À la recherche des enfants disparus de Gaza

Enterrés sous des décombres, perdus dans le chaos, décomposés au point d’être méconnaissables : la lutte désespérée pour retrouver des milliers de disparus pendant que la guerre menée par Israël continue.

Tous les jours depuis sept mois, Anas Juha, 28 ans, et les membres de sa famille encore en vie se rendent sur les ruines de la demeure familiale dans l’espoir de trouver les restes de leurs proches disparus. Le 6 décembre, un seul bombardement aérien israélien a écrasé leur immeuble de cinq étages dans le quartier Al-Fayoumi de Gaza Ville, tuant 117 membres de sa famille. Cinquante-sept corps ont été retrouvés et identifiés ; 60 sont restés piégés sous les débris depuis ce jour.

Par une pure coïncidence, ce matin-là, Anas avait laissé à la maison sa femme et ses enfants pendant qu’ils prenaient leur petit-déjeuner, car il devait faire une course chez son père, à proximité. En entendant l’énorme explosion, il s’est précipité pour savoir ce qu’il en était de sa famille, et à sa grande horreur il n’a trouvé qu’un nuage de fumée et de poussière. “Le bâtiment entier était réduit à des gravats”, a-t-il dit à +972. “Je ne pouvais penser qu’à une chose, les 140 personnes qui étaient à l’intérieur.”

Désespéré, Anas s’est mis à chercher sa famille, en compagnie de ses cousins blessés Mohammad et Naji, qui avaient survécu à la frappe après que la force de l’explosion les avait propulsés hors du bâtiment qui s’effondrait. Ils ont initialement mené seuls leurs efforts de recherche et de sauvetage, sans aide de la Défense civile de Gaza qui a pour tâche de repérer les survivants et les martyrs après les bombardements israéliens ; les réseaux internet et de communication étant à cette période coupés dans toute la Bande, les survivants n’avaient pas les moyens d’informer de l’attaque les services d’urgence. Des ambulances ne sont arrivées sur les lieux qu’après que le premier groupe de blessés a atteint l’Hôpital baptiste Al-Ahli dans des véhicules privés et a fait part de l’emplacement de cette frappe.

Lena, la femme d’Anas, et leurs deux enfants, Kariman, 5 ans et Fayez, 3 ans, n’étaient pas parmi les corps extraits des décombres. Ni les parents de Lena, ni sa fratrie. 

Après avoir mesuré l’immense ampleur de la tragédie qui l’avait frappé, Anas a entrepris d’écrire les noms de ceux dont les corps n’avaient pas été retrouvés. Au départ, il était dans un tel état de choc que de nombreux noms ne lui revenaient pas en mémoire, pas même ceux de sa femme et de ses enfants. Avec le temps, il est arrivé à recenser les 60 personnes manquantes.

“Nous avons été décimés”, a dit Anas à propos de sa famille. “Quel crime ont-ils commis, pour être tués de cette façon ? Aucun d’entre eux n’appartenait à une faction ou à une organisation, et nous n’avons pas été pris pour cibles lors des guerres précédentes.”

Le bâtiment où vivaient Anas Juha et sa famille, avant et après qu’une frappe aérienne israélienne l’a détruit et a tué nombre de ses habitants en décembre 2023, à Gaza Ville. (Remerciements à Anas Juha)

Bien que des mois se soient écoulés depuis le bombardement, Anas n’a pas renoncé à l’espoir de donner un jour à sa famille une sépulture digne. Pour le moment, cependant, la Défense civile peut, au mieux, l’aider à récupérer les restes de sa parenté : son équipement est détérioré, et il lui manque le personnel nécessaire pour faire face à l’ampleur des bombardements israéliens, qui se poursuivent. 

“Ils doivent aussi répondre à des attaques où il pourrait y avoir des survivants — ils n’ont pas le temps de traiter des cas comme le nôtre”, a ajouté Anas. “Nos cœurs sont malades d’angoisse.”

Des corps qui se décomposent

Les proches d’Anas font partie des milliers de Palestiniens recensés comme “disparus” à Gaza depuis le 7 octobre, qui sont, pour la plupart, probablement piégés morts ou vifs sous des bâtiments détruits et dont les corps n’ont pas été répertoriés à leur arrivée dans un hôpital. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a reçu des requêtes concernant plus de 8 700 cas de cette catégorie ; les trois-quarts, à ce jour, n’ont pas été résolus

Le ministère de la Santé de Gaza donne même une estimation plus élevée du nombre total de personnes disparues : environ 10 000. Le ministère n’incorpore pas ce chiffre au nombre global de morts dues aux bombardements israéliens, qui s’élève actuellement à plus de 38 000. La plupart des installations médicales de Gaza ne fonctionnant plus parce qu’elles ont été bombardées ou ont fait l’objet d’évacuations forcées, le travail de récupération, d’identification et de dénombrement de toutes les victimes va probablement continuer encore pendant des années.

“Quand nous apprenons le nombre de personnes que nous n’avons pas pu secourir, surtout les enfants, nous sommes découragés et nous pleurons d’être à ce point impuissants, malgré nos efforts”, a dit à +972 Mahmoud Basal, porte-parole de la Défense civile. Le pire, a-t-il ajouté, c’est d’entendre “la voix de quelqu’un qui est sous les décombres et que nous ne pouvons pas secourir.”

Selon les explications de Basal, l’étendue des destructions résultant de l’assaut israélien, l’intensité des attaques et les restrictions qui empêchent de faire entrer dans l’enclave assiégée des machines et du matériel ont rendu impossible la récupération de tous les corps par le personnel de sauvetage. Selon lui, les équipes de la Défense civile sont exposées au feu quand elles réagissent à des frappes aériennes, alors qu’elles devraient faire l’objet de protections aux termes du droit international. “C’est un crime odieux”, a-t-il insisté.

Des Palestiniens inhument leurs proches tués lors d’une frappe aérienne israélienne à Khan Younis, dans le sud de la Bande de Gaza, 26 février 2024. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Basal souligne que, tant qu’il n’y aura pas une cessation complète des attaques israéliennes, la Défense civile ne pourra pas récupérer la plupart des corps des personnes disparues de Gaza. Même dans ces conditions, il estime qu’il faudrait, dans le meilleur des cas, deux à trois ans pour tous les récupérer. “Pendant la trêve temporaire  [qui a duré sept jours à la fin de novembre], nous avons essayé d’extraire quelques personnes disparues enfouies sous les décombres des maisons, mais le temps limité et le manque d’équipement ont ralenti ce processus”, dit-il. 

Quand elles sont arrivées à récupérer des corps, les jours où les attaques d’Israël étaient moins intenses, les équipes de la Défense civile ont découvert des cadavres dans un état de décomposition avancée. “Les corps des martyrs s’étaient complètement décomposés, surtout ceux des enfants”, a raconté Basal.

Selon l’ONU, le déblaiement des 40 millions de tonnes de débris accumulés à Gaza pourrait prendre 15 ans. Là aussi, Basal lance une mise en garde : l’accumulation ininterrompue de milliers de corps sous les décombres a commencé à propager des maladies et des épidémies — surtout quand l’été arrive et que les températures montent, ce qui accélère le processus de décomposition.”

“WCNSF”

Dans le nombre estimé de 10 000 personnes disparues qui seraient sous les décombres, l’ONG Save the Children estime que plus de la moitié seraient des enfants. Ils sont encore des milliers à avoir été inhumés dans des tombes non marquées ou des fosses communes, capturés par les forces israéliennes, perdus de vue ou séparés de leur famille dans le chaos, ce qui permet d’évaluer le total d’enfants palestiniens dont on a perdu actuellement la trace à approximativement 21 000. Certains de ceux qui sont arrivés dans des hôpitaux sans identification entrent dans une catégorie définie par un acronyme morbide, “WCNSF” : wounded child, no surviving family (enfant blessé, pas de famille survivante).

Pendant des mois, les réseaux sociaux à Gaza ont vu affluer des annonces relatives à des personnes disparues, en particulier des enfants. Ce phénomène s’est amplifié dans le sillage du dernier déplacement massif suscité au début de mai par l’invasion israélienne de la ville de Rafah, dans le sud. 

Parmi ces enfants se trouve Ahmad Hussein, un petit garçon qui n’a pas encore 2 ans. Il a disparu pendant l’exode depuis le rond-point d’Awda au centre de Rafah, tandis que les habitants fuyaient vers la zone côtière d’Al-Mawasi.

Ahmad Hussein, 2 ans, fils de Samah et Rami Hussein, perdu pendant que sa famille fuyait Rafah, dans la Bande de Gaza. (Remerciements à la famille Hussein)

“Nous étions trois familles qui transportions nos affaires dans deux camions”, a raconté à +972 la mère d’Ahmad, Samah, “J’ai cru qu’Ahmad était avec son père, et lui, il a cru qu’il était avec moi. Nous avons découvert qu’il n’était pas là quand nous avons déchargé les camions dans le secteur d’Asdaa’ ; j’ai demandé à son père où était Ahmad, mais il n’en savait rien.”

Le père d’Ahmad, Rami, est reparti rapidement au lieu où avait commencé leur voyage, mais il n’y a pas trouvé Ahmad, et personne ne l’avait vu. Rami a déposé un signalement au CICR et à la police concernant la disparition de son fils, et posté plusieurs annonces sur les réseaux sociaux.

“Tous les jours, nous le recherchons parmi les vivants et les morts”, dit Samah. “Nous avons regardé partout — tous les hôpitaux, toutes les organisations [humanitaires], tous les postes de police. Mais nous n’avons reçu aucune information.”

Prenant ma main dans la sienne, Samah continue : “Si je savais qu’il a subi le martyre, ce serait plus facile pour moi que cette incertitude. Nous ne savons pas s’il est vivant ou mort, s’il a été attaqué par des chiens, capturé, ou kidnappé par un soldat de l’armée d’occupation et emmené en Israël.” 

Identifier les corps

Les forces de police de Gaza ne participent pas directement à la recherche des personnes disparues, en raison de leurs ressources limitées et du fait que les postes et le personnel de police sont souvent pris pour cible par l’armée israélienne. Cependant, une source du poste de police de Khan Younis, qui s’est adressée à +972 sous condition d’anonymat par peur d’être ciblée, a dit que la police essayait encore de fournir une assistance quand c’est possible, mais sans coordination avec les organisations internationales ou assistance de leur part.

“Il n’y a pas d’équipes de recherche spécialisées”, a expliqué la source. “En fait, on recueille des renseignements auprès de la famille, et des annonces relatives à la personne disparue sont diffusées sur des plateformes WhatsApp spécifiques à la police. Le numéro de téléphone, l’adresse et les photos du requérant sont mis en circulation. Dès qu’une information est obtenue, le requérant est averti.”

Feuilles où sont inscrits les noms d’habitants du bâtiment de Gaza Ville où vivait Anas Juha, détruit par un bombardement aérien israélien en décembre 2023. (Remerciements à Anas Juha)

La source a décrit le processus suivi pour essayer d’identifier les corps qui arrivent dans les hôpitaux : “Quand le corps est déjà décomposé, on prend des photos des vêtements et de toute marque permettant une identification ; cette information ainsi que l’emplacement [où le corps a été trouvé] sont enregistrés dans les dossiers du département général d’investigation.

“Quand le corps n’est pas encore décomposé et que les traits du visage sont identifiables, le corps est photographié et ces photos sont postées sur les plateformes des réseaux sociaux”, a continué la source. “Le corps est alors placé pour trois jours dans le réfrigérateur de l’hôpital. SI, à l’issue de cette période, il n’est toujours pas identifié, il est inhumé.”

Quand les hôpitaux sont remplis de martyrs, cependant, la source explique que les corps reçoivent des numéros et sont ensevelis immédiatement dans un lieu déterminé. Lorsqu’ils sont identifiés, “le numéro est remplacé par le nom véritable de la personne, et celle-ci est enlevée de la liste des personnes disparues. La famille peut alors décider du transfert éventuel du corps jusqu’au lieu d’inhumation familial, ou de le laisser à l’endroit où il a été enterré initialement.”

La source a souligné que les nombres de personnes disparues ou de personnes enregistrées comme non identifiées ne sont que des estimations : chaque jour, de nouvelles personnes sont enregistrées comme disparues et des corps sont identifiés. “Pour que nous puissions vérifier correctement tous les chiffres, il faut d’abord que la guerre s’arrête.”

Pendant ce temps, le CICR n’a cessé depuis le début de la guerre d’œuvrer activement à la réunification familiale, notamment en facilitant la libération des détenus et leur retour depuis les centres de détention israéliens vers leurs familles. Selon le porte-parole du CICR à Gaza, Hisham Mhanna, l’organisation a contacté plus de 980 détenus libérés pour recueillir des informations sur le traitement qu’ils ont reçu et leurs conditions de détention. Ce faisant, explique-t-il, le CICR a pour but de “renforcer [son] dialogue avec les autorités appropriées sur cette question, et d’accroître la pression sur les autorités israéliennes pour permettre la reprise des visites de prisonniers.”

“Une vie qui n’a plus de sens”

Selon le ministère de la Santé de Gaza, les bombardements israéliens ont tué plus de 14 000 enfants palestiniens depuis le 7 octobre, dont approximativement la moitié n’a pas été complètement identifiée. Un rapport récent de l’ONU notait que les enfants comptaient aussi parmi les corps récemment découverts dans des charniers, certains de ces corps portant des signes de tortures, d’exécutions sommaires et, dans certains cas, de l’éventuel enterrement d’une personne vivante.

Des Palestiniens enterrent leurs proches tués lors d’une frappe aérienne israélienne à Khan Younis, dans le sud de la Bande de Gaza, 26 février 2024. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Comme l’explique Save the Children, les enfants courent un risque sept fois supérieur à celui couru par des adultes de mourir de lésions liées à l’effet de souffle en raison de la vulnérabilité de leurs corps, ce qui signifie aussi que les blessures qui les atteignent peuvent être si horribles que leur corps est déformé au point d’être méconnaissable. Mais parfois, la petite taille des enfants peut avoir un aspect positif, car elle leur épargne d’être écrasés par des gravats ou atteints par des éclats de shrapnel. 

Hamza Malaka, deux ans, a par exemple été le seul survivant — un “WCNSF” — d’un bombardement aérien israélien, le 14 octobre, qui a anéanti plusieurs générations de sa famille, y compris des personnes âgées, de jeunes enfants et une femme enceinte. Neuf mois plus tard, personne n’est parvenu à déterminer le nombre total de martyrs encore enfermés sous les décombres de sa maison dans le quartier de Zeitoun, à Gaza Ville. Selon l’estimation des voisins, la famille comprenait 26 personnes, dont les corps, pour certaines d’entre elles, n’ont pas encore été récupérés.

Mohammad, un oncle de Hamza qui vit en Californie, a dit à +972 qu’il s’était arrangé pour qu’un ami s’occupe de Hamza jusqu’au moment où il trouvera un moyen de faire sortir l’enfant de Gaza et d’en prendre soin lui-même. “Je ne sais pas combien de gens étaient dans la maison lors du bombardement, ni combien d’entre eux étaient déjà partis et sont maintenant déplacés dans d’autres secteurs de Gaza”, a expliqué Mohammad.

Naji Juha, cousin d’Anas, voudrait seulement pouvoir inhumer sa fille Kenzi, deux ans, de façon digne. Après le bombardement de l’immeuble familial qui a tué 117 personnes de sa parenté, il a pu retrouver les corps de sa mère, de son père, de sa fratrie, de ses nièces, de ses neveux, de son épouse et de son fils — mais ce qui est le plus dur, dit-il, c’est de ne pas savoir ce qui est arrivé à Kenzi.

“Son corps a-t-il été éviscéré ? A-t-elle été brûlée à mort dans l’explosion ? A-t-elle survécu au souffle avant de suffoquer sous les décombres ?” Avec ces questions sans réponse, Naji se bat pour continuer une vie qui “n’a plus de sens”, dit-il.

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Ibtisam Mahdi est une journaliste indépendante de Gaza qui se spécialise dans les reportages sur les questions sociales, en particulier au sujet des femmes et des enfants. Elle travaille aussi avec des organisations féministes de Gaza sur l’information et la communication.