Amnesty : « Israël considère les Palestiniens comme un groupe distinct et inférieur »

« Discriminations raciales » et inégalités d’accès aux droits pour les Palestiniens : le président d’Amnesty International France répond aux objections soulevées quant à la caractérisation d’Israël comme système politique d’apartheid, au regard du droit international.

Si un consensus assez large se dégage pour dénoncer des discriminations systémiques à l’égard des Palestiniennes et des Palestiniens en Israël, le fait de caractériser Israël comme système politique d’apartheid est hautement controversé. C’est ce que vient encore de montrer le débat tendu qui a surgi autour de la proposition de résolution « condamnant l’institutionnalisation d’un régime d’apartheid » par Israël, déposée par les député·es communistes. 

Mediapart donne la parole à Jean-Claude Samouiller, président de la branche française de l’ONG de défense des droits humains Amnesty International, autrice du dernier rapport en date documentant cette qualification. Il répond aux objections qui sont soulevées dans le débat, parmi lesquelles la contestation de l’existence de discriminations raciales systémiques, ou d’inégalités d’accès aux droits pour les Palestiniens et Palestiniennes, y compris à l’intérieur des frontières d’Israël telles que définies en 1967.

Mediapart : Sur quels éléments s’appuie Amnesty International pour affirmer qu’il existe un système d’oppression raciale en Israël ?

Jean-Claude Samouiller : Dans notre rapport, nous nous sommes fondés sur le droit international. Et en particulier sur la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales de l’ONU qui, dans son article premier, précise que l’expression « discrimination raciale » vise « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ».

La seule question qui nous a donc occupés a été de savoir si Israël, dans sa législation comme dans ses usages du droit, considère et traite les Israéliens et Israéliennes, juifs et juives, et les Palestiniens et Palestiniennes différemment. Le rapport montre que ces deux groupes s’identifient eux-mêmes comme différents mais, surtout, que les lois et pratiques institutionnelles en Israël considèrent et traitent les Palestiniens et Palestiniennes comme un groupe distinct et inférieur.

Nous avons regardé les lois mais également les réglementations, les ordonnances militaires, les jurisprudences, les plans d’aménagement des territoires, les budgets, les statistiques et beaucoup d’autres documents encore : notre diagnostic se fonde sur une analyse très large, dont l’objectif était d’avoir une approche le plus précise possible de la situation.

Nos conclusions sont claires : Israël a mis en place et entretient un système complexe de lois, de politiques et de pratiques discriminatoires qui privilégie une catégorie de citoyennes et citoyens définis par Israël comme « Juifs ». Cette catégorie, lorsque nous l’utilisons dans notre travail, ne désigne pas un sentiment subjectif d’appartenance à un peuple ou à une religion, mais une des catégories administratives et politiques existantes en Israël, dans la loi ou les pratiques.

Comment cette infériorisation systémique des Palestiniens et Palestiniennes se manifeste-t-elle en Israël ?

Il y a de multiples éléments qui révèlent ce rapport de domination, ils sont présentés en détail dans notre rapport. La loi sur l’État-nation du peuple juif, votée en 2018, institutionnalise sans équivoque l’infériorisation des Palestinien·nes en qualifiant les colonies de « valeur nationale » ou en supprimant l’arabe des langues officielles. Mais cette loi ne résume pas l’ensemble de l’expérience discriminatoire vécue par les Palestinien·nes.

Nous pointons, par exemple, le fait que différents statuts fragmentent le peuple palestinien selon le lieu de résidence. Si les Palestinien·nes résidant dans les frontières de 1967 disposent de la citoyenneté israélienne qui leur offre une certaine liberté de circulation, celles et ceux qui vivent à Jérusalem disposent d’un statut de « résident permanent » qui peut être annulé par les autorités israéliennes.

En Cisjordanie, il n’y a ni citoyenneté ni nationalité pour les Palestinien·nes qui ne peuvent se rendre ou s’installer où ils le souhaitent, même au motif du regroupement familial. Quant aux réfugié·es et à leurs descendant·es qui résident en dehors d’Israël, il leur est, pour la majorité, impossible de venir sur le territoire même pour visiter leur famille ou leur ville et village d’origine. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres mais cette fragmentation constitue, en tant que telle, un élément de la distinction et de l’infériorisation.

Par ailleurs, là où les Palestinien·nes voient leurs droits à la circulation, à l’installation, à la résidence et à la propriété extrêmement contraints, voire inexistants, un citoyen israélien juif ou une citoyenne israélienne juive peut circuler et s’installer sur tout le territoire.

Amnesty International affirme que l’apartheid israélien constitue une réalité sur tous les territoires où Israël exerce un contrôle politique ou militaire. Ce diagnostic est parfois contesté du fait de l’existence d’une communauté de citoyenneté entre Israélien·nes juifs et juives et Palestinien·nes à l’intérieur des frontières de 1967. Que répondez-vous à cela ?

Dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie, la ségrégation et les inégalités d’accès aux droits, y compris fondamentaux, sont absolument claires : à ce que j’ai décrit s’ajoute l’existence de deux systèmes judiciaires – les Palestinien·nes relèvent des tribunaux militaires, les juifs et juives des colonies, des tribunaux civils. En Cisjordanie, on rencontre également des routes réservées aux colons et de ce fait interdites aux Palestinien·nes.

Cependant, notre travail montre qu’il serait erroné de penser que l’égalité des droits existe réellement à l’intérieur des frontières de 1967 et que le système de discrimination raciale, au sens du droit international, ne s’y exerce pas également.

Israël distingue, juridiquement, la nationalité de la citoyenneté. Ainsi, à l’intérieur même des frontières de 1967, les résident·es permanent·es disposent toutes et tous de la citoyenneté israélienne. Mais la nationalité, elle, est réservée aux Juifs et aux Juives – cette catégorie étant, encore une fois, entendue au sens des juridictions en vigueur en Israël.

Ainsi, les Juifs et Juives disposent de plus de droits individuels que celles et ceux qui ne disposent pas de la nationalité. Par exemple, celles et ceux qu’Israël désigne juridiquement comme « Arabes israéliens » – qui se définissent, très majoritairement, comme Palestiniennes et Palestiniens – sont exonéré·es du service militaire mais également privé·es des avantages substantiels qui y sont liés.

On peut aussi souligner l’existence de deux systèmes d’éducation inégalement dotés, ou remarquer que seul 1,75 % des fonds pour la relance économique post-COVID ont été attribués aux Palestinien·nes d’Israël alors que ces citoyen·nes représentent 19 % de la population.


Le rapport d’Amnesty International, résumé en vidéo. © Amnesty International France