Lettre d’anthropologues israéliens, en soutien à BDS

Lettre envoyée à l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) en réponse à la lettre de l’Association Israélienne d’Anthropologie (IAA) du 28 août 2014.

10 Septembre 2014

Chers collègues

En tant qu’anthropologues et citoyens d’Israël, nous écrivons pour exprimer notre profonde opposition à la lettre envoyée à l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) par l’Association Israélienne d’Anthropologie (IAA) le 28 août 2014, au sujet du projet de discuter l’appel palestinien au Boycott, au Désinvestissement et aux Sanctions (BDS) à l’assemblée annuelle 2014 de l’AAA.

À notre avis, la lettre contient des déclarations fallacieuses sur ce que le BDS entend réaliser et sur la manière d’y parvenir. De plus, la lettre donne une fausse représentation de la position structurelle des anthropologues dans la société israélienne, ainsi que de la responsabilité des praticiens de l’anthropologie en Israël et ailleurs envers le peuple palestinien et autres victimes de la politique israélienne. Il n’est pas nécessaire d’être un supporteur du BDS pour croire, comme c’est le cas des soussignés, que la discussion sur le boycott académique et autres mesures condamnant l’État d’Israël, est une prérogative éthique de l’AAA.

La lettre que vous avez reçue de l’IAA prétend s’exprimer au nom des anthropologues israéliens, affirmant que l’adoption d’un boycott universitaire (et, par extension, la discussion à son sujet), rendrait … impossible toute discussion, échange de vues, dialogue ». La lettre conteste « l’appel à considérer le boycott » comme « trompeur – voire malhonnête – parce qu’il tente de se trouver une excuse en faisant une distinction entre les institutions israéliennes et des anthropologues individuels ». Pourtant, les soussignés, en tant qu’anthropologues et citoyens d’Israël, ont confiance en l’AAA et dans la manière dont son Comité Exécutif a préparé l’assemblée annuelle à venir. Nous soutenons particulièrement l’appel du Comité Exécutif à un processus ouvert, transparent et productif dans la discussion de la position que l’AAA devrait prendre sur Israël/Palestine. La lettre de l’IAA cherche à empêcher cette discussion de se tenir, prenant l’AAA à parti au motif qu’elle prévoit des panels et des communications qui ont pourtant à se tenir. Contrairement peut-être à l’IAA, nous ne nous attendons pas à ce que ceux qui soutiennent BDS soient les seuls à participer au débat. Nous accueillons, certes, la participation d’individus et d’organisations qui s’opposent à BDS, ont des doutes à son sujet ou sont simplement curieux d’en savoir plus sur BDS, y compris l’IAA bien sûr. Nous ne nous attendons pas à un processus simple et tranquille ; mais aussi, un vrai dialogue ne l’est jamais.

La lettre de l’IAA suggère que la distinction entre individus et institutions de l’appel au boycott est trompeuse, et même que boycotter les secondes « stigmatiserait les premiers et leur nuirait concrètement ». Mais, en assimilant les anthropologues israéliens aux institutions qui les emploient et aux associations dont ils font partie, les auteurs de la lettre de l’IAA, mettent la barre à une hauteur qu’eux-mêmes auront du mal à atteindre. Tout d’abord, en dépit d’insinuations du contraire dans la lettre, les anthropologues israéliens n’ont jamais, en tant que corps constitué, déclaré leur opposition à l’occupation ni à l’oppression du peuple palestinien. Ensuite, contrairement aux affirmations de la lettre de l’IAA, et ainsi que l’affirment les partisans de BDS, l’université israélienne est un pilier de l’État, qui joue un rôle-clef dans sa politique répressive. Les institutions universitaires israéliennes coopèrent d’une multitude de façons avec le système de sécurité, dont les agences de renseignement. Ces institutions prennent part à la restriction de l’accès des citoyens palestiniens d’Israël et d’autres groupes opprimés tels que les Juifs mizrahis (séfarades) aux études supérieures. En même temps, le droit à l’éducation de Palestiniens des territoires occupés continue d’être complètement violé du fait de l’occupation militaire israélienne, tandis que quelques anthropologues ont été employés par l’armée israélienne pour leur « expertise culturelle » ou leurs compétences en recherche méthodologique. L’IAA n’a jamais condamné collectivement ces pratiques, ni mis en question publiquement la légitimité de « l’Université » d’Ariel, une institution d’études supérieures récemment établie sur des terres palestiniennes confisquées dans les territoires palestiniens occupés après 1967. De fait, l’IAA – comme toutes les autres associations académiques en Israël – reconnaît Ariel comme institution universitaire israélienne et certains de ses membres y enseignent.

Contrairement à l’AAA qui, depuis des années s’efforce de protester contre les violations des droits civils et humains, l’IAA ne s’est jamais dissociée, en tant qu’entité, du complexe militaro-sociétal israélien. Il et vrai qu’un nombre significatif d’anthropologues a été impliqué à titre individuel en Israël, à différentes initiatives pour ouvrir plus largement l’accès aux études supérieures. De plus, par le passé, de nombreux anthropologues ont lancé des débats sur la possibilité que l’IAA fasse des déclarations sur des problèmes politiques, mais les résultats de ces tentatives relativement rares oscillaient entre la protection des droits civils et humains et la protestation contre les interventions de l’IAA sur des sujets semblables. Ainsi, en 1980, l’IAA a fait une déclaration en soutien aux « droits des Bédouins du Néguev ». En 1983, cependant, à la suite de la condamnation par l’AAA de l’occupation israélienne du Liban, l’IAA a publié une déclaration condamnant la condamnation de l’AAA. Puis, en 1988, l’Assemblée Plénière de l’IAA a décidé de publier une déclaration dans la presse nationale au sujet de l’Intifada palestinienne (uniquement sponsorisée, toutefois, par ceux qui la soutenaient). Depuis lors, l’IAA n’a jamais, en tant qu’organisme, pris quelque position que ce soit sur ces questions.

L’expression peu enthousiaste actuelle de l’opposition à l’occupation dans la lettre que vous avez reçue, avec ses appels à « l’équilibre » et à la « complexité », sont l’avancée maximum de l’IAA depuis 26 ans. Et il est remarquable que même ces gestes n’aient pas été faits sur initiative propre à l’IAA mais plutôt sous la pression de l’appel palestinien au BDS. Et même dans cette démarche, l’IAA exclut toute possibilité de débat public. Au lieu de cela la lettre invite les « Américains et autres anthropologues » à contacter leurs collègues « locaux » et à entendre nos opinions sur le boycott universitaire. Les membres de l’AAA sont invités à se contenter d’appeler leurs collègues israéliens, à entendre qu’ils sont, à titre individuel, opposés à l’action de leur gouvernement, de leurs universités, et peut-être encore davantage à l’action de l’IAA. Ce qui est vrai de l’anthropologie israélienne en tant qu’association n’est pas vrai de tous les anthropologues israéliens pris individuellement, certains d’entre eux ayant pris position publiquement contre l’occupation de même qu’en soutien au BDS. Ils ont fait cela au nom de la liberté universitaire – le même principe qui a conduit les partisans du boycott universitaire à rejeter explicitement le boycott d’universitaires pour le seul fait d’être des citoyens d’Israël ou pour le fait d’appartenir à ses institutions académiques. Il est évident que les anthropologues israéliens peuvent souffrir personnellement du boycott imposé sur les institutions qui les emploient. Pour autant, à l’inverse de ce que prétend l’IAA, ce risque potentiel n’est pas défavorable au dialogue. C’est la condition d’un dialogue possible.

Nous encourageons donc une discussion publique ouverte du BDS, en même temps que d’autres mesures possibles. Nous souhaitons le succès à l’Association Américaine d’Anthropologie dans la poursuite de ce débat lors de son assemblée annuelle prochaine, qu’il aboutisse à l’adoption du boycott ou à d’autres formes de condamnation, ou simplement à un échange professionnel productif. Nous avons confiance dans le fait que cette discussion critique ne fait en rien de l’AAA un espace d’insécurité pour nous, citoyens d’Israël opposé à sa politique. Nous appelons en même temps l’IAA à condamner l’oppression du peuple palestinien, et en particulier la récente guerre meurtrière à Gaza. Si elle prenait cette position l’IAA ferait un premier pas vers une prise de distance de sa part avec une politique et des valeurs que des anthropologues ne peuvent soutenir de bonne foi. Jusqu’à ce que l’IAA agisse ainsi, son appel à éviter la discussion sur le boycott au nom du « dialogue », dessert la cause qu’elle prétend soutenir.