À propos du débat en Allemagne sur l’antisémitisme de Mbembe : une critique décoloniale de l’universalisme allemand

En avril 2020, le Commissaire sur l’antisémitisme du gouvernement allemand, Felix Klein, a déclaré dans la presse que l’historien camerounais Achille Mbembe n’était pas un orateur « approprié » pour….

En avril 2020, le Commissaire sur l’antisémitisme du gouvernement allemand, Felix Klein, a déclaré dans la presse que l’historien camerounais Achille Mbembe n’était pas un orateur « approprié » pour ouvrir la Triennale de la Ruhr, à cause de ses positions antisémites. Cela a conduit à un débat houleux — l’accusation d’antisémitisme contre Mbembe a été contrée par une accusation de racisme contre Klein et d’autres — sans que soit en vue une quelconque convergence de positions. Au départ, quelques passages du travail de Mbembe, toujours les mêmes — un avant-propos de deux pages, un carnet de voyages de près de trente ans, quelques passages de ses livres et essais — ont été invoqués pour discuter si Mbembe utilisait des lignes d’argumentation antisémite. Il n’y a pratiquement pas eu de critique du discours intrinsèque de ses oeuvres, ni de leur contextualisation ; le cadrage par l’accusation d’antisémitisme a déterminé la perspective sur l’oeuvre entière de Mbembe. Comme l’interprétation isolée de textes courts n’apporte plus grand chose après un certain temps, la critique s’est déplacée à la théorie postcoloniale dans son ensemble. Mais cette théorie a aussi été réduite à ses positions sur l’Holocauste et Israël.

Si les débats n’arrivent pas à avancer, c’est souvent parce que leurs questions ne sont pas les bonnes ou que les présupposés des questions n’ont pas été clarifiés. C’est le cas avec la question concernant l’antisémitisme de Mbembe. La norme semble claire, seule la subsomption manque. Une herméneutique non de la suspicion, comme Aleida Assmann l’a écrit, mais de la certitude sur sa propre position morale.

Pourquoi une critique limitée à l’accusation d’antisémitisme sans s’intéresser au contexte ? Pourquoi les tentatives pour dériver toute la philosophie de Mbembe de sa position sur l’Holocauste et Israël, plutôt que l’inverse ? Pourquoi les critiques l’accusent-ils de ne pas avoir un concept adéquat d’antisémitisme si eux-mêmes n’aspirent pas à une compréhension adéquate de la théorie post-coloniale ? Que gagne-t-on à accuser Mbembe de mentir, comme si l’enjeu était une affaire d’accusation plutôt que d’argumentation, de condamnation plutôt que de compréhension ?

Une déclaration de Felix Klein offre une explication de ce manque d’intérêt pour un changement de perspective : « Une chose qui est mauvaise depuis une perspective allemande ne devient pas juste quand elle vient de l’extérieur ». Par conséquent, la question n’a rien à voir avec la compréhension du point de vue (non allemand) de Mbembe et il n’y a aucun besoin de l’écouter. La question n’est même pas de savoir si Mbembe est antisémite dans un sens objectif et il est donc tout aussi vain de le défendre contre ces accusations. Tout tourne autour du « point de vue allemand », qui naturellement doit à son tour être imposé à Mbembe.

L’erreur inhérente à cette conclusion permet de comprendre pourquoi le débat a échoué. La critique [de Mbembe] commence par la responsabilité particulière des Allemands dans l’Holocauste et postule qu’il en résulte une vision spécifiquement allemande, un narratif allemand, une identité allemande et une responsabiltié allemande. Elle ignore l’origine particulière de cette position et la transforme en un universalisme. La critique impose ensuite cet universalisme sur tous, y compris ceux qui ne partagent pas cette expérience et cette responsabilité allemandes particulières. Mais puisque cet universalisme dérive de la responsabilité allemande, les Allemands gardent le contrôle du débat. Klein a affirmé : « Si M. Mbembe, en tant qu’universitaire étranger, intervient dans un tel débat et formule également des phrases qui prêtent à confusion, il doit alors les clarifier ». Ce devoir de clarification implique que le débat doit être un débat allemand. Pourquoi donc ?

Les participants allemands à la discussion demandent des autres non seulement qu’ils reconnaissent la « réussite » d’une « culture de la mémoire » spécifiquement allemande, mais aussi qu’ils en fassent le fondement de leur propre pensée et de leur propre parole. Puisque nous, Allemands, sommes responsables de l’Holocauste, nous avons le droit moral de dicter à d’autres ce qu’ils ont à dire sur lui. « Une absolutisation de sa propre expérience conduit toujours à une relativisation de l’expérience des autres », écrit un critique de Mbembe, échouant apparemment à reconnaître que ceci s’applique moins à Mbembe qu’à lui-même.

La profonde ironie sous-jacente est qu’avec cette universalisation et cette monopolisation d’une perspective originellement européenne, c’est un thème central de la critique dé-coloniale de l’universalisme occidental qui a été mis à jour. La dé-colonialité ne concerne pas le dépassement politique de la colonisation par l’indépendance, mais le dépassement épistémologique de la colonialité comme concept de domination, qui peut aussi émerger et persister sans colonisation politique. Les défenseurs principaux de ces théories ne cherchent pas à transformer les esclaves en maîtres, ni à accorder une prérogative universelle d’interprétation aux Africains à la place des Européens ; ils visent à dépasser de telles relations épistémiques de domination, dans leur intégralité. En conséquence, ils ne rejettent pas les Lumières européennes en tant que telles — beaucoup d’entre eux s’appuient eux-mêmes sur les penseurs européens de l’universalisme ; la référence à Kant dans le titre de la Critique de la raison nègre de Mbembe n’est pas une coïncidence. Ce dont ils accusent l’Europe, c’est de son amnésie sur les conditions dans lesquelles l’universalisme européen est né. Ce qu’ils critiquent de fait est que l’Europe, avec son universalisme, impose son propre horizon aux autres au lieu de permettre le pluralisme.

Une herméneutique pluraliste aurait à ouvrir d’autres fondements à la compréhension que le fondement allemand et à créer des pistes mutuelles d’accords. Depuis une perspecitve européenne, l’Holocauste est aussi unique parce qu’il marque l’écroulement de la modernité et de l’humanisme. Dans la perspective dé-coloniale, cependant, la modernité et le génocide ont été les deux faces d’une même pièce dès le début : le génocide et la colonisation ont toujours été légitimés par la modernité, la supériorité des colonisateurs sur les colonisés. De ce point de vue, ce qui est spécial à propos de l’Holocauste est seulement que le génocide était tourné vers l’Europe ; singulariser l’Holocauste implique donc de considérer les expériences européennes comme prioritaires par rapport aux non-européennes.

Les défenseurs d’Israël se plaignent que, de tous les pays, le seul état moderne et démocratique du monde arabe est critiqué. Les critiques dé-coloniaux voient de tels arguments, au nom de la modernité et de la prétendue supériorité d’Israël sur ses voisins, comme des éléments de la colonialité même qui a été invoquée pour la colonisation de l’Amérique et de l’Afrique.

On n’a pas à trouver cette perspective objectivement correcte — elle prend son origine dans un horizon particulier. On n’a pas à la substituer à la sienne propre — on ne peut peut-être même pas le faire. Et bien sûr, on peut (comme cela été le cas dans le milieu universitaire depuis assez longtemps) discuter si cela constitue une interprétation erronée de l’Holocauste et d’Israël, ou même si cela utilise des penchants et des arguments antisémites. Si, cependant, la discussion suppose spécifiquement que les expériences européennes soient génériques et qu’elle ignore le fait que ceux critiqués de cette façon argumentent à partir d’un horizon différent, la colonialité sera perpétuée et le débat, qui est de fait nécessaire, sera rendu impossible. On ne devrait pas seulement avoir à discuter de Mbembe, mais avec lui (et d’autres), au lieu de lier sa participation à des préliminaires discursifs qui présupposent ce qui doit être prouvé.

Si les critiques considèrent l’accusation d’antisémitisme contre Mbembe si clairement justifiée et l’accusation de racisme contre eux si clairement non fondée, ne peuvent-ils comprendre, précisément sur cette base, pourquoi cela pourrait être le contraire pour d’autres ? L’accusation d’antisémitisme absurde, l’accusation de racisme manifestement correcte ? Et cette conception ne serait-elle pas un bon fondement pour une discussion vraiment ouverte visant à une compréhension mutuelle plutôt qu’à des accusations mutuelles ?

Mbembe présume qu’il n’est pas écouté en Allemagne parce qu’il est noir. Il est plus probable qu’il n’est pas écouté parce que nous ne pouvons ou ne voulons pas le distinguer d’Alexander Gauland (co-fondateur du parti politique [allemand d’extrême-droite] Alternative für Deutschland [AfD, alternative pour l’Allemagne]). Il est significatif que le débat autour de Mbembe soit lié à l’Historikerstreit de 1986 (controverse entre historiens [sur la place de l’Holocauste dans l’histoire allemande]), comme s’il n’y avait aucune différence entre la tentative de l’Allemand Ernst Nolte de relativiser la responsabilité allemande [dans l’Holocauste] et la tentative de l’Africain Mbembe de placer l’Holocauste dans un contexte plus vaste de responsabilité. La théorie post-coloniale, cependant, ne nous libère pas à bon compte de la responsabilité vis-à-vis de notre passé, et nous ne devons pas rendre plus facile la possibilité de la rejeter. Mais si notre identité allemande nous rend impossible l’engagement dans un dialogue avec la théorie post-coloniale, nous devons nous demander si nous avons vraiment appris les leçons de l’Holocauste.

Voir la page web Droit décolonial comparé à l’institut Max Planck de droit privé comparé et international.