Steven Salaita: L’université d’Illinois n’est pas une île

La version originale de cette lettre a été adressée par Prof. Sarah T. Roberts à la Chancelière de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign le 6 août 2014 suite à l’annulation d’une position universitaire pour le Dr. Steven Salaita

Chère Madame la Chancelière Wise :

C’est avec un sentiment de choc et de grande tristesse que je vous écris aujourd’hui, en apprenant que vous aviez annulé une position universitaire pour le Dr. Steven Salaita, qui devait commencer dans quelques jours. Je serai brève, parce que je ne doute pas que vous recevez à ce sujet de nombreuses communications, exprimant la même inquiétude et la même indignation.

Steven Salaita est un auteur prolifique et au franc-parler, un chercheur dévoué qui a une longue et respectable histoire de commentaires publics sur la politique étrangère des États-Unis —à propos d’Israël, certes, mais aussi d’autres sujets que certains pourraient juger controversés. L’université d’Illinois était certainement consciente de cela quand elle a offert un contrat à Salaita et l’a invité à déménager vers le centre de l’Illinois ses activités professionnelles, sa famille avec ses jeunes enfants, sa vie pour apporter à cette institution la contribution de son travail intellectuel.

Récemment, Salaita a été l’objet dans le journal local de ce que je ne peux décrire que comme un article tape-à-l’œil, qui a tiré son histoire d’une variété de sources médiatiques de droite de réputation douteuse. Ces critiques n’étaient pas issues du monde universitaire, mais leurs motivations étaient au contraire clairement politiques ; et elles ne contestaient pas la qualité académique de Salaita, mais son discours public. J’ai aussi remarqué qu’une campagne organisée pour faire pression sur l’université et discréditer Salaita avait été lancée après la publication de l’article. Cela aurait été un excellent moment pour que l’université soutienne proactivement sa décision de recrutement, mais au lieu de cela, elle est restée silencieuse.

De plus, il n’y aucun doute que l’immédiateté et l’ubiquité des réseaux sociaux ont conduit les universitaires à gérer des relations plus compliquées entre leurs rôles professionnels et personnels ; en tant que spécialiste des réseaux sociaux, je suis bien consciente de cette complexité. Je crois aussi que, puisque ces questions complexes sont gérées à la fois dans des cercles universitaires et dans des cercles publics, l’université a une plus grande responsabilité que jamais dans le soutien à son personnel et ses associés. Ceci s’étend à toutes les classes de personnes de la communauté universitaire : adjoints, étudiants diplômés, professeurs titulaires ou non, chercheurs, ceux qui sont sur le marché du travail et ceux qui sont recrutés.

En résiliant l’offre de travail de Salaita, l’université d’Illinois a jeté une vague glaciale dans l’ensemble du monde académique. Elle a envoyé un message implicite à tous ceux qui font partie de la communauté ou même sont tangentiellement associés à elle : le désaccord avec les points de vue majoritaires et défendant le statu quo, même lorsqu’ils sont appuyés par une recherche et un programme académique réussis, ne sera pas toléré. Ceci suggère que l’université d’Illinois n’est pas l’endroit pour une pensée controversée, pour un discours politique, ou pour quiconque se trouvant aux marges, politiquement ou socialement. Ceci montre que le concept de « liberté académique » est limité au petit nombre d’élus qui en jouissent déjà, ou, pire encore, que la « liberté académique » n’est pas un principe premier auquel l’université est en quoi que ce soit attachée. Des appels aux questions de « ton », comme l’a rapporté le Inside Higher Ed, sonnent creux ; de tels appels tendent à être utilisés pour bloquer tout discours que l’université perçoit comme menaçant pour sa position sociale plus large, sa capacité à attirer des donateurs et son désir de fonctionner sans aucune résistance. Quoique cela puisse être un modèle admirable pour une entreprise commerciale, cela est tout à fait contraire aux traditions de l’université, à ses déclarations et à son rôle dans la société. Maintenant toutes les personnes affiliées à l’université d’Illinois doivent être effrayés à propos de leur propre discours, tel qu’il se manifeste dans la recherche, dans l’enseignement et dans les activités publiques. Peut-être était-ce tout au long l’intention de l’université. Si c’est le cas, eh bien, il semblerait que cette mission ait été accomplie.

Malgré un empiètement constant, de toute part, sur la contestation et l’expression, y inclus à cause d’un système de médias de plus en plus organisé en conglomérats et corporations, et du déclin des subventions publiques pour les universités, l’université a longtemps résisté, restant un des rares lieux en commun où l’information pouvait circuler librement et dialoguer avec d’autres idées dissidentes. Votre action a fermé la porte à cette possibilité. De plus, elle peut présager un effet paralysant d’un autre genre : je peux facilement imaginer un scénario dans lequel les universitaires de conscience pourraient refuser de participer à des événements, de donner des exposés ou de collaborer avec l’université d’Illinois pour toutes sortes d’initiatives académiques. Je crois que vous avez largement sous-estimé les répercussions de cette action, et je vous exhorte à la reconsidérer également dans cette perspective.

Finalement, comme ancienne étudiante de l’université d’Illinois et professeur, je dois maintenant moi-même reconsidérer mes projets d’activités dans le réseau des anciens étudiants, en particulier ma signature récente sur une lettre destinée à lever des fonds. En bonne conscience, je ne peux continuer cette activité.

Je terminerai avec cette pensée : le concept de « liberté académique » n’a aucun sens sauf s’il est employé à propos de positions intellectuelles marginalisées, particulièrement à un moment où ces positions sont attaquées. Avec la révocation sommaire de l’emploi de Salaita, l’université d’Illinois a rendu clair qu’elle n’est pas du tout en fait un défenseur du concept de liberté académique. Je ne peux m’empêcher de ressentir un profond désappointement et une grande tristesse à voir cela exposé si nettement. Cette décision va résonner et se refléter dans le futur sur l’université. C’est, pour le dire simplement, une honte.

S’il vous plaît, revenez sur votre décision et soutenez la liberté académique pour tous les universitaires.

Respectueusement,
Sarah T. Roberts

Sarah T. Roberts is Assistant Professor, Faculty of Information and Media Studies (FIMS) at Western University.