A Gaza, l’exception culturelle française en sursis

C’est la dernière représentation occidentale encore présente dans l’enclave palestinienne. Inauguré en 1990, en pleine Intifada, l’Institut français de Gaza s’est évertué à maintenir entrebâillée une fenêtre de liberté dans un territoire qui s’est peu à peu transformé en prison à ciel ouvert. La guerre entre l’Etat hébreu et le Hamas pose la question de sa survie.

Jeudi 5 octobre 2023, quarante-huit heures avant la sanglante attaque du Hamas contre l’Etat hébreu. François Tiger, le directeur délégué de l’Institut français de Gaza (IFG), arrive au volant de sa Jeep blindée au terminal d’Erez. La structure fortifiée, grande comme un hall d’aéroport, sert de point de passage entre l’enclave palestinienne et le territoire israélien. Le trentenaire breton s’apprête à regagner le consulat de Jérusalem, son deuxième bureau. Comme la soldate israélienne à qui il tend son passeport, le diplomate français est à mille lieues d’imaginer que le terminal, un lieu truffé de caméras, de casemates blindées et de miradors, sera bientôt dévasté par les assaillants du Hamas.

Ce jour-là, il a juste une pensée pour Rehaf Batniji, une photographe gazaouie qu’il doit revenir chercher à Erez, quatre jours plus tard, afin de la conduire à l’aéroport d’Amman, où l’attend un vol pour Paris. L’ordinateur de Rehaf Batniji, ses disques durs et ses appareils sont déjà dans le véhicule de François Tiger.

La jeune femme est la dernière élue d’un programme de bourses supervisé par l’IFG qui a permis à des dizaines d’artistes palestiniens de passer un an en résidence à la Cité internationale des arts, sur les bords de la Seine, à Paris. Un témoignage de la vitalité de cette institution qui, en juin 2023, pour la Fête de la musique, avait organisé un concert de rock, applaudi par cinq cents personnes, au Centre culturel orthodoxe de Gaza. Le 9 octobre, cela aurait dû être le tour de Rehaf Batniji de quitter l’enclave. Mais la photographe n’a jamais pu rejoindre Erez. Après le massacre du Hamas, fatal à mille deux cents Israéliens, en majorité civils, et l’enlèvement de deux cent cinquante-deux personnes, une montagne de bombes s’est abattue sur le confetti de terre palestinien.

Au nom de l’éradication du Mouvement de résistance islamique, la bande de Gaza a été pilonnée : quartier après quartier, école après école, hôpital après hôpital. Un broyage méthodique jalonné d’un nombre incalculable de victimes. Début juillet 2024, les autorités de santé de Gaza dénombraient plus de trente-neuf mille morts, en grande majorité civils, sans compter les milliers de personnes disparues sous les décombres.

Le 3 novembre, l’élégant bâtiment de couleur sable qui abrite l’IFG, cheville ouvrière de la politique culturelle tricolore à Gaza, a échappé de peu à l’anéantissement : une bombe ou un missile israélien a explosé à proximité. Le mur d’enceinte est endommagé, mais le corps principal est à peu près intact. « On ne peut pas aller sur place, donc on n’a que des éléments indirects, mais, a priori, le bâtiment n’est pas à reconstruire », dit Nicolas Kassianides, le consul de France à Jérusalem, chargé des territoires palestiniens.

Quatre employés tués

Peu de temps après l’explosion, des soldats israéliens ont investi les lieux. D’après deux sources locales, qui ont eu accès à une vidéo tournée sur le site, les militaires n’auraient pas manifesté un grand respect pour l’institution française, seule représentation étrangère à Gaza. Les murs auraient été recouverts de graffitis et une partie des locaux aurait été incendiée, notamment la médiathèque. Interrogée sur le sujet, une source diplomatique française évoque des « dégradations », sans s’avancer sur l’identité de leurs auteurs. Le tribut payé par l’institut à l’offensive israélienne est surtout humain.

Sur la grosse vingtaine d’agents, de professeurs vacataires et d’animateurs occasionnels qui le faisaient tourner, quatre sont morts à Gaza. Ahmed Abou Shamla, qui servait depuis vingt ans d’ange gardien aux diplomates et ministres français de passage dans l’enclave côtière, a été tué dans un bombardement sur la ville de Rafah. Rami Fayyad, un enseignant qui avait appris le français devant les films de TV5, a succombé à la pénurie de médicaments, conséquence du blocus israélien. Deux autres employés – Fathiya Al-Zaiza, professeure de français, et Mohammed Qreqea, un animateur – sont morts dans des circonstances qui n’ont pas été élucidées.

Alors que le massacre se poursuit à Gaza, une question se pose, lancinante la belle aventure de l’IFG, relique d’une époque où la diplomatie française dans la région se distinguait par son audace, est-elle terminée ? Cette exception culturelle a-t-elle encore un sens dans un territoire en miettes, dont deux tiers des bâtiments ont été rasés ? Nicolas Kassianides assure que oui, l’aventure continue: « Compte tenu des besoins, la mission de l’institut est plus que jamais nécessaire. On sera prêts à le rouvrir dès que ce sera possible. » Jean Mathiot, qui fut le directeur du lieu de 2009 à 2012 et dirige aujourd’hui son équivalent à Abidjan, est plus pessimiste. « L’histoire de l’institut, c’est l’histoire d’un pari, d’un fol espoir, celui qu’un jour Gaza ira mieux et, malheureusement, tout cela s’est effondré. Ça ne rouvrira pas, c’est fini. »

La saga commence à la fin des années 1980, en pleine « révolte des pierres », la première Intifada. Un morceau d’histoire auquel assiste Philippe Timon, un coopérant qui enseigne le français et organise des projections de films au YMCA (un mouvement international d’aide à la jeunesse) de Gaza-ville. Le jeune homme sert aussi de guide aux quelques diplomates que les émeutes, les nuages de gaz lacrymogène et les couvre-feux ne dissuadent pas de se rendre sur place. Parmi eux, il y a le chef du service culturel du consulat de Jérusalem, Pierre Thénard, une grosse tête, agrégé d’histoire et arabisant.

Feu vert du Quai d’Orsay

A cette époque, la France est à l’avant-garde des efforts destinés à ouvrir une voie vers la paix. Bien qu’alliée d’Israël, elle entretient depuis le milieu des années 1970 un dialogue avec Yasser Arafat, le chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qu’elle encourage à renoncer à la lutte armée et à reconnaître Israël. Chose faite en novembre 1988 au sommet d’Alger et rééditée quelques mois plus tard, sur le plateau de TF1, lorsque le leader au keffieh décrète que la charte de l’OLP, qui prônait la destruction de l’Etat hébreu, est « caduque ».

Le consulat de Jérusalem est alors dirigé par Jean-Claude Cousseran, un fin politique, déterminé à développer la présence française dans les territoires occupés. Le futur patron de la DGSE (de 2000 à 2002) a obtenu une rallonge pour le service de coopération. La somme a permis d’ouvrir, en 1987, un Centre culturel français (CCF), rue Salah Eddine, à Jérusalem-Est, le premier du genre en Palestine. « Pourquoi ne pas faire la même chose à Gaza ? », se dit Pierre Thénard. Avant de rentrer en France, fin 1989, il élabore un budget riquiqui, de 150 000 francs par an, l’équivalent de 41 200 euros aujourd’hui. Le successeur de Cousseran, Gilles d’Humières, et la hiérarchie du Quai d’Orsay donnent leur feu vert. Le Centre culturel français de Gaza ouvre l’année suivante.

R5 et calicot bleu, blanc, rouge

Il est d’abord hébergé dans une villa aux murs blancs de Rimal, le quartier cossu de la ville. Un quatre-pièces de 100 mètres carrés, avec un jardin planté de palmiers et de bosquets de flamboyants, dans une petite rue calme, rebaptisée Victor-Hugo. Le projet a deux protecteurs de poids, Haïdar Abdel-Shafi, le patron du Croissant-Rouge palestinien, futur négociateur de la conférence de paix de Madrid, à la fin de 1991, et Yousra Al-Barbari, la présidente de l’Union des femmes palestiniennes.

Pour parachever son intégration, le premier directeur, Yves Kerouas, un trentenaire qui travaillait auparavant pour l’ambassade de France à Prague, fait le tour des factions palestiniennes, Hamas compris. Le mouvement islamiste, fondé quelques années plus tôt, n’avait pas encore commis d’attentat et n’était pas classé terroriste par la France. « Ma R5 noire, ornée d’un calicot bleu, blanc, rouge, est très vite devenue une silhouette connue, se souvient Yves Kerouas. Quand j’étais arrêté par des manifestants qui brûlaient des pneus, il y en avait toujours un pour dire : « C’est bon, tu peux le laisser passer, lui.” »

En guise de gardiens pour le centre, il recrute, comme on le lui a suggéré, des militants reconnus, issus des principales forces politiques de la bande de Gaza. Des hommes dont il s’assure qu’ils sont passés par les prisons israéliennes, un brevet de respectabilité auprès des shebabs (jeunes). « On n’a jamais eu de souci avec eux. La règle, c’était de ne pas lancer de pierres depuis le jardin. »

Descentes de l’armée israélienne

Avec l’armée israélienne, déployée dans la totalité de la bande de sable, la relation est plus tendue. Le jour de l’inauguration du centre, l’entrée est refusée à des officiers israéliens qui se sont invités à l’événement. Le soldat auprès de qui Yves Kerouas vient chaque mois renouveler les laissez-passer de ses gardiens, au QG de l’armée israélienne, en plein Gaza, le questionne sur les habitués du centre, les livres qu’ils empruntent, etc. « C’était un jeu du chat et de la souris permanent », se remémore l’ancien directeur.

Son quotidien est marqué par la répression de l’Intifada, une politique dictée par le ministre de la défense de l’Etat hébreu, Yitzhak Rabin, qui a appelé à « briser les os » des lanceurs de pierres. « J’assistais régulièrement à des descentes de l’armée dans Rimal. Les soldats faisaient sortir tous les habitants d’un bâtiment, des enfants aux vieillards, et les maintenaient à genoux dans la rue, les mains sur la tête, pendant des heures, au prétexte de fouiller des maisons que parfois ils ne fouillaient même pas. »

En 1993, la signature des accords d’Oslo par Arafat et Rabin, le faucon reconverti en colombe, rebat les cartes, du moins en apparence. L’armée israélienne se replie à l’intérieur des colonies juives nichées dans la bande de Gaza. Arrivés de Tunis, où ils étaient jusque-là installés, le chef de l’OLP et sa nomenklatura prennent le contrôle des villes. Ce sont les premiers pas de l’Autorité palestinienne, les débuts du processus de paix, une période d’espoir et de frustration mêlés.

Visage du CCF à cette période charnière, Georges Bertrand joue le jeu d’Oslo à fond. Cet ancien élève de l’Ecole du Louvre, aujourd’hui écrivain et photographe, réussit à faire venir des artistes israéliens à Gaza, expose leurs œuvres dans le centre, organise des rencontres avec des créateurs palestiniens. « J’étais tout feu tout flamme. Les Israéliens découvraient qu’il y a des gens adorables à Gaza. C’était mon petit succès, mon de Gaulle-Adenauer à moi », sourit-il en référence à la rencontre fondatrice de la réconciliation franco-allemande.

En octobre 1996, on apprend que, dans le cadre de sa venue en Israël et dans les territoires occupés, le président Jacques Chirac fera escale à Gaza. Pour l’occasion, le nom de De Gaulle, l’auteur de l’appel du 18 juin, doit être donné à une avenue menant au rivage. Des portraits du général et de son lointain héritier, Chirac, sont accrochés aux réverbères. La ferveur est d’autant plus grande que, le 22 octobre, veille de son arrivée, le chef d’Etat français « s’engueule » avec la police israélienne dans la vieille ville de Jérusalem, devant les caméras des envoyés spéciaux. C’est le fameux « what do you want, me to go back to my plane ? », séquence culte dans tout le monde arabe.

Mais, le jour dit, le dirigeant français arrive avec plusieurs heures de retard. En conséquence, l’étape du CCF est retirée du programme : « Docteur Chirac », le surnom que lui donne le chef de l’OLP, a juste le temps de visiter au pas de course le chantier d’un port qui ne verra jamais le jour. Avant qu’il ne remonte dans son hélicoptère, Yasser Arafat promet de lui offrir un terrain, pour y bâtir un centre culturel plus grand.

Un an et demi plus tard, en mars 1998, Georges Bertrand se rattrape avec le concert de Sapho au théâtre Nawras, une salle flambant neuve du nord de Gaza. C’est l’apogée de son mandat de directeur. Vêtue d’une robe noire décolletée, la chanteuse franco-marocaine, d’origine juive, fait un tabac. Faisant alterner musiques tziganes, rythmes africains et reprises d’Oum Kalsoum, elle enflamme le public, sevré de divertissement.

Les dirigeants palestiniens, assis au premier rang, boivent du petit-lait. Ils voient dans cet événement cuturel « international » la validation de leur revendication de souveraineté. En réalité, le spectacle a été à deux doigts de capoter. Les musiciens et leur matériel sont restés bloqués des heures à Erez. Il a fallu que l’agent de Sapho mobilise un député de la Knesset et menace de prévenir CNN pour que le convoi soit autorisé à passer. « J’ai compris peu à peu que l’autonomie promise aux Palestiniens était un leurre, que la bande de Gaza se transformait en prison », dit Georges Bertrand.

Les prémices de cet enfermement sont apparues en 1991, quand les autorités israéliennes ont révoqué le décret militaire qui autorisait les Palestiniens à circuler à leur guise entre la bande de Gaza, la Cisjordanie et Israël. Du jour au lendemain, la liberté de mouvement est devenue un privilège octroyé aux seuls détenteurs de permis, comme les étudiants, les hommes d’affaires et les travailleurs en Israël. Quand les attentats-suicides du Hamas ont débuté, en 1994, à la suite du massacre du caveau des Patriarches de Hébron, perpétré le 25 février 1994 par un fanatique juif, Israël a riposté en bouclant les territoires occupés. Une punition collective, interdisant même aux titulaires de permis de bouger, pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois d’affilée. Cette nouvelle donne a conduit le directeur du CCF à adjoindre à ses locaux un petit cabanon. « C’est là que les Gazaouis qui ne pouvaient plus aller à Jérusalem se sont mis à déposer leur demande de visa. A charge pour moi de les emmener au consulat », précise Georges Bertrand.

La deuxième Intifada, qui démarre en 2000, accroît cet isolement. Faire venir un artiste dans l’enclave palestinienne devient un parcours d’obstacles à l’issue imprévisible. Le rappeur franco-libanais Clotaire K, invité par le centre culturel en septembre 2004, obtient la permission de franchir Erez. Mais, pour le danseur de hip-hop Kader Attou, convié cinq mois plus tôt, la barrière du terminal était restée obstinément fermée. En décembre 2003, l’équipe du CCF réussit à faire venir Jane Birkin. La muse de Serge Gainsbourg chante des succès du dandy de Saint-Germain-des-Prés, réorchestrés à la mode orientale, dans le centre Rashad Shawa, la plus grande salle de spectacle de Gaza. Huit cents personnes assistent à la prestation de l’artiste franco-britannique des Palestiniens de tous les âges, quelques expatriés travaillant pour l’ONU et une poignée de bonnes sœurs. « Elle n’a pas chanté 69 année érotique, mais elle a fini par La Javanaise a capella », s’amuse Luc Briard, directeur du centre de 2001 à 2005, qui a intégré depuis le Quai d’Orsay.

Faire avec les mœurs locales

En plus des humeurs de la bureaucratie militaire israélienne, le conservatisme de Gaza est l’autre difficulté avec laquelle les programmateurs culturels français doivent composer. A l’époque où Philippe Timon projetait des films au YMCA, il vérifiait d’abord leur compatibilité avec les bonnes mœurs locales. Et, si besoin, il glissait sa main devant le projecteur pendant quelques secondes, le temps de masquer une scène jugée trop « chaude ». Dans le climat pesant de la deuxième Intifada, la pratique est revenue en force. « Quand le Centre culturel français a montré à des enfants le documentaire Microcosmos, consacré à la vie des petites bêtes, le projectionniste a caché la scène d’accouplement entre deux escargots », se souvient Luc Briard.

Malgré ces contraintes, confinant parfois à l’absurde, le CCF prend racine. Il s’impose comme un îlot de tranquillité dans un territoire de plus en plus rigoriste, une fenêtre sur un monde extérieur de plus en plus difficile d’accès. La cafétéria qu’a fait construire Georges Bertrand dans le jardin, sous une tonnelle, devient le point de ralliement d’une jeunesse avide d’ouverture. « J’y venais souvent pour fumer une chicha, prendre un café, rencontrer des gens. Il y flottait comme un air de liberté », raconte l’artiste Taysir Batniji, parti étudier aux Beaux-Arts de Bourges au milieu des années 1990, avec une bourse du CCF et qui vit aujourd’hui à Paris.

La victoire du Hamas aux élections législatives de 2006, sa prise de contrôle total de Gaza, l’année suivante, et le blocus instauré en réaction par Israël auraient pu mettre un terme à l’expérience. Le mouvement islamiste est classé terroriste par l’Union européenne depuis 2003 et ses pays membres ont l’interdiction d’entrer en contact avec lui. Difficile de gérer un centre culturel étranger dans des conditions pareilles. En 2006, après avoir été incendié par des manifestants en colère, le British Council, la seule autre institution occidentale de Gaza, a d’ailleurs fermé ses portes. Mais le CCF reste. En plus d’être un remarquable levier de soft power, le centre est un thermomètre des passions qui animent Gaza, très utile pour les diplomates et les agents des services de renseignement français de passage dans l’enclave. La petite villa de la rue Victor-Hugo voit donc son bail renouvelé.

Le Hamas tenu à distance

Une entente non dite se met en place avec le Hamas. Le directeur du CCF évite soigneusement ses responsables. Ceux-ci ne sont pas invités aux célébrations du 14-Juillet, organisées dans le jardin, où se pressent notables, artistes et intellectuels locaux. Les islamistes, de leur côté, qui ont intérêt à ce que les étrangers continuent à accéder à Gaza, pour témoigner des ravages du blocus, restent à distance du centre. « On veillait à ce que notre programmation ne choque pas la société locale. Un martyr [personne tuée par l’armée israélienne] dans l’après-midi pouvait nous obliger à reporter ou annuler un spectacle le soir. Mais on n’a jamais été censuré par le Hamas », confie Gaëtan Pellan, directeur de 2005 à 2009, à l’origine de l’importation à Gaza du concept de la Nuit blanche, cette manifestation culturelle nocturne, inaugurée à Paris en 2002.

« Avec le Hamas, on se regardait un peu en chiens de faïence, ajoute son successeur, Jean Mathiot, arrivé dans la foulée de la première guerre de Gaza (2008-2009). C’est vrai qu’il détestait la mixité dans nos salles de classe et qu’il surveillait un peu si un petit couple ne se tenait pas la main au fond du jardin. Mais bon, finalement, il a été plutôt tolérant à notre égard. » A cette époque, parmi les centaines de Gazaouis inscrits aux cours de français du CCF, on compte d’ailleurs un haut cadre du Hamas, Ghazi Hamad. Considéré à l’époque comme un modéré au sein du mouvement, il s’est distingué, après le 7 octobre, en appelant à une « deuxième, troisième, quatrième » attaque.

Avec les autorités israéliennes, la relation est en revanche de plus en plus crispée. En juin 2008, la consule adjointe à Jérusalem est retenue dix-sept heures, sans rien à manger ni à boire, au terminal d’Erez. En janvier 2009, pendant la guerre, des soldats pénètrent au domicile du chef de l’antenne consulaire du CCF, Majdi Shakoura, dans le nord de Gaza. Comme l’a révélé Libération à l’époque, ils saccagent les lieux, volent les bijoux de son épouse ainsi qu’une grosse somme d’argent et, pour couronner le tout, défèquent sur le drapeau français. Blocus oblige, à partir du début des années 2010, le nombre d’invités du CCF autorisés à rentrer dans Gaza se réduit comme peau de chagrin.

Si l’ancien ambassadeur Stéphane Hessel, défenseur infatigable de la cause palestinienne, parvient encore à obtenir un permis, de même que l’essayiste Régis Debray et le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, venu rencontrer des syndicalistes locaux, des dizaines d’autres personnes sont refoulées par le Coordinator of Government Activities in the Territories (COGAT), le département de l’armée israélienne qui régente la vie quotidienne en Cisjordanie et à Gaza. « Entre 2009 et 2012, je n’ai obtenu que deux passages d’artistes, souligne Jean Mathiot. Parmi eux, il y avait trois gars qui faisaient des bulles de savon géantes, qui s’envolaient dans le ciel de Gaza. Un moment de poésie extraordinaire. »

C’est à ce moment qu’émerge le projet du nouveau centre culturel, rebaptisé Institut français de Gaza (IFG). Le terrain offert par Arafat est logiquement situé sur l’avenue Charles-de-Gaulle, que l’orthographe locale a transformée en « Sharl di Goul ». L’inauguration a lieu en 2014. Mille mètres carrés, quatre salles de cours, un hall d’exposition, une médiathèque et une cafétéria : le Quai d’Orsay n’a pas lésiné sur les moyens. A la cérémonie d’ouverture, on croise le gratin de la société civile et de la scène culturelle et même quelques caciques du Fatah, le grand rival nationaliste du Hamas, et du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une petite formation marxisante, pourtant classée, comme le Hamas, sur la liste noire de l’Union européenne.

Les réjouissances sont de courte durée. Une nouvelle guerre éclate en juillet 2014. « C’était le jour de la demi-finale Brésil-Allemagne de la Coupe du monde de football, une rencontre perdue 7-1 par la Seleção, se souvient Anthony Bruno, le premier directeur de l’IFG, qui travaille aujourd’hui dans l’édition. On regardait le match à la cafétéria, sur fond de bruit d’explosions. Avec leur art de la dérision, les Palestiniens disaient : “On ne sait pas qui va prendre la plus grosse raclée ce soir, les Brésiliens ou les Gazaouis. » »

Peu après la guerre, à l’automne 2014, deux explosions endommagent légèrement l’IFG. Ces attaques, attribuées non pas au Hamas mais à des groupuscules salafistes, conduisent à la fermeture de l’institut. Les artistes locaux, qui ont noté le positionnement pro-israélien pris par le président François Hollande pendant la guerre, redoutent que le nouvel établissement soit mort-né. Un colloque, « Gaza inédite », est opportunément organisé à Paris et à Marseille, pour mettre en valeur le rôle de l’institut, qui rouvre finalement ses portes en avril 2016. « Il y a eu un effet de cliquet, analyse l’historien et collaborateur du Monde Jean-Pierre Filiu, fréquent visiteur de Gaza. A partir du moment où elle s’était dotée d’un bijou pareil, la France ne pouvait plus se désengager. »

« Un lieu d’expression libre »

A chacun de ses passages dans la bande de sable, le chercheur, auteur d’une Histoire de Gaza (Fayard, 2012) qui fait référence, s’efforce de donner une conférence rue Charles-de-Gaulle. L’occasion d’explorer des pistes, de tester ses intuitions auprès d’intellectuels locaux, d’ouvrir le débat dans un territoire cadenassé. Une fois, au cours d’une discussion sur la place de Gaza dans l’Empire byzantin, il fait remarquer à son auditoire que des morceaux d’amphores gazaouies ont été retrouvés dans tout l’est du bassin méditerranéen. Le signe que, dans l’Antiquité, le vin de la cité palestinienne était très populaire. « Des barbus se sont agacés de mes propos, raconte Jean-Pierre Filiu, mais ils ont été rabroués par d’autres personnes qui leur ont dit : “Laissez-le parler, vous voyez bien que c’est la période d’avant le Prophète ! » C’était ça la force de l’institut : être un lieu d’expression libre. »

Les occasions de débat deviennent cependant de plus en plus rares. Anthony Bruno a fait le calcul : pendant son mandat, entre 2012 et 2017, seulement 16 % de ses demandes de permis ont été approuvées par les gratte-papier du COGAT. A défaut de faire entrer des Français dans Gaza, il se concentre sur l’autre mission de l’institut : l’appui à l’art contemporain palestinien. Dans un territoire sous cloche, où le tube de peinture acrylique se vend 10 dollars pièce, dix fois plus qu’avant 2007, les expositions organisées par l’IFG et les bourses qu’il distribue contribuent à faire émerger une nouvelle génération de créateurs.

A l’instar de la photographe Nidaa Badwan, dont les œuvres, très picturales, où elle se met en scène, recluse dans son appartement de Gaza, ont fait la une du New York Times, après avoir été exposées au centre culturel de Jérusalem-Est. « Il s’agit d’artistes qui s’efforcent de dire la vie sous occupation, de manière intime, contrairement à leurs devanciers, qui s’attachaient à illustrer la lutte du peuple palestinien, de façon très symbolique », analyse l’anthropologue Marion Slitine, autrice d’une thèse sur la scène artistique palestinienne. L’importance de l’IFG est telle que certains créateurs se mettent à produire des œuvres sur un modèle unique, de 1 mètre sur 1 mètre, soit les dimensions du coffre de la Jeep blindée du directeur. L’assurance que leur travail pourra, si l’occasion se présente, sortir de la nasse de Gaza. Et eux avec, éventuellement.

François Tiger, l’actuel chef de l’IFG, arrivé en poste après la guerre de 2021, connaît bien cette route. C’est celle qu’ont empruntée tous les pensionnaires de la Cité internationale des arts, à Paris. Elle commence à Erez et s’achève au pont Allenby, le point de passage entre la Cisjordanie occupée et la Jordanie. Un trajet en ligne droite, sans arrêt, la condition fixée par Israël pour laisser sortir les protégés de l’IFG. « C’est un moment toujours bouleversant, confie le directeur. A côté de moi, il y a un homme ou une femme, de parfois 40 ans, la bouche bée, qui découvre son pays par la fenêtre du véhicule : Jérusalem, les montagnes de Jéricho, le monde en dehors de Gaza. »

A cause de la guerre, déclenchée par l’attaque du Hamas, Rehaf Batniji, la photographe attendue à Paris, n’a pas suivi ce chemin. Mais elle a réussi, malgré tout, à rejoindre les bords de Seine, en passant par le terminal de Rafah, la porte sud de la bande de Gaza. Un point de passage qu’elle a atteint en décembre, après une fuite éperdue sous les bombardements israéliens. Soixante-cinq membres de sa famille ont perdu la vie dans ces frappes. Le centre culturel Shawa, le lieu du récital de Jane Birkin en 2003, et le centre orthodoxe, théâtre de la dernière Fête de la musique, ont été pulvérisés.

Aujourd’hui, Rehaf Batniji, qui s’est fait connaître par son travail sur les pêcheurs de Gaza, s’essaie à photographier les rues de Paris. « Quand on a traversé un génocide, plus rien n’a de signification. J’utilise l’art pour me soigner », explique-t-elle. Sa présence en France, alors que Gaza brûle, est la preuve que l’IFG bouge encore. Il y a d’autres signes d’espoir, ténus mais tangibles, comme le fait que le successeur de François Tiger, qui est sur le départ, a déjà été nommé. Ou bien le fait que, dans les camps de déplacés de Gaza, des animateurs de l’institut sont à pied d’œuvre, donnent des cours de musique et de peinture à des centaines d’enfants, marqués par l’horreur. Après avoir survécu à deux Intifadas, quatre guerres et dix-sept années de blocus, le centre culturel français de Gaza refuse de s’avouer vaincu.