Opinion : Réévaluer l’approche d’Israël

Tandis que les gouvernements parlent d’une solution à deux États, ce que nous avons aujourd’hui, c’est une « réalité à un État », écrit l’ancien directeur général de Human Rights Watch, Kenneth Roth.

L’aggravation de la répression du gouvernement israélien d’extrême droite du Premier ministre Benjamin Netanyahou fournit quantité de raisons de s’inquiéter. Le gouvernement a pris des mesures pour affaiblir encore plus le pouvoir judiciaire, menaçant de laisser les décisions du gouvernement totalement libérées d’un véritable contrôle judiciaire. Il a conduit des raids de plus en plus mortels et continue d’étendre les colonies illégales en Cisjordanie occupée, y compris à Jérusalem Est.

Pourtant, la réponse occidentale à ces développements dramatiques et dangereux a été de recycler des sujets de discussion depuis longtemps dépassés. En réponse à l’annonce des dernières colonies, le gouvernement allemand, rejoint par la France, l’Italie, le Royaume Uni et les États Unis, a prévenu en mars que cette démarche pouvait « saper les efforts pour arriver à une solution négociée à deux États ».

La conduite du gouvernement israélien procure certainement des motifs de condamnation. Mais l’invocation ritualisée de la « solution à deux États » ne peut camoufler le fait que, depuis des décennies, le gouvernement d’Israël a étendu les colonies dans le but de rendre un État palestinien impossible. Et il a largement réussi. Les colonies sont des crimes de guerre, des violations flagrantes de l’interdiction faite à un occupant, dans l’Article 49 de la Quatrième Convention de Genève, de transférer des membres de sa population dans le territoire occupé.

Un jour ou l’autre, la Cour Pénale Internationale, qui a ouvert une enquête, peut poursuivre certains des officiels israéliens comme responsables. Mais les clonies sont néanmoins une réalité qu’on ne peut balayer. En 2019, un ancien soldat israélien de l’association Briser le Silence m’a fait faire une tournée des sommets des collines de Cisjordanie pour mieux comprendre l’implantation des colonies, des avant-postes, des routes de contournement et autres obstacles israéliens installés pour empêcher les Palestiniens de circuler librement à l’intérieur de leur territoire. Ce qui leur reste,c’est un gruyère d’enclaves palestiniennes, avec très peu d’espoir de jamais devenir un État continu et viable.

Après plus de cinq décennies d’occupation et 30 ans de « processus de paix », il n’est plus supportable de considérer la répression de l’occupation israélienne comme un simple phénomène temporaire qu’il faut soigner à l’aide d’un « processus de paix » sans fin. Le « processus de paix » est moribond. Tandis que les gouvernements parlent d’une solution à deux États, ce que nous avons aujourd’hui, c’est une réalité à « un État ». En fait, la majorité de ceux qui continuent d’invoquer la solution à deux États semblent être les responsables occidentaux qui essaient désespérément d’éviter d’avoir à accepter la nature incessante de la répression israélienne.

Certes, l’Autorité Palestinienne (AP) ne parle pas encore d’une réalité à un seul État. Ses responsables se cramponnent à l’illusion d’un processus de paix comme seul moyen de maintenir leur position de pouvoir. Cependant, l’AP est en réalité devenue un sous-traitant du gouvernement israélien avec pour tâche de contenir le mécontentement à l’égard de l’occupation répressive israélienne. La crédibilité du gouvernement du Président palestinien Mahmoud Abbas est par ailleurs limitée par le fait qu’il n’a pas tenu d’élections présidentielle ou législatives depuis 2006. Tout comme le gouvernement israélien, il craint que le Hamas puisse à nouveau gagner les élections, comme ce fut le cas lors des dernières élections législatives.

Si Israël et la Palestine sont maintenant liés dans une réalité à un seul État, quelle est cette réalité ? La principale association israélienne de défense des droits de l’homme, B’Tselem, et plus de deux dizaines d’autres associations israéliennes, la principale association palestinienne de défense des droits de l’homme, Al-Haq, et une pléiade d’autres associations palestiniennes de défense des droits, ainsi que Human Rights Watch, Amnesty International, des experts des Nations Unies, entre autres, en sont tous arrivés à la conclusion que c’est un apartheid.

Il ne s’agit pas d’une analogie historique avec l’Afrique du Sud, mais d’une analyse approfondie des faits d’après la définition juridique de l’apartheid contenue dans la convention des Nations Unies sur le crime d’apartheid et du Statut de Rome du Tribunal Pénal International. Cette définition exige l’intention de maintenir un système de domination d’un groupe racial sur un autre, assortie d’une oppression systématique et d’actes inhumains spécifiques réalisés de façon généralisée ou systématique.

Tandis qu’il existe des différences dans le champ des diverses analyses, toutes sont d’accord pour dire que les autorités israéliennes commettent le crime d’apartheid contre les millions de Palestiniens. C’est devenu l’opinion dominante de toute organisation sérieuse de défense des droits de l’homme qui a étudié la question. Par exemple, les Palestiniens de Cisjordanie, dont Jérusalem Est, vivent avec beaucoup moins de droits et beaucoup plus de restrictions que leurs voisins israéliens dans les colonies d’à côté.

Les supporters du gouvernement israélien ne peuvent éviter de reconnaître cette discrimination, mais ont eu tendance à en négliger l’importance en prétendant qu’elle était temporaire – que le « processus de paix » la résoudrait. Étant donné le « processus de paix » sans fin, sans aucun débat sérieux au cours des années, cette réponse a cessé depuis longtemps d’être crédible.

Les partisans du gouvernement israélien évoquent également la violence des Palestiniens, mais le défi de répondre à cette violence n’explique pas la construction de colonies qui démembrent la Cisjordanie – rendant les Israéliens plus vulnérables, et non pas moins – volant l’eau et la terre des Palestiniens, ou empêchant les Palestiniens qui vivent dans les parties de la Cisjordanie contrôlées par les Israéliens d’ajouter ne serait-ce qu’une chambre à leur logement.

L’apartheid n’est pas une étiquette facile à appliquer, mais c’est la seule qui soit juste pour décrire le régime oppressif, discriminatoire imposé par le gouvernement israélien – la politique du gouvernement qui consiste à privilégier les Juifs israéliens aux dépens des Palestiniens.

Je comprends que ce soient des vérités difficiles à accepter spécialement pour le gouvernement allemand. Il ressent de manière très compréhensible une responsabilité particulière envers le peuple juif après l’Holocauste. Comme le dit le Bureau Fédéral des Affaires étrangères, « l’Allemagne a une relation unique avec Israël. Cela vient de la responsabilité de l’Allemagne dans la Shoah, le génocide systématique de six millions de Juifs européens sous le National Socialisme ».

Ou, pour le dire en termes plus négatifs, le ministre israélien d’extrême droite de la Sécurité Nationale, Itamar Ben Gvir, a dit en mars en réponse à la légère critique de la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Raerbock, « Les derniers qui devraient nous prêcher la bonne parole, ce sont les Allemands. »

En tant que fils juif d’un père qui a grandi à Francfort et a fui a New York à l’adolescence en juillet 1938, je comprends de façon personnelle le mal imposé par le régime Nazi. La réticence des Allemands à parler de droits de l’homme à Israël est compréhensible, mais aujourd’hui, c’est un erreur.

C’est une erreur de mettre sur le même plan l’actuel gouvernement israélien et le peuple juif. Les Juifs ont tiré deux leçons très différentes de l’Holocauste, dont une seule est représentée par le Premier ministre d’Israël Benjamin Netanyahou et sa bande de ministres extrémistes.

Ils croient que les Nazis ont persécuté les Juifs parce que les Juifs étaient faibles. Netanyahou et ses semblables ont construit un État qui est fort, ce qui est compréhensible, mais également brutal, ce qui est mal. Le message semble être que quiconque s’en prend à Israël sera non seulement stoppé, mais également écrasé. Les Palestiniens sous occupation sont les principales victimes de cette logique de répression.

Le point de vue alternatif, que je partage, c’est que la puissance ne suffit jamais pour protéger, surtout dans un monde où une seule arme nucléaire dans les mains d’un État hostile pourrait faire des dégâts terribles. Nous avons plutôt besoin de construire un monde dans lequel les règles de conduite soient assez fortes pour que les gouvernements n’aient jamais recours à une persécution de masse, sans parler de meurtres de masse, de gens qu’ils n’aiment pas. Nous avons besoin d’un monde dans lequel une pression mondiale contre toute tentation d’une persécution ou d’un massacre de ce genre soit systématiquement et intensément appliquée.

C’est pourquoi tant de Juifs ont tiré comme leçon de l’Holocauste l’importance de soutenir les droits de l’homme, spécialement pour les minorités défavorisées. C’est pourquoi une majorité de Juifs américains désapprouvent la politique répressive du gouvernement Netanyahou.

Ces leçons alternatives tirées de l’Holocauste ne sont pas totalement contradictoires. Chacune a une part de vérité. Oui, le gouvernement israélien a besoin d’une armée forte pour se protéger. Mais il a aussi besoin de normes solides en matière de droits de l’homme. L’approche unidimensionnelle du gouvernement Netanyahou pour la sécurité israélienne – la force sans tenir compte des droits de l’homme – sape ces normes.

Le gouvernement allemand devrait réévaluer les leçons qu’il tire de son histoire nazie. Ressentir une dette envers les Juifs du monde ne devrait pas signifier signer un chèque en blanc au gouvernement israélien alors qu’il déchire les leçons importantes sur les droits qu’il devrait tirer de l’Holocauste.

Persécuter les Palestiniens non seulement viole les principes fondamentaux des droits de l’homme que le gouvernement allemand et ses partenaires occidentaux invoquent régulièrement en Ukraine, en Syrie et ailleurs, mais ce n’est pas bon non plus pour les Juifs dans le monde, dont la plupart vivent hors d’Israël et dépendent de ces normes. Et ce n’est pas bon pour Israël, dont la sécurité ne peut être renforcée par la constante répression des Palestiniens avec lesquels il partage un petit bout de terre.

L’apartheid n’est pas une solution à long terme. Les gouvernements occidentaux devraient le dire. Les leçons de l’Holocauste, loin d’entraver une telle franchise, l’y obligent.