Pourquoi un éditeur israélien a-t-il publié sans agrément un livre traduit d’essais en arabe ?

La décision de traduire et de publier les ouvrages d’une dizaine d’auteurs féminins, sans leur implication ou leur accord, démontre des pratiques d’édition non éthiques.

TEL AVIV – Un nouveau livre issu par l’éditeur israélien Resling Books est sous le feu des critiques pour avoir publié, sans leur permission, une série d’histoires d’écrivaines arabes majeures. Directeur et traducteur de cette anthologie, Dr. Alon Fragman, coordinateur des Etudes de Langue Arabe à l’université Ben Gurion du Negev, écrit dans son introduction que le projet de ce livre est de faire émerger les textes d’écrivains « dont les voix ont été réduites au silence depuis des années ». Maintenant, ces mêmes écrivains dénoncent la violation de leur propriété littéraire à cause de l’introduction de leurs œuvres dans ce livre, sans leur consentement.

Intitulé Huriya (transcription du mot arabe pour Liberté), le livre rassemble des histoires écrites par 45 écrivaines de 20 pays très principalement de langue arabe, qui vont du Golfe Persique jusqu’à travers l’Afrique du Nord. Parmi elles se trouvent des écrivaines renommées comme Farah El-Tunisi (Tunisie), Ahlam Mosteghanemi (Algérie), Fatma El-Zahra’a Ahmad (Somalie), et Nabahat Zine (Algérie). L’anthologie traite du sujet de la liberté en révélant des œuvres écrites dans la foulée des révolutions du Printemps Arabe qui, d’après Fragman, a fait également émerger un « printemps littéraire ».

Khulud Khamis, écrivaine qui vit dans la ville de Haïfa au nord d’Israël, a été invitée par l’éditeur pour participer au lancement du livre prévu pour octobre. « En feuilletant le livre, j’ai remarqué le grand nombre d’écrivains venant du monde arabe et j’ai soupçonné le fait qu’on n’ait pas demandé leur permission aux écrivaines pour traduire et publier leurs oeuvres », dit Khamis au magazine Fusha en ligne. Son soupçon a été validé après qu’elle ait contacté quelques unes des écrivaines. Khamis a annulé sa participation à l’événement et a posté la nouvelle sur les réseaux sociaux, demandant à ses suiveurs d’alerter les autres écrivaines sur la publication non autorisée de leurs œuvres. Un torrent de condamnations par les écrivaines s’en est suivi.

Najwa Bin Shatwan, écrivaine libyenne qui vit en Italie, décrit cette publication au site web Fusha comme un acte impudent de vol littéraire. Nabahat Zine (Algérie) décrit le livre comme une « normalisation forcée ». Le mot « normalisation » se réfère aux façons dont les organisations, les affaires et les gouvernements agissent comme s’il s’agissait de relations culturelles normales entre des pays arabes et Israël sans tenir compte du si long conflit avec les Palestiniens. Ce mot est récurent à travers les condamnations des écrivaines. Salwa Banna (Palestine) dit à Fusha ; « Ceux qui volent une terre ne verront pas de difficulté à voler une culture » et décrit le livre comme une tentative pour faire entrer, en les cajolant, des écrivains arabes dans un « piège de normalisation ». Buthaina El-Issa (Koweit) dit au quotidien palestinien Al Ayam : « Bien sûr, ils ne m’ont jamais approchée, parce qu’ils suivent la logique de l’occupation et de l’expropriation, et pourtant, ils ont appelé le livre Liberté. Ils sont sans vergogne. »

Resling Books est tenu en haute estime localement pour son catalogue de publications de qualité théorique et politique. L’anthologie a été publiée dans une nouvelle section expérimentale de prose appelée VASHTI. En mai dernier, l’éditeur a organisé un « petit lancement » pour le livre dans une librairie de Tel Aviv. Roni Felsen, militante locale qui assistait à l’événement, à dit à Hyperallergic que Fragman avait avoué face au public qu’il n’avait pas la permission des écrivaines pour publier leurs œuvres. Felsen a contacté l’éditeur à ce sujet et a eu en ligne le rédacteur en chef de Riesling, Idan Zivoni. Felsen et le rédacteur Zivoni ont discuté à ce sujet au téléphone.

Quand l’histoire a éclaté il y a quelques jours, La militante Felsen a posté sur sa page Facebook la réponse de Zivoni à ses questions sur le livre et au sujet de la propriété littéraire. Ci-dessous se trouve une traduction du post de Felsen, qui est une transcription du commentaire du rédacteur à propos de l’anthologie. Zivoni a dit :

« Toute cette histoire de traduction est une question en elle-même, surtout quand il s’agit de l’arabe. On entre dans une autre catégorie. Quand vous traduisez de l’anglais, vous avez affaire à des normes, et vous réclamez des droits. En tant qu’éditeur, nous le faisons tout le temps, et nous ne publions jamais des œuvres étrangères sans autorisation. C’est différent dans les pays arabes, où il n’y a pas d’éditeurs. Certains de ces pays n’ont pas de liens avec nous [Israël] et nous n’avons donc personne qui contacter. A cet égard, une symétrie existe. Des livres de Resling y ont été traduits et publiés également sans permission… Ici, nous ne parlons même pas de livres, mais de nouvelles. Dans de nombreux cas, les écrivaines n’auraient même pas été pratiquement autorisées à nous donner leur permission. Ces femmes lancent un appel au monde. C’est de la littérature écrite avec la chair et le sang, pour certaines d’entre elles, c’est un [sic] SOS qui nous atteint grâce à la technologie… si bien que nous pouvons l’utiliser pour sauver des vies. Qui entendra les pleurs de ces femmes ? Dans le passé, ces femmes pouvaient hurler dans leur cuisine… ou dans les champs, entendues par Dieu seul peut-être ? Maintenant, quelqu’un attrape ces cris, les traduit et les fait entendre [sic] ici en Israël… Il nous importe que les voix de ces femmes soient entendues… Nous le voyons comme leur salut. »

Zivoni a ajouté que sa société ne tire aucun profit de ce projet, mais a plutôt perdu de l’argent à le réaliser. D’après Zivoni, Fargman a traduit ces textes sans compensation parce qu’il était conduit par « le sentiment d’une mission ».

« En tant qu’écrivaine femme et arabe, je ressens la réponse de Resling comme offensante et paternaliste », a dit Khamis à Hyperallergic. « Ces écrivaines ne crient pas dans leurs cuisines ou dans leurs champs, et elles n’attendent certainement pas le sauveur mâle blanc pour les ‘sauver’. Ce sont toutes des femmes fortes – militantes, qui défendent les droits de l’Homme et dont beaucoup sont très diplômées dans des domaines variés. Leurs œuvres créatives ont été reconnues à la fois nationalement et internationalement. Prendre les mots et les créations des écrivaines, les traduire et les publier en hébreu – sans qu’elles le sachent et y consentent – est à l’exact opposé de les ‘sauver’. Ils [Resling] ont volé à ces femmes leur autonomie, les ont réduites au silence et ont méprisé leur droit de faire un choix concernant leurs oeuvres », a-t-elle ajouté.

Yehouda Shenhav, professeure de sociologie à l’université de Tel Aviv, a dit à Hyperallergic : « C’est une réponse coloniale et misogyne, typique d’une gauche israélienne qui est déconnectée du monde arabe. Publier des œuvres littéraires sans autorisation ne construit pas des ponts avec les arabes, mais plutôt des murs. » Shenhav, qui a également traduit des livres d’arabe en hébreu, représente un autre modèle dans cette affaire. En 2014, il a fondé Le Forum des Traducteurs Arabe-Hébreu, constitué de membres juifs et arabes. Sa dernière initiative dans ce forum, c’est Maktoob, projet de traduction de la prose et de la littérature arabe en hébreu dans le but de présenter ces œuvres au lecteur israélien – mais jamais sans l’autorisation de l’écrivain. Ce projet, dit Shenhav, prouve qu’il est possible d’obtenir l’autorisation de traduire, même de la part d’écrivains dans des « Etats ennemis ». Il ajoute qu’il y a longtemps que des universitaires israéliens traduisent des œuvres de l’Arabe sans aucune permission, rationalisant toujours le vol d’une propriété intellectuelle par la présomption qu’il n’y a personne à qui parler de l’autre côté.. Fragman, qui se trouve être membre du forum de traducteurs susmentionné, n’est pas supposé s’y maintenir, selon Shenhav. Dans une déclaration émise hier (mercredi) par le Département d’Etudes Moyen-orientales de l’université Ben Gurion, le département dénonçait le livre et expliquait que Fragman ne fait plus partie de son personnel. C’est un retournement de situation important étant donné que Fragman apparaît toujours sur le site internet du département comme l’actuel coordinateur des Etudes de Langue Arabe à l’université. Le livre présente aussi Fragman sous ce titre.

Fragman, selon ses propres dires, a fait tout seul tout le travail de traduction et de rédaction, sans l’aide d’un locuteur arabe de naissance. Ce qui a produit, selon Khamis, une qualité de traduction médiocre qui affadit les voix uniques des écrivaines. « Ces textes traitent de questions concernant les femmes, leurs vies et leurs mondes. Ils sont intimes et complexes. Personnellement, je ne pense pas qu’un homme blanc d’une culture différente puisse transmettre ces expériences sans engager aucune forme de dialogue avec l’auteur. » Khamis donne comme exemple la description poétique d’  « une femme descendant en déambulant les trottoirs du désir » dans la nouvelle Homme de Muntaha El-Eidani (Irak), qui a été réduite dans la traduction en hébreu de Fragman à un simple mot – « prostituée ». Cet exemple est typique du traitement des textes par Fragman déclare Khamis. « Le lecteur de l’hébreu est doté d’un texte plat et superficiel, complètement déconnecté de ce que vivent les femmes arabes dans le monde arabe. » Cette approche, dit Shenhav, est une démonstration de « l’orientation de beaucoup de traducteurs israéliens qui travaillent dans ce domaine ». La grande majorité d’entre eux, y compris Fragman, ont débuté leur carrière dans les unités de renseignement de l’armée israélienne, dit Shenhav.

C’est la deuxième fois cette année qu’une organisation culturelle israélienne est accusée d’exproprier des œuvres des pays arabes voisins. En juillet, une galerie de Tel Aviv a ouvert une exposition intitulée Art Arabe Volé, célébrant son utilisation non autorisée d’oeuvres des artistes Walid Raad (Liban) et Wael Shawky (Egypte). Est-ce un désir authentique d’atteindre les voisins arabes à tout prix ou est-ce tout simplement du vol ? L’écrivain et traducteur palestinien Eyad Barghouty pense qu’il n’y a pas de véritable soif dans le public israélien pour la culture arabe. « Ceux qui sont intéressés sont généralement des orientalistes qui produisent leurs travaux d’un point de vue interceptif avec orientation sécuritaire, croyant que la culture est le moyen le plus efficace pour jauger les changements politiques dans les pays environnants », a-t-il dit à Hyperallergic. Barghouty appelle le nouveau livre un « crime contre la culture » et un acte de pillage colonial dans le noir. « Les orientalistes israéliens considèrent le monde arabe comme un espace ouvert et sans loi où les règles ne s’appliquent pas. Lorsqu’ils sont confrontés à des critiques de leurs actions, leur réaction adopte un ton militariste belligérant. » Une étude récente montrant que moins de 10 % des Israéliens peuvent lire ou comprendre l’arabe offre de la crédibilité à l’argument de Barghouty.

La menace de multiples procès plane maintenant au-dessus de la tête de Zivoni, depuis que beaucoup des écrivaines ont annoncé leur intention de lancer des actions juridiques contre l’éditeur. L’écrivaine égyptienne Intissar Abdul Monaem a raconté sur sa page Facbook qu’elle a déposé une plainte auprès du Syndicat des écrivains égyptiens et de sa contrepartie palestinienne. Habib al Sayegh, Secrétaire général du Syndicat des écrivains arabes, a émis une condamnation du livre, le désignant comme un acte de « piraterie israélienne ». Al Sayegh a juré de poursuivre l’affaire dans les forums juridiques internationaux. Mais les chances d’une véritable action en justice contre l’éditeur sont peu probables, étant donné l’absence de liens diplomatiques entre Israël et la plupart des pays en question. La seule façon de tenir Resling Books pour responsable, c’est de poursuivre l’éditeur devant un tribunal israélien, ce qui voudrait dire reconnaître l’État d’Israël et accepter l’autorité et la légitimité de son système juridique (c’est-à-dire la « normalisation »).

Ajoutant du sel sur la plaie, on a découvert mardi que l’oeuvre d’art qui illustre la couverture du livre a elle aussi été prise sans autorisation à son créateur le caricaturiste libanais Haram Bleibel. Hyperallergic a demandé à l’éditeur un commentaire, qui reste sans réponse, comme l’envoi de ce rapport. Resling Books a retiré le livre de son catalogue en ligne, sans avis.