Pour sa première application de la loi anti-BDS, l’Allemagne censure des Israéliens

L’Allemagne a testé son premier cas d’une nouvelle loi anti-BDS en prenant pour cible l’ « Ecole pour Désapprendre le Sionisme », projet organisé par des artistes israéliens à Berlin.

Qui en Allemagne a le droit de débattre à propos du discours juif sur le sionisme ? Apparemment, pas les Israéliens.

Au cours de la dernière décennie, Berlin a accueilli des milliers d’Israéliens et de Palestiniens qui ont laissé une empreinte culturelle de plus de 3,5 millions sur la ville. Parmi ces immigrants israéliens, un petit groupe d’étudiants en art radicaux de la Weichenzee Kunsthochschule de Berlin a organisé un programme d’un mois en octobre pour explorer les thèmes sur la façon dont la connaissance crée des systèmes de pouvoir et envisager l’égalité entre Israéliens et Palestiniens. Ils ont appelé ce programme l’ « Ecole pour Désapprendre le Sionisme ».

Le premier événement a débuté comme prévu le 2 octobre. En quelques jours, une série d’articles ont été publiés dans les médias. Une lettre à l’université plus tard, l’école d’art a retiré le financement et a mis le projet de programme hors ligne, laissant les étudiants déplacer les événements restants dans le programme en ligne. En tout, l’Ecole pour Désapprendre le Sionisme a accueilli 18 événements.

Aujourd’hui, l’Allemagne héberge la plus grande communauté palestinienne d’Europe, et l’ambassade d’Israël en Allemagne estime qu’il y a au moins 10.000 Israéliens à Berlin. Beaucoup de ces Israéliens qui ont émigré veulent désapprendre les récits nationalistes, pour eux mêmes comme pour leur pays adoptif en Allemagne, et une partie de cette démarche remet en question les valeurs sionistes. On pourrait dire que le conflit israélo-palestinien a également émigré à Berlin, et pas par erreur étant donné que l’Allemagne est un personnage clé de la création de l’État juif en Israël/Palestine.

Le 7 octobre, la Weichensee Kunsthochschule a reçu un courriel de Frederik Schindler, journaliste à Die Welt, journal conservateur détenu par le groupe de médias allemand Axel Springer. Schindler cherchait une explication de l’université sur ce programme, prétendant qu’il a des liens avec le mouvement BDS. Il nommait spécifiquement quatre Juifs Israéliens catalogués comme orateurs dans le programme en tant que soutiens de BDS.

Le lendemain, l’histoire circulait en ligne. L’un des plus grands critiques du projet est le politicien Volker Beck du Parti Vert (Die Grüne) qui a tweeté un article furieux de Judische Allgemeine, journal juif-allemand, qui titrait l’événement en couverture comme « Umarmung des Antisemitismus », ce qui signifie « Adopter l’antisémitisme ».

Dans le même article, Volker Beck était cité décrivant le projet comme une « monstruosité propagandiste ».

Le Comité Juif Américain de Berlin, association présente en Allemagne depuis quatre décennies a tweeté que la Weichensee Kunsthochschule, école publique, « offre des salles » pour accueillir l’événement à l’université, dénonçant : « Aucune part des impôts ne peut être utilisée pour délégitimer Israël ! »

L’ambassade d’Israël à Berlin a également émis un communiqué sur les réseaux sociaux le 8 octobre, faisant référence à la définition de l’antisémitisme de l’Alliance Internationale du Souvenir de l’Holocauste, ou IHRA, qui considère l’antisionisme comme une forme d’antisémitisme :

« Il ne devrait y avoir aucune tolérance pour la délégitimation d’Israël et l’antisémitisme en Allemagne aujourd’hui. Héberger un atelier dont le titre nie déjà l’existence d’Israël, c’est adopter l’antisémitisme.
La définition de travail de l’antisémitisme par l’IHRA, adoptée par le gouvernement fédéral, cite le déni du droit du peuple juif à l’autodétermination comme un exemple.
Cette série d’événements tombe sous cette définition et devrait être reconnue pour ce qu’elle est : antisioniste et antisémite. »

Amadeu Antonio Stiftung, important groupe allemand de défense des droits engagé dans l’élimination du « néo-nazisme, de l’extrémisme de droite, de l’antisémitisme, du racisme et autres formes de fanatisme et de haine en Allemagne », a condamné l’événement sur son site internet. « Beaucoup parmi les orateurs », a dit l’association, sans citer de noms, « sont également connus pour leur proximité avec la campagne BDS anti-israélienne. » Le lendemain, la Weichensee Kunshochschule fermait la page internet qui hébergeait le programme de l’Ecole pour Désapprendre le Sionisme. Le 13 octobre, l’école a posté une déclaration en ligne, indiquant que « l’événement n’est pas financé par des fonds publics ».

Yehudit Yinhar, 35 ans, est une des principales organisatrices de l’Ecole pour Désapprendre le Sionisme et est étudiante en maîtrise à la Weichensee Kunshochschule. Elle m’a dit qu’elle avait découvert, dans la déclaration en ligne, d’où l’école tirait son financement, 100 euros d’honoraires symboliques par orateur.

Après l’intervention d’un avocat représentant Yinhar et d’autres étudiants en art, le programme de l’événement a été remis en ligne le 21 octobre.

En Allemagne, le BDS est considéré comme antisémite. En mai 2019, le parlement allemand a voté un texte de loi controversé assimilant le soutien au mouvement BDS à de l’antisémitisme. La décision en elle même n’est pas juridiquement contraignante ; cependant, le gouvernement peut choisir d’appuyer la résolution en interdisant le financement public d’associations qui soutiennent les boycotts contre Israël.

Lorsque le parlement a adopté la résolution, il a également soutenu la définition de l’antisémitisme de l’IHRA et a alors accusé BDS d’être antisémite. En réponse, un flot de critiques venues d’artistes et d’intellectuels juifs envers des militants palestiniens a présenté la résolution de 2019 comme une forme de « MacCarthyisme ».

Cet incident est la première application publique majeure de la résolution anti-BDS depuis qu’elle a été votée. Il faut remarquer qu’on l’a utilisée pour réduire au silence un groupe d’artistes israéliens qui cherchaient à parler librement à propos d’idées post-nationales, tout en rencontrant des réfugiés et des communautés en exil, et spécialement des Palestiniens.

D’après Yinhar, l’événement n’a rien à voir avec BDS et la fermeture est une rancune détournée d’Allemands conservateurs qui cherchent à écraser la critique d’Israël, même quand la critique vient d’Israéliens. Après examen, l’allégation c’est que le programme de Yinhar soutient BDS, même alors que le programme lui même ne traite pas de BDS, parce que quelques uns des orateurs soutiennent le mouvement. Même ainsi, BDS n’est un sujet de discussion dans aucun des événements, ne figure dans aucun des textes du programme, et aucun des organisateurs de l’Ecole pour Désapprendre le Sionisme ne l’a appuyé.

« Ils auraient pu consacrer cinq minutes de recherche pour découvrir qu’ils se trompaient », m’a dit Yinhar en parlant des administrateurs de l’école, expliquant qu’aucun membre de l’université ne l’avait contactée à aucun moment de la dispute. Elle appelle ce qui s’est passé « faute par association (à BDS) » et incident de « faute par suspicion d’association ».

Yinhar a ajouté : « Je ne suis même pas sûre qu’ils sachent qui sont les gens dans le projet ? »

Le site internet de l’Ecole pour Désapprendre le Sionisme explique que le projet « est né à Berlin (en tant que lieu entre Tel Aviv et Ramallah) d’un groupe de Juifs israéliens qui cherchaient à faire partie d’un mouvement pour l’égalité en Palestine/Israël et de déconstruction de systèmes construits sur l’inégalité, l’oppression et l’exploitation ».

La description du projet poursuit : « Dans notre désir d’être partenaires de luttes dans des relations de pouvoir inégales, nous reconnaissons l’importance d’avoir ces débats entre nous, ainsi que l’importance de créer des espaces d’étude dans lesquels on puisse partager et entendre dans de plus larges contextes une connaissance non hégémonique. »

La semaine dernière, j’ai parlé avec Yinhar au téléphone depuis chez moi à Berlin. Elle m’a dit qu’elle voulait que le projet examine « l’hégémonie d’où je viens ».

« Maintenant, deux générations plus tard, on me traite d’antisémite parce que j’inaugure des questions sur l’histoire complexe familiale ? », a-t-elle dit.

Yinhar est née en Israël, a grandi en Caroline du Nord et vit à Berlin depuis dix ans. Elle s’est présentée comme « la petite fille d’une Juive qui a fui Berlin en 1939 à cause de la montée des Nazis ».

Mati Shemoelof : Comme vous, la plupart des orateurs sont Juifs et Israéliens, comme vous. L’historien Ilan Pappe a donné une conférence sur le sionisme et le colonialisme de peuplement, et la militante Iris Hefets a fait une présentation sur la lutte des Mizrahis dans la décolonisation. En tant que personne juive, comment se sent-on d’être accusée de promouvoir l’antisémitisme à cause d’un travail créatif qui explore les thèmes de l’égalité entre Israéliens et Palestiniens ?

Yehudit Yinhar : Après que Frederik Schindler, journaliste au quotidien conservateur Die Welt, ait contacté l’école d’art, l’école d’art a pris publiquement ses distances en fermant le site. Très vite, je me suis retrouvée dans une « chronique d’incidents antisémites » [par le groupe allemand anti-discrimination Amadeu Antonio Stiftung]. Il y a là quelque chose de vraiment effrayant.

[…]

Mais en agissant ainsi, ils [Amadeu Antonio Stiftung] se sont vraiment délégitimés – à un moment où nous avons vraiment besoin d’eux. Parce que l’antisémitisme est quelque chose de réel. Et c’est clair, lorsque vous diffamez des Juifs Israéliens et des Palestiniens – vous ne combattez pas l’antisémitisme.

Que pensez-vous que cet incident révèle des limites de la critique d’Israël ?

YY : Si cela arrive déjà à un groupe de Juifs Israéliens, je ne peux qu’imaginer ce que cela signifie pour d’autres gens qui sont Palestiniens, qui sont Musulmans, qui oeuvrent contre le racisme en Allemagne aujourd’hui.

Initialement, l’université a enlevé le site internet pour le mois d’événements, mais finalement, il a été remis en ligne. D’après vous, qu’est-ce qui a provoqué cette marche arrière ?

YY : Après que l’école ait reçu une lettre d’un avocat [représentant Yinhar et les étudiants de l’université], elle a dû remettre le site internet en ligne.

En regardant le déroulement des événements, voyez vous une connexion entre la montée de la droite en Allemagne et la législation anti-BDS votée par le parlement allemand, le Bundestag, en 2019 ? Cette résolution a qualifié BDS d’antisémite et a interdit que des fonds publics financent les événements BDS. Elle est passée au vote après qu’un projet de loi antérieur et plus extrême ait été présenté par le groupe d’extrême droite, l’Alternative für Deutschland, ou AfD, qui cherchait à rendre BDS illégal selon la loi allemande.

YY : Nous nous sommes posé cette question encore et encore. [En planifiant le Programme d’Octobre, nous nous sommes demandé] pour quel public nous voulions créer cet espace ? Qui applaudirait cela en fin de compte ? Et puis, j’ai inversé la question et me suis demandé, qui applaudit l’État d’Israël ? A ce stade, qui applaudit le gouvernement d’extrême droite en Israël ? Si nous regardons en Allemagne, c’est effrayant de réaliser qui l’AfD [Alternative für Deutschland, parti politique allemand d’extrême droite] applaudit.

La résolution de tout le Bundestag contre le BDS a été lancée à cause d’un enquête mineure, ou une requête de l’AfD. Ils ont poussé l’Allemagne dans cette direction.

Que faites vous du fait que la première exécution importante de cette loi soit appliquée à des étudiants en art israéliens qui vivent en Allemagne ?

YY : Ce sont des institutions allemandes qui réduisent des Juifs au silence au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Ce sont les mêmes institutions allemandes qui disent que la police allemande n’a pas de problème de racisme dans ses rangs.

Y a-t-il une organisation privée qui vous ait offert d’héberger le projet artistique de l’ « Ecole pour Désapprendre le Sionisme » à l‘avenir ?

YY : Pas encore. Mais nous sommes ouverts aux suggestions. Nous serons heureux d’envoyer des informations à quiconque serait intéressé. Nous ne savons pas comment nous allons continuer après le programme d’octobre.