Quiconque essaie, depuis un mois, de replacer les crimes du Hamas commis en Israël le 7 octobre dans la temporalité de la guerre coloniale entre Israël et les Palestiniens se voit accusé d’être « anti-israélien ». Je crois précisément que c’est le contraire.
L’image est saisissante : des civils palestiniens, drapeaux blancs levés, franchissent les barrages de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, emportant avec eux quelques affaires. Elle rappelle ces photographies prises en 1948 lors de l’exil forcé de près de 800 000 Palestiniens. L’histoire s’écrit sous nos yeux dans un drame humanitaire sans précédent, en toute impunité.
À l’heure où ces lignes sont écrites, le bilan humain des bombardements israéliens sur la bande de Gaza avoisine les 10 000 victimes, dont une large majorité de femmes et d’enfants, mais aussi 35 journalistes. Au moins 2 000 personnes sont encore portées disparues sous les décombres. Deux cent écoles ont été touchées et 76 centres de soins. Le nombre de déplacés s’élève à 1,4 million, avec une aide humanitaire qui arrive au compte-goutte. Les médecins rapportent être contraints d’opérer sans anesthésie : césarienne, amputation… Bientôt, d’après les ONG, certains Palestiniens de Gaza pourraient mourir, non des attaques israéliennes, mais de faim et de soif.
Côté israélien, 1300 personnes ont été tuées le 7 octobre, dont 348 membres des forces de sécurité, soit une large majorité de civils, essentiellement Israéliens, mais aussi des touristes et des travailleurs étrangers. Pour l’heure, il est établi que 241 personnes sont détenues en otage dans la bande de Gaza. « Renversement de table », « changer la donne », « répondre à l’oppression » : tous les motifs utilisés pour tenter d’expliquer l’opération du Hamas se confrontent aux images et aux récits qui illustrent les actes innommables perpétrés pendant cette journée. Dans les heures qui ont suivi, les appels à se tenir aux côtés d’Israël se sont multipliés. Pourtant, quiconque tendait l’oreille pouvait entrevoir le second drame qui allait se produire.
« Animaux humains », « barbares contre civilisés », « enfants des ténèbres », « il n’y a pas de civils innocents », « nous cherchons à causer des dégâts, pas la précision »… Ces termes qui s’apparentent à des appels génocidaires, employés par des dirigeants israéliens, démontrent à quel point l’ensemble des Palestiniens sont tenus responsables des crimes.
Caution aux crimes contre l’humanité
Après plus de huit années à étudier les gauches israéliennes, à rencontrer une part importante du milieu militant anticolonial israélien, je partage avec ce courant une conviction : le sort des Israéliens et des Palestiniens doit être pensé ensemble, d’égal à égal, et non l’un au détriment de l’autre.
Alon-Lee Green, co-directeur du mouvement arabo-juif israélien Standing Together, affirmait il y a plusieurs mois : « Savez-vous combien de fois ils ont déjà « éliminé » les chefs du Jihad islamique ou du Hamas ? Combien de fois ont-ils piétiné, bombardé, écrasé et tué à Gaza ? Savez-vous combien de personnes, femmes et enfants, ont été tuées par nos bombardements au cours de la dernière décennie ? Et pourtant, après toutes ces rondes interminables, les Palestiniens continuent de vouloir vivre en liberté et sans occupation ni blocus. Et ça ne changera pas. »
Et cela n’est toujours pas prêt de changer, puisqu’à imaginer que le Hamas soit éradiqué : qui peut croire que les survivants de la catastrophe humanitaire en cours dans la bande de Gaza ne montreront plus aucun sentiment d’hostilité à l’égard d’Israël ? Qui peut croire que certains Palestiniens qui assistent, impuissants, au massacre de leur peuple, ne seront pas séduits, demain, par des discours encore plus radicaux et extrémistes que ceux du Hamas ?
Cessons de tergiverser. Affirmer qu’il n’y a pas d’autres solutions face au Hamas que ces bombardements meurtriers, que la seule disparition du Hamas est un préalable à la paix, sont autant de mensonges éhontés qui ne cherchent qu’à offrir une caution aux crimes contre l’humanité dans la bande de Gaza.
L’État d’Israël n’a pas attendu le Hamas, créé en 1987, pour coloniser, occuper ou expulser, et refuser d’appliquer les résolutions onusiennes. Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, a ainsi rappelé que si « rien ne peut justifier de tuer, blesser et enlever délibérément des civils, ni les tirs de roquettes sur des cibles civiles », on ne pouvait pas faire comme si cette attaque s’était produite « en dehors de tout contexte ».
Droit d’Israël à se défendre ?
Le droit international reconnait à l’État d’Israël le droit et le devoir de protéger ses citoyens, et de répondre à une attaque subie contre ses populations civiles. Mais aucunement au dépend d’autres civils. Les bombardements massifs sur la bande de Gaza, déjà soumis à un blocus depuis dix-sept ans, l’occupation, la colonisation et le régime d’apartheid, contreviennent complètement au « droit d’Israël à se défendre ». C’est même tout l’inverse : ces politiques mettent en péril la vie de civils, dont les Israéliens eux-mêmes, comme le 7 octobre l’a atrocement illustré.
Voilà pourquoi il fallait, dès le départ, être clair : tout appel à se tenir aux côtés d’Israël et des Israéliens, sans considération aucune pour le sort des Palestiniens, c’est tolérer et préparer les prochains crimes. La protection des civils, le droit à la sécurité et à la justice, ne peuvent être à géométrie variable.
Si j’ai été sidéré de voir le refus chez certains d’user d’un minimum d’humanisme pour entendre la souffrance des Israéliens le 7 octobre, je prends acte de celles et ceux qui ne souhaitent parler QUE de la souffrance des Israéliens, s’aveuglant sur toute la déshumanisation qui permet l’accomplissement d’acte les plus contraires, d’un côté aux principes du droit humanitaire, de l’autre à la légitime résistance des peuples.
Les marchands de sang à l’action
Le poète israélien Yitzhak Laor qualifiait de « marchands de sang » celles et ceux qui, à peine un attentat se produit, s’empressent de l’instrumentaliser à des fins politiques ou guerriers. C’est l’expression qui m’est venue à l’esprit en lisant ces appels à soutenir Israël, « démocratie » à laquelle tant d’Occidentaux devraient s’identifier car prise pour cible par des « djihadistes », ou un « terrorisme islamiste » semblable à celui qui a frappé la France en 2015. Certains ont même été plus loin dans la manipulation intellectuelle, dressant un parallèle avec l’assassinat à Arras de l’enseignant Dominique Bernard, commis le 13 octobre par un terroriste islamiste.
En quelques heures, c’est comme si tous les rapports accusant Israël d’apartheid ne tenaient plus. Comme si la colonialité qui structure les relations entre Israéliens et Palestiniens avait disparu. Comme si les rapports de force complètement asymétriques, d’un coup, n’avaient plus lieu d’être mentionnés.
Or, c’est précisément sur ce terreau de près de 75 ans d’injustice, de non-respect du droit international, d’expulsion, de spoliation, de destruction, d’humiliation quotidienne, de meurtres impunis, de colère, de rage et de haine, que le Hamas a pu germer. Au point de devenir un membre à part entière du mouvement national palestinien, de remporter des élections, puis d’imposer son autoritarisme dans la bande de Gaza. Du moins dans la limite de la souveraineté que les autorités israéliennes acceptent de laisser.
Des droits partagés
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir multiplié les alertes. Dans tous les débats publics et les médias, nous étions quelques-uns à le marteler : « la situation sur le terrain devient intenable, des groupes armés se forment dans un désespoir et une radicalité jamais vus par le passé ».
À la veille du 7 octobre, 234 Palestiniens avaient été tués depuis le 1er janvier 2023 par l’armée israélienne ou des colons, dont 118 civils. Les ONG dénombraient 320 attaques de colons sur des civils palestiniens. Le gouvernement israélien d’extrême droite soutenait la construction d’un nombre sans précédent de nouvelles colonies sur des terres palestiniennes, et les provocations contre l’esplanade des mosquées à Jérusalem se multipliaient. À Gaza, à la veille du 7 octobre, la situation humanitaire était déjà inquiétante puisqu’à cause du blocus israélien : 80 % des quelques 2,3 millions d’habitants vivaient de l’aide humanitaire, 60 % souffraient d’insécurité alimentaire. Tout cela dans le plus grand silence de la communauté internationale.
Un silence qui se poursuit. Alors que l’attention internationale est portée toute entière sur la bande de Gaza, les exactions en Cisjordanie de la part des colons, appuyés par l’armée israélienne, se multiplient. Dans les collines du sud d’Hébron ou dans la vallée du Jourdain, des dizaines de familles palestiniennes ont été contraintes de fuir leurs maisons face à la violence des colons. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses images circulent de Palestiniens humiliés et violentés. Certains soldats en ont même fait un jeu sur TikTok. En un mois, au moins un millier de Palestiniens ont été arrêtés, près de 130 ont été tués.
Tous ces évènements, de Gaza à la Cisjordanie, forment un tout, celui du colonialisme qui piège Israéliens et Palestiniens dans des positions qui menacent leur sécurité. Les premiers sont prêts à tout pour maintenir leurs privilèges en sécurité, les seconds n’ont plus rien à perdre pour accéder à une vie digne et libre.
Dès lors, celles et ceux qui se présentent comme des « amis d’Israël », et qui accusent toutes les voix critiques d’Israël d’antisémitisme, balaient d’un revers de main les rapports d’ONG dénonçant la politique israélienne, ou invitent à regarder ailleurs lorsqu’il est question de poser des sanctions à Israël, agissent précisément contre la sécurité des Israéliens, puisqu’ils tolèrent de garantir à leurs dirigeants une totale impunité. Ce sont certains d’entre eux par exemple qui, lorsqu’en mars dernier nous publiions une tribune dans Le Monde pour rappeler combien le concept de démocratie en Israël variait en fonction de son appartenance ethnique et de son lieu de vie, demandaient un droit de réponse pour affirmer que nous mélangions tout.
Voilà précisément pourquoi l’accusation d’« anti-israélien » à mon encontre, comme envers toutes celles et ceux qui plaident en faveur de la justice pour les Palestiniens, ne tient pas : Israéliens et Palestiniens doivent être reconnus dans leur humanité, d’égal à égal, partageant le même droit à la paix et à la sécurité. Jamais l’un au dépend de l’autre. L’urgence immédiate est d’appeler et soutenir toutes les initiatives pour un cessez-le feu ET le retour des otages civils israéliens auprès de leurs proches. Soyons clairs, toutes celles et ceux qui tergiversent sur ces principes simples continuent de penser que certaines vies valent moins que d’autres, et qu’entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain, les droits de certains sont plus légitimes que d’autres.