hystérie et de moyen de créer le consensus pour l’invasion terrestre, là où le réel casus belli (absent auparavant) résidait dans ces tunnels. Mais ce mythe a été déboulonné peu après.

Aucun tunnel ne conduisait à quelque village israélien que ce soit. Le seul usage qui ait été fait des tunnels dans la poignée de cas de leur utilisation, était militaire et légitime en droit international.

Oz se faisait alors le propagandiste ignorant et zélé des 51 jours de mort et de destruction perpétrés par Israël, et je n’ai pas remarqué qu’il ait jamais corrigé ce qu’il avait dit, car je ne l’ai pas vu évoquer ce mythe vis-à-vis de l’opinion majoritaire israélienne.

Voilà l’homme que Derfner veut voir mener le combat. Il écrit :

« Imaginez qu’Amos Oz, le prix Nobel Daniel Kahneman et l’ancien dirigeant du parti travailliste Amram Mitzna amènent quelques dizaines, ou plus, de pacifistes israéliens sur le site de construction d’une colonie, qu’ils s’asseyent tous face aux bulldozers et refusent de s’en aller, forçant l’armée ou la police à les traîner en dehors, éventuellement à les arrêter. Je parie que cela attirerait l’attention, non seulement en Israël mais ailleurs également ».

Oui, imaginez. Il y a pas mal de choses que la gauche sioniste peut imaginer. Mais apparemment, elle ne peut pas s’imaginer elle-même soutenir un mouvement international de protestation démocratique, non-violent qui fait pression sur Israël pour le respect du droit international – ce que la société civile palestinienne appelle de ses voeux depuis 2005, voyant que le choix de négociation diplomatique ne l’a menée à peu près nulle part. Cette option est vue comme littéralement criminelle en Israël (loi sur le boycott en 2011) et traitée comme une menace militaire stratégique.

Si on prive les Palestiniens de moyens d’action non-violents, on pourrait difficilement les blâmer de passer à la lutte armée.

Même les « gens de gauche » comprennent très bien les motivations de la lutte armée. Comme l’a dit Ehoud Barak à Gideon Lévy lors d’une interview de 1998 :

« Si j’étais palestinien et si j’avais l’âge, j’aurais rejoint une des organisations terroristes à un certain moment ».

Apparemment la « gauche » israélienne préfère la lutte armée au boycott international d’Israël. Parce qu’un boycott d’Israël risque d’ôter la maîtrise du jeu à Israël. S’il arrive que le droit international mette en danger les aspirations sionistes à la souveraineté politique juive, les sionistes auront le réflexe de lutter contre le droit international et donc contre ceux qui le défendent. Et pourtant, nous voyons des tentatives de promouvoir un boycott « partiel », même de la part de sionistes progressistes au niveau international. C’est quelque chose que les sionistes ont été très prudents à aborder ouvertement, même quand c’est un boycott précautionneux, comme ce fut le cas.

Il reste que la question du boycott d’Israël va plus loin que l’objet précis d’une campagne. Comme l’ont écrit Angela Davis, Rachid Khalidi, Alice Rothchild et d’autres, une déclaration qui « appelle à boycotter les colonies tout en laissant Israël, l’État qui construit et entretient ces colonies depuis des années, hors du coup, défie le sens commun ». Il est évident que même si quelqu’un argumente en faveur d’une opposition à la seule occupation de 1967 et aux colonies (en négligeant la discrimination contre les Palestiniens israéliens et les réfugiés palestiniens que BDS prend en compte), la question de savoir pourquoi ce n’est pas le promoteur de ces colonies qui est directement visé, Israël, reste pendante.

Voilà le débat qui émerge finalement, maintenant que même les sionistes progressistes parlent ouvertement de boycotter Israël, quoique partiellement et indirectement. Israël va, sans aucun doute, chercher à faire cesser ce débat, tout comme il cherche à faire cesser BDS. C’est pourtant un débat important, vraiment crucial, qu’il faut protéger et développer.