Aux détracteurs du boycott académique d’Israël: Qu’en est-il de la « liberté académique » des enfants de Gaza?

Avec nos connaissances actuelles, il est plus difficile de fermer les yeux sur la destruction d’écoles palestiniennes et d’autres infrastructures.

Voilà bientôt 10 ans que le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions->http://www.bdsmovement.net/] a débuté, réclamant depuis 2005 la justice pour les Palestiniens et le respect de leurs droits en Israël et dans les territoires occupés. Depuis, le mouvement prend de plus en plus d’ampleur et de force ; un signe récent de sa force grandissante est l’adoption par des gouvernements nationaux et des états américains de [déclarations d’opposition au mouvement. Toute une génération d’étudiants dans nos universités et à l’étranger débattent sur le désinvestissement des entreprises qui font affaire dans les territoires occupés. Chaque mois ou presque, des associations étudiantes adoptent des projets de désinvestissement.

Même si de plus en plus de structures universitaires entendent parler des exemples de boycott académique des institutions israéliennes et même si beaucoup de résolutions ont été adoptées en faveur du boycott, quelques arguments-clés anti-boycott exercent toujours un pouvoir de persuasion. Après tout, ne pas investir dans des entreprises qui soutiennent une occupation illégale est une chose ; mais ne pas coopérer avec les institutions académiques de tout un état, c’est autre chose. A première vue, cela va à l’encontre de tout ce que représente la vie académique.

A ce sujet, un ensemble d’arguments mène le débat dans une impasse. Mais ceux-ci ignorent l’aspect le plus essentiel : les droits, et les vies, des Palestiniens. Passons d’abord en revue le débat principal, et nous irons ensuite au cœur de la question.
Les détracteurs du boycott académique affirment que la vie académique est le lieu de la libre circulation des idées, que le dialogue entre les institutions américaines et israéliennes demeure le meilleur moyen de parvenir à la paix, et que le boycott empêcherait les universitaires et les étudiants, surtout ceux des études judaïques, de poursuivre en Israël les recherches et les études nécessaires à leur profession et à leur scolarité.

Ceux qui sont favorables au boycott académique attirent l’attention sur les termes employés dans le texte intégral de BDS, qui souligne que les universitaires, à titre individuel, sont libres de collaborer, d’assister à des conférences, de mener des recherches ensemble, par exemple. Ils disent que c’est un boycott d’institutions, pas d’individus. Et ils pointent l’échec total de décennies de « discussions » qui semblent n’avoir mené qu’à l’élection d’un gouvernement d’extrême-droite qui s’engage à pérenniser une occupation illégale et à consacrer les droits et privilèges d’un groupe au détriment de ceux d’un autre groupe.

Néanmoins, beaucoup de détracteurs du boycott considèrent encore qu’un boycott, quel qu’il soit, représente une restriction de leur liberté académique. Voilà où nous en sommes – un va-et-vient perpétuel qui laisse peu d’espoir à une prise de décision.
Ce dont nous avons absolument besoin pour sortir de l’impasse et pour juger réellement de la légitimité et du caractère juste du boycott académique des institutions israéliennes est exactement ce qui nous fait défaut aux Etats-Unis : des informations complètes sur Israël et la Palestine. Pour le dire de façon académique : nous avons besoin de données. Ce qui nous en empêche, c’est que même les informations des sources neutres, comme l’ONU, et des associations des droits de l’homme, comme Amnesty International et Human Rights Watch, sont systématiquement dissimulées, ignorées ou déformées. Et au lieu de cela, ce que nous entendons encore et toujours dans les débats sur le boycott est une inquiétude pour nous-mêmes : « Que nous arrivera-t-il si le boycott est un succès? Mais à trop se concentrer sur ce préjudice potentiel, nous nous rendons aveugles aux préjudices réels et recensés massivement qui sont déjà infligés aux libertés académiques des Palestiniens et continuent de l’être.

Désormais, on reçoit de plus en plus d’informations de sources fiables et neutres. Elles montrent plus précisément à quoi ressemble la vie académique en Israël et en Palestine où le simple fait d’aller à l’école est difficile et souvent fatal. Et alors que ces informations sont, comme dit plus haut, généralement absentes des médias traditionnels, il suffit d’avoir un minimum de curiosité et d’avoir envie de savoir – ce dont les universitaires sont censés être dotés – pour trouver ces données. Quand on les a trouvées, on peut alors commencer à avoir un débat véritablement éclairé sur le boycott académique d’Israël. Nous devons simplement en savoir plus sur les droits en matière d’éducation dont on prive les Palestiniens – justement les droits en raison desquels le boycott existe. Nous ne pouvons faire un choix basé sur l’éthique qu’après avoir tenu compte de ces informations de la manière la plus éthique possible et confronté ces questions à notre intérêt personnel.

Juste après le vote, en décembre 2013, de l’Association des Etudes Américaines qui a approuvé l’appel au boycott académique d’Israël, le New York Times me cite : « Ceux qui croient vraiment à la liberté académique réalisent peut-être que protester contre la privation manifeste et systémique de la liberté académique des Palestiniens, associée à des privations matérielles d’un niveau stupéfiant dépasse largement le souci que nous pouvons nous faire en Occident pour nos propres libertés académiques qui sont plutôt des privilèges. » Dans son essai « L’Exercice des droits : la liberté académique et la politique du boycott », Judith Butler exprime une idée semblable d’une manière détaillée et complète :

On pourrait commencer par se demander s’il existe des conditions pour pouvoir exercer la liberté académique. La thèse selon laquelle la liberté académique est soumise à des conditions présuppose qu’il y ait des structures qui rendent la liberté académique possible et protègent son exercice régulier. En quoi est-ce important que ces conditions existent? La liberté académique est-elle inséparable des conditions de son exercice? Je suggère que la liberté académique est une liberté conditionnée et qu’elle ne peut ni être pensée ni être exercée sans ces conditions…. Nous pourrions commencer à comprendre les checkpoints, les fermetures imprévisibles d’universités et les détentions à durée indéterminée d’étudiants et de professeurs parce qu’ils ont embrassé des points de vue politiques concernant à la fois le droit à l’éducation et la liberté académique elle-même.

Continuer à fermer les yeux sur la destruction d’écoles, d’universités et d’autres infrastructures palestiniennes nécessaires à la « liberté académique », ainsi que sur le coût humain direct de l’occupation en termes de morts et de blessés, devrait être maintenant de plus en plus difficile à faire au vu des rapports majeurs émis par l’ONU et d’autres organismes et associations.

Par exemple, l’UNESCO a publié en janvier 2015 son « Évaluation rapide des institutions de l’enseignement supérieur de Gaza. » Elle n’a bénéficié d’aucune couverture dans les médias américains. Si cela avait été le cas, les lecteurs américains auraient pu apprendre que :

L’ampleur des destructions et des dommages après 50 jours de conflit en juillet-août 2014 est sans précédent à Gaza, y compris dans le secteur de l’éducation. D’après les conclusions de l’évaluation MIRA [Evaluation multisectorielle initiale rapide, coordonnée par le Bureau des Nations-Unies pour la coordination des affaires humanitaires], 26 écoles ont été entièrement détruites et 122 autres ont été endommagées pendant le conflit, dont 75 écoles de l’Office de secours et de travaux des Nations-Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Il convient de noter que le système éducatif de Gaza manquait déjà d’au moins 200 écoles avant le dernier conflit, les établissements fonctionnant avec un système de classes alternées, ce qui pèse sur la qualité de l’éducation. Le développement de la petite enfance a aussi été grandement affecté.

Sur l’ensemble des 407 écoles maternelles de Gaza, 133 ont été endommagées et 11 entièrement détruites. Le secteur de l’enseignement supérieur a aussi subi de lourds dommages en termes de vies humaines et d’infrastructures. Après 50 jours de conflit, le droit de tous les enfants et jeunes palestiniens à un enseignement de qualité a été davantage réduit.

En plus des écoles maternelles, les écoles primaires et secondaires et autres centres éducatifs, et 4 établissements d’enseignement supérieur ont été directement pris pour cibles pendant les hostilités, ce qui a entraîné un grand nombre de blessés et de morts parmi le personnel et les étudiants ainsi que des dégâts sur les bâtiments et les équipements.

L’étude donne ces détails, entre autres, sur les pertes humaines et les blessés parmi le personnel et les étudiants :

  • Pendant le conflit, beaucoup de victimes parmi le personnel et les étudiants ont perdu la vie ou ont été gravement blessées. Pour certains, les blessures ont causé des handicaps moteurs, auditifs ou visuels qui affecteront les individus et leurs familles pour le reste de leur vie.
  • Neuf employés du corps professoral et de l’administration des HEI [higher education institutions – institutions de l’enseignement supérieur] ont été tués et 21 autres ont été blessés.
  • Au total, 421 étudiants des HEI ont été tués pendant le conflit et 1128 autres ont été blessés.

Et, plus remarquable peut-être,

  • Le nombre de morts parmi les étudiants pendant le conflit représente plus d’un quart – 27,4% – du nombre total de civils tués en Palestine. Même en tenant compte du ratio très élevé du nombre de jeunes âgés de 15 à 29 ans par rapport à la population de plus de 15 ans (53%), cette statistique est choquante.

Le rapport l’indique clairement : « Echouer à sécuriser les milieux d’apprentissage et à protéger les universités des frappes est une grave violation du droit à l’éducation et est interdit en vertu du droit international. Le nombre de départs parmi le personnel et les étudiants, avec les pertes humaines, les préjudices et les dégâts dans les infrastructures affaiblit considérablement la qualité de l’enseignement qui devrait permettre aux jeunes d’atteindre leur plein potentiel et les aider à atténuer les effets psychosociaux du conflit armé en leur offrant une stabilité, une normalité, un cadre et un optimisme pour l’avenir. »

Des rapports de l’ONU ont constaté que les forces armées israéliennes ont même attaqué délibérément des écoles de l’ONU désignées comme telles et servant d’abris :

Les officiers israéliens ont dit qu’ils essayaient de déterminer qui était le responsable de ce carnage. Dans des incidents passés, l’armée israélienne a accusé des tirs perdus de roquette ou de mortier par des militants de Gaza d’avoir provoqué des explosions dans les écoles de l’ONU – ou ont dit que l’enquête était en cours.
L’Office de secours et de travaux des Nations-unies (UNRWA), qui faisait fonctionner l’école, transformée en abri, du camp de réfugiés de Jabalya, a dit qu’il avait rassemblé des preuves, analysé des débris d’obus et examiné des cratères après la frappe. Sa première analyse indique que trois obus d’artillerie israéliens ont frappé l’école où 3300 personnes avaient trouvé refuge.

« Je condamne dans les termes les plus fermes possibles cette grave violation du droit international par les forces israéliennes », a déclaré Pierre Krähenbühl, le Commissaire général de l’UNRWA. « C’est un affront pour chacun d’entre nous, une source de honte internationale. Aujourd’hui, le monde est déshonoré. »

Et très récemment, en avril 2015, Ban Ki-Moon a publié un rapport de l’ONU sur les conclusions d’une commission d’enquête à propos des frappes sur les infrastructures de l’ONU à Gaza qui indique qu’Israël a délibérément bombardé les écoles de l’ONU.

La privation des droits à l’éducation survient dans les prisons où des enfants aussi sont détenus. Une étude récente a constaté que :

Depuis 2000, Israël a arrêté et emprisonné plus de 7000 enfants, dont 156 sont actuellement en prison. Généralement condamnés à des peines de prison pour jets de pierres, les enfants prisonniers sont définis par le droit militaire israélien comme étant les enfants de moins de 16 ans alors que pour le droit civil il s’agit des moins de 18 ans. Seules deux des cinq prisons qui détiennent des enfants palestiniens proposent une certaine forme d’éducation, un enseignement très restreint en arabe, hébreu, anglais et mathématiques. La géographie et les matières scientifiques sont bannies de l’enseignement pour des « raisons de sécurité. »

Et ce, même si :

Le droit à l’éducation est inscrit à de nombreuses reprises dans le droit international, par exemple dans l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui a été ratifié par Israël en 1991. L’article 94 de la 4ème Convention de Genève incite la « Puissance détentrice » à « prendre toutes les mesures possibles pour assurer l’exercice » des « activités intellectuelles, éducatives et récréatives». Elle dit aussi que « toutes les facilités possibles seront accordées aux internés afin de leur permettre de poursuivre leurs études ou d’en entreprendre de nouvelles. L’instruction des enfants et des adolescents sera assurée ; ils pourront fréquenter des écoles soit à l’intérieur, soit à l’extérieur des lieux d’internement.»

En réponse aux signalements des victimes parmi les étudiants et les autres civils tuées par Israël, ses soutiens affirment souvent que ces personnes étaient utilisées comme boucliers humains. C’est une excuse qui a été totalement invalidée. Un rapport de l’ONU de 2009 a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que le Hamas utilise des « boucliers humains » :

Se basant sur les enquêtes qu’elle a menées, la Mission n’a pas trouvé de preuve corroborant les allégations selon lesquelles les hôpitaux ont été utilisés par les autorités de Gaza ou par des groupes armés palestiniens pour protéger des activités militaires et les ambulances utilisées pour transporter des combattants ou pour d’autres fins militaires.

Se basant sur les renseignements qu’elle a collectés, la Mission n’a pas la preuve que la population civile a été forcée par le Hamas ou des groupes armés palestiniens à rester dans les zones touchées par les frappes des forces armées israéliennes.

Bien au contraire, la même année Amnesty International a découvert que les forces armées israéliennes ont dans certains cas utilisé des enfants palestiniens comme bouclier humain (cette découverte a été confirmée par la Haute cour de justice israélienne), et aucun cas semblable n’a été constaté du côté du Hamas. Et en ce qui concerne les frappes les plus récentes sur Gaza, the Independent a qualifié de « mythe » l’idée du Hamas utilisant des boucliers humains, et même CNN n’a pas pu dire avec certitude que le Hamas a utilisé des boucliers humains.

Le rapport publié récemment par « Breaking the silence », une association de soldats israéliens soucieux des ordres de combat auxquels ils sont soumis, confirme avec quels préjugés extrêmes on apprend aux soldats israéliens à combattre les Palestiniens. Après avoir passé en revue le document de 240 pages, the Independent affirme : « L’armée israélienne a délibérément pilonné de frappes incessantes aux cibles imprécises des zones civiles de la bande de Gaza pendant la guerre contre le Hamas l’année dernière et s’est montrée au mieux indifférente aux victimes de la population palestinienne. »

Plaçant cette problématique dans le contexte du bilan général de 2014, the Guardian signale que c’est l’année la plus meurtrière depuis 1967. Avec la réélection de Netanyahu et le glissement à droite constant de la politique israélienne, le refus catégorique de faire de véritables négociations et la poursuite de l’extension des colonies, Gaza est soit vouée à connaître de nouvelles attaques, soit condamnée à une mort lente qui a été envisagée par l’ONU en août 2012, constatant que :

En l’absence de mesures correctives durables et efficaces et d’un environnement politique propice, les difficultés auxquelles est confrontée la population de Gaza aujourd’hui ne feront que s’intensifier d’ici 2020, un laps de temps au cours duquel la population actuelle estimée à 1,6 millions d’habitants aura augmenté d’un demi-million. Sans ces mesures, la vie quotidienne des Gazaouis sera en 2020 plus difficile qu’aujourd’hui. L’accès sécurisé aux sources d’eau potable sera presque inexistant, le niveau des soins de santé et d’éducation se sera encore dégradé et l’idée d’une électricité abordable et fiable pour tous ne sera plus qu’un lointain souvenir pour la majorité. Le nombre déjà élevé de personnes pauvres, marginalisées et souffrant d’insécurité alimentaire qui dépendent des aides n’aura pas changé, et selon toute vraisemblance, aura augmenté.

Ainsi, si on veut vraiment parler de « liberté académique » et d’éducation, nous avons besoin d’avoir une solide connaissance de ces faits et nous ne devons pas être uniquement préoccupés par les restrictions potentielles que nous ferait subir un boycott. Pour en revenir à Judith Butler, telles sont précisément les « conditions » qui doivent permettre ou non la liberté académique à Gaza et en Cisjordanie.

Avec des violations incessantes des droits de l’homme et du droit international, des constructions de colonies qui se poursuivent et augmentent, et des critiques envers BDS aussi bien en Israël qu’en Europe, au Canada, aux Etats-Unis et ailleurs, nous sommes confrontés à une situation dans laquelle, comme le dit le magazine 972, la résistance palestinienne n’a pas de forme « légitime », même quand elle prend la forme et l’essence d’une résistance légitime et non-violente comme dans le mouvement BDS.

Voilà d’autant plus pourquoi le monde académique devrait débattre activement du boycott académique avec le genre d’informations ci-dessus sous la main, plutôt que se cacher derrière la préservation des privilèges dont nous jouissons aux dépens de la liberté académique des Palestiniens. En particulier dans le domaine des sciences humaines, la contradiction qui apparaît quand des humanistes gardent jalousement leurs privilèges universitaires face à la mortalité et aux destructions innommables est évidente, totale et indécente. Si les humanistes se préoccupent de l’impact des sciences humaines, ils pourraient constater que les sciences humaines ont échoué à nous en apprendre suffisamment sur la compassion et l’ouverture sur le monde.
Il est fort possible que l’histoire se souviendra de cette époque comme celle où des intellectuels et des universitaires des Etats-Unis ont choisi de se mettre la tête dans le sable et ont ignoré totalement les éléments dont ils disposaient. Par souci de poursuivre en toute tranquillité leurs « domaines de recherche » bien protégés et d’éviter une soi-disant zizanie, ils ont coûte que coûte détourné leurs regards des atrocités de l’occupation qui a éliminé une génération d’intellectuels. Mais j’espère malgré tout qu’ils, que nous, répondrons à l’appel à la solidarité lancé par la société civile palestinienne – un appel qui nous parvient du fond de l’abîme – et apporterons notre soutien pour mettre un terme aux injustices meurtrières perpétrées contre non seulement nos camarades universitaires et étudiants, mais aussi nos frères en humanité.