Faussement accusé d’antisémitisme

Moshé Machover – récemment réintégré dans le Parti travailliste [britannique] – a rédigé ce témoignage en faveur de Tony Greenstein

Ce témoignage est adressé au Comité constitutionnel national du Parti travailliste en lien avec l’audition destinée à examiner les accusations d’ « antisémitisme » qui ont été portées contre Tony Greenstein par une ou des personnes inconnues.

Je suis un citoyen israélien dissident, né en Palestine en 1936. Je vis à Londres depuis 1968 et suis naturalisé citoyen britannique. Je suis membre du Parti travailliste, branche de Queen’s Park (circonscription de Hampstead et Kilburn).
Je connais Tony Greenstein depuis plus de 40 ans comme un socialiste convaincu — actif dans la défense des droits des travailleurs, en particulier des chômeurs — et opposé à tout racisme, y compris l’ antisémitisme. En accord avec cela, il est un opposant sans compromis du projet sioniste de colonisation et du régime sioniste d’Israël, qui en fait un état d’occupation coloniale. Il a consacré beaucoup d’érudition et des recherches approfondies à l’histoire du sionisme et à la dialectique de sa relation complexe et paradoxale avec l’ antisémitisme. Ayant moi-même beaucoup lu sur ce sujet, je trouve ses déclarations à ce propos bien étayées par les faits.
Dans ce qui suit, je soulève trois questions associées. Tout d’abord, je discute la nature du sionisme, puis l’amalgame entre l’opposition au sionisme et l’ antisémitisme. Enfin je déconstruis une définition de « l’ antisémitisme » qui prête délibérément à confusion et sa transformation en arme pour attaquer les critiques de gauche d’Israël.

Qu’est-ce que le sionisme ?

Le sionisme est un mouvement politique qui combine une idéologie et un projet. Même si —comme la plupart des mouvements politiques— il comprend une variété de courants et de nuances d’opinions, ils ont tous un noyau en commun.

Le noyau de l’idéologie sioniste est la croyance que les Juifs de tous les pays constituent une unique entité nationale plutôt qu’une simple confession religieuse ; et que cette entité nationale a un droit à l’auto-détermination, qu’elle peut exercer légitimement par la récupération de sa patrie originelle historique (ou donnée par Dieu) —la Palestine d’avant 1948 (Eretz Yisrael, la Terre d’Israël).

Voici, par exemple, une formulation faisant autorité:

« Le sionisme est le mouvement national de renaissance des Juifs. Il maintient que les Juifs sont un peuple et donc ont droit à l’auto-détermination dans leur propre patrie. Il vise à assurer et à soutenir un foyer national légalement reconnu pour les Juifs dans leur patrie historique, et à initier et promouvoir une renaissance de la vie nationale, de la culture et de la langue juives [[Zionism on the web: Zionism defined (www.zionismontheweb.org/zionism_definitions.htm). Pour des formulations analogues mais plus courtes, voir, par exemple, Jonathan Freedland dans The Guardian, 18 mars 2016 ; ou Eylon Aslan-Levy dans The Times of Israel, 8 décembre 2013.]]. »

Mais cette déclaration soulève plusieurs questions. Est-ce que la totalité des Juifs constitue une nation dans le sens séculier moderne, à laquelle le droit à l’auto-détermination nationale peut s’appliquer ? C’est au mieux extrêmement discutable et, de fait, cela a été réfuté par de nombreux Juifs, qui affirment de manière convaincante que l’identité juive n’est pas nationale, mais qu’elle est fondée en premier lieu sur la religion.

Donc, quand Lucien Wolf — journaliste renommé et membre dirigeant du Conjoint Foreign Committee of British Jews [Comité conjoint des Juifs britanniques] — fut confronté aux efforts de Chaim Weizmann pour obtenir ce qui devait être connu comme la Déclaration de Balfour, il écrivit à James de Rothschild une lettre pleine d’inquiétude, le 31 août 1916:

« Cher Mr James de Rothschild
À la fin de notre réunion avec le Dr Weizmann le 17 courant, vous m’avez demandé de vous écrire une lettre définissant mon point de vue.

….

J’ai réfléchi très attentivement aux différentes propositions que m’a exposées le Dr Weizmann, et, avec la meilleure volonté du monde, je crains de devoir dire qu’il y des différences de principe et de méthode vitales et irréconciliables entre nous.

La question de principe est soulevée par l’affirmation par le Dr Weizmann d’une nationalité juive. Cette affirmation doit être lue à la lumière de l’essai faisant autorité récemment publié par Mr Sacher sur ‘Zionism and the Jewish future’ (‘Le sionisme et l’avenir juif’), et plus particulièrement à celle des essais écrits par le Dr Weizmann lui-même et par le Dr Gaster. Je comprends de ces essais que les sionistes ne proposent pas simplement de former et d’établir une nationalité juive en Palestine, mais qu’ils affirment que tous les Juifs forment en ce moment même une nationalité séparée, dont ils ont été dépossédés, et pour laquelle il est nécessaire de trouver un centre politique organique, parce qu’ils sont et doivent toujours être des étrangers dans les pays où ils habitent actuellement (Weizmann, p. 6), et, plus particulièrement, parce que c’est « un aveuglement absolu » de croire qu’un Juif peut être à la fois « anglais par la nationalité et juif par la foi » (Gaster, p. 92-93).

J’ai passé la plus grande partie de ma vie à combattre ces mêmes doctrines quand elles m’étaient présentées sous la forme d’un antisémitisme, et je ne peux les considérer que comme encore plus dangereuses quand elles m’arrivent sous l’apparence du sionisme. Elles constituent une capitulation devant nos ennemis, capitulation qui n’a aucune justification dans l’histoire, l’ethnologie, ou les faits de la vie quotidienne, et si elles étaient admises par le peuple juif comme un tout, le résultat en serait seulement que la terrible situation de nos coreligionnaires en Russie et en Roumanie deviendrait le lot commun des Juifs du monde entier[[Photocopie du tapuscrit original dans B. Destani (ed.) The Zionist movement and the foundation of Israel 1839-1972, 10 volumes: Political diaries 1918-1965, Cambridge, 2004, vol. 1, p.727. ]]. »

Et le 24 mai 1917, alors que les négociations qui devaient conduire à la Déclaration de Balfour atteignaient un stade avancé, Alexander et Claude Montefiore — présidents respectivement du Bureau des représentants des Juifs britanniques (Board of Deputies of British Jews) et de l’Association des Juifs britanniques (Anglo-Jewish Association) — écrivirent au Times une lettre, au nom du Comité conjoint de ces deux corps, pour protester contre les erreurs et les dangers du sionisme politique. Après avoir déclaré leur adhésion à la position de Lucien Wolf, les signataires poursuivaient en disant que les théories du sionisme politique minaient la base religieuse de la judéité, à laquelle la seule alternative serait

« une nationalité juive séculière, recrutée sur quelque vague et obscur principe de race et de spécificité ethnographique. Mais ce ne serait pas être Juif dans un sens spirituel et son établissement en Palestine serait un déni de tous les idéaux et de tous les espoirs par lesquels la survivance de la vie juive dans ce pays se recommande à la conscience juive et à la sympathie juive. Sur ces fondements, le Comité conjoint du Bureau des représentants des Juifs britanniques et de l’Association des Juifs britanniques désapprouve sérieusement les propositions nationalistes des sionistes.

La deuxième partie du programme sioniste qui a éveillé les appréhensions du Comité conjoint est la proposition d’investir les colons juifs [en Palestine] de certains droits spéciaux au-delà de ceux dont bénéficie le reste de la population …

Dans tous les pays où vivent des Juifs le principe de l’égalité des droits pour toutes les confessions est vital pour eux. S’ils devaient établir en Palestine l’exemple d’ignorer ce principe, ils se reconnaîtraient eux-mêmes coupables de l’avoir réclamé pour des raisons purement égoïstes. Dans les pays où ils combattent encore pour obtenir des droits égaux, ils se trouveraient compromis sans espoir … La proposition est d’autant plus inadmissible que les Juifs sont et resteront probablement longtemps une minorité de la population de Palestine, et pourraient s’engager dans des querelles des plus amères avec leurs voisins d’autres races et religions, querelles qui retarderaient sévèrement leurs avancées et trouveraient des échos fâcheux en Orient. »

Le point de vue — clairement celui de ces leaders de la communauté juive britannique — selon lequel la judéité est fondée sur la religion et n’est pas une catégorie nationale repose sur des faits de base. De fait, la seule propriété partagée par tous les Juifs du monde entier est la religion, le judaïsme, pratiquée par eux ou par leurs récents ancêtres. De plus, une condition nécessaire et suffisante pour qu’un non-Juif devienne juif est de subir une conversion religieuse : giyyur. Un Juif peut donc appartenir à diverses nations : un Juif peut être français, américain, italien, écossais, etc. Mais la judéité exclut d’autres affiliations religieuses : un Juif ne peut être musulman, hindou ou catholique.

Une autre faiblesse fatale des justifications du sionisme comme implémentant un prétendu droit à une auto-détermination nationale juive est que, quelque soit le groupe de gens auquel le droit à l’auto-détermination nationale peut s’appliquer, il ne leur donne pas celui de choisir à leur gré le territoire sur lequel ils peuvent exercer ce droit. L’affirmation que de lointains ancêtres supposés du groupe vivaient sur le territoire convoité plusieurs siècles auparavant, ou qu’il leur avait été promis par un dieu dans l’existence duquel beaucoup d’entre eux se trouvent croire, ou qu’ils ont longtemps souhaité le posséder, ne suffisent tout simplement pas. Le droit à l’auto-détermination ne permet certainement pas à un groupe quelconque de coloniser un territoire habité de longue date par d’autres gens.

Mais le fait clé sur le projet sioniste est que précisément c’est un projet de colonisation de la Palestine — comme un pays inhabité ; et c’est précisément ce fait essentiel qui est commodément omis de la définition du sionisme offerte par ces actuels propagandistes. Ils évitent le mot « colonisation » comme la peste du proverbe ; il est devenu trop compromettant.

Les anciens leaders et idéologues sionistes n’avaient pas ce genre de scrupules. Ainsi, par exemple, Vladimir Jabotinsky (1880-1940) — le père politique et spirituel de cinq premiers ministres israéliens, y compris Binyamin Netanyahu [[Les autres sont Menachem Begin, Yitzhak Shamir, Ariel Sharon et Ehud Olmert.]] — a utilisé le mot « colonisation » de manière répétée et sans la moindre gêne dans son article fondateur, « La muraille d’acier » (1923), pour décrire le projet sioniste :

« Toute population indigène dans le monde résiste aux colonisateurs aussi longtemps qu’elle a le plus petit espoir de pouvoir se libérer du danger d’être colonisée. C’est ce que les Arabes de Palestine sont en train de faire, et c’est ce qu’ils persisteront à faire tant qu’il leur restera une seule étincelle d’espoir d’empêcher la transformation de la ‘Palestine’ en ‘terre d’Israël’ …

La colonisation ne peut avoir qu’un seul objectif et les Arabes de Palestine ne peuvent accepter cet objectif. C’est dans la nature même des choses et sur cet aspect particulier la nature ne peut être changée…

La colonisation sioniste doit, soit s’arrêter, soit continuer sans tenir compte de la population indigène. Ce qui signifie qu’elle ne peut continuer et se développer que sous la protection d’une puissance [ie, la Grande Bretagne – MM] indépendante de la population indigène — derrière une muraille d’acier, que la population indigène ne puisse briser [[« La Muraille d’acier » (‘O Zheleznoi stene’), publié en 1923 dans le journal russophone Rassvyet (L’Aube); traduction anglaise.]]. »

De nombreuses années plus tard, l’écrivain sioniste Yigal Elam a écrit :

« Le sionisme ne pouvait faire appel au principe d’auto-détermination et se reposer sur lui en Palestine. Ce principe fonctionnait clairement contre lui et en faveur du mouvement national arabe local …
Du point de vue de la théorie de la nation, le sionisme avait besoin d’une fiction qui était incompatible avec les concepts acceptés d’une théorie de la nation… [Il] avait besoin d’une conception bien plus large que la conception simpliste. Dans cette autre conception … un référendum des Juifs du monde entier prenait le pas sur un référendum de la population de la Palestine [[Y Elam, ‘Hanahot hadashot leota tzionut’ (« Nouveaux postulats pour le même sionisme ») Ot No2, hiver 1967; ma traduction (italiques dans l’original*).]]. »

Amalgame avec l’ antisémitisme

Comme nous avons vu, le sionisme est une idéologie politique qui vient avec un projet. L’État d’Israël — un produit du projet sioniste et un instrument pour sa poursuite et son extension — est, comme n’importe quel état, une entité politique.

Israël a occupé militairement la Cisjordanie et la Bande de Gaza assiégée pendant plus de 50 ans et il opprime durement des millions d’Arabes palestiniens qui n’ont ni droits civiques, ni droits nationaux. Il a avidement volé leurs terres et les a colonisées avec des colonies illégales, exclusivement juives. Israël n’est peut-être pas pire de ce point de vue que d’autres états qui ont régné sur d’autres nations et colonisé leurs terres — par exemple la Grande Bretagne sur ses anciennes colonies, comme le Kénya [[M Perry, « Uncovering the brutal truth about the British empire », The Guardian, 18 août 2016.]]. Mais Israël n’est pas non plus meilleur que d’autres états coloniaux et il n’y a aucune raison de s’attendre à ce qu’il le soit : la colonisation a sa propre logique et généralement inclut de dures oppressions racistes et des atrocités occasionnelles, justifiées par le « besoin de maintenir l’ordre chez les indigènes ». Le racisme israélien, officiellement inspiré et fomenté, est maintenant largement reconnu et commenté [[Voir, par exemple, ce commentaire par Akiva Eldar, journaliste israélien confirmé : « Les commentaires du ministre de la défense israélien mettent en évidence ‘la peste du racisme’ », Al Monitor 14 décembre 2017.]].

L’opposition au sionisme, et au régime colonialiste et aux politiques d’Israël est donc une position politique légitime. Elle ne devient illégitime que si elle est motivée ou accompagnée par des objectifs ou des arguments illégitimes : par exemple, comme racine d’une haine ou d’un préjugé généralisés contre les Juifs en tant que Juifs. Mais de telles motivations, de tels arguments illégitimes, doivent être prouvés avant d’accuser un opposant au sionisme et au régime israélien d’« antisémitisme » ; ils ne peuvent être simplement présupposés ou considérés comme allant de soi. En l’absence de preuve, une accusation ou une insinuation que tel discours antisioniste, telle opposition au régime israélien seraient en eux-mêmes « antisémites » est une méprisable calomnie.

Pourtant cette sorte de calomnie a souvent été perfidement avancée ; et récemment elle est souvent dirigée contre les gens de gauche, y compris des membres du Parti travailliste [britannique]. J’ai ainsi été sali par quelques officiels du parti — qui ne se sont toujours pas excusés. Et beaucoup d’autres, y compris Tony Greenstein, sont victimes de diffamation similaire.

Les Juifs de la diaspora, y compris dans ce pays [le Royaume-Uni] sont profondément divisés dans leur attitude vis-à-vis du sionisme et d’Israël. Beaucoup ont fait de l’attachement à Israël une partie de leur identité juive, en complément —et dans certains cas en remplacement— de leur religion, le judaïsme. Ils soutiennent Israël « pour le bien comme pour le mal » et sont enclins à supposer que l’hostilité au sionisme doit être motivé par l’ antisémitisme.

Mais un nombre croissant de Juifs ont une attitude très différente ; ils sont profondément offensés par les actions d’un état qui affirme être « l’état-nation du peuple juif » et prétend représenter tous les Juifs et agir en leur nom. Ils haïssent l’implication qu’eux-mêmes, en tant que Juifs, soient complices des crimes d’Israël. Les opposants juifs au sionisme incluent beaucoup de Juifs laïcs, mais aussi la communauté ultra-orthodoxe (Haredi), dont l’hostilité de longue date au sionisme, profondément ancrée, est fondée sur leur foi religieuse [[Voir A Ravitzky, « Ultra-Orthodox and Anti-Zionist ».]].

L’opposition au sionisme a augmenté parmi les Juifs les plus jeunes, particulièrement à gauche, y compris dans le Parti travailliste. C’est la ferme impression que j’ai formée par de multiples contacts et celle-ci a été de fait corroborée par les événements et l’atmosphère générale de la conférence du parti en septembre 2017. Ce courant n’est pas complètement reflété dans les sondages et les enquêtes dont le but est de montrer le massif soutien juif à Israël.

La raison en est que ces sondages souffrent d’un biais statistique structurel. Comme il n’ y a pas de banque de données listant tous les Juifs de Grande-Bretagne, les échantillons utilisés par les sondages ratent le très grand nombre de personnes d’origine juive qui ne sont pas affiliées à une synagogue ou à une autre organisation officielle ou semi-officielle juive. Et c’est ceux qui ne sont pas inclus dans l’espace d’échantillonnage qui tendent à être les moins bien disposés envers le sionisme et l’attachement à Israël.

Une définition qui prête délibérément à confusion

L’opposition juive à la colonisation par Israël des terres palestiniennes et à son oppression du peuple palestinien fait partie d’un courant grandissant dans l’opinion publique progressiste partout dans le monde. Cela se reflète dans la croissance rapide de la campagne globale pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS), visant à appliquer une pression économique et politique à Israël pour mettre fin à ses violations du droit international.

Confronté à cette sérieuse atteinte à son image, le gouvernement israélien a pris des mesures pour attaquer et discréditer ses critiques par une variété de moyens, de toutes sortes. Des opérations internationales avec cet objectif sont orchestrées par le Ministère des Affaires stratégiques. Depuis 2015, ce ministère est dirigé par Gilad Erdan, un membre du cabinet qui est aussi ministre de la sécurité intérieure et de l’information. Il a été rapporté qu’Erdan lui-même a dit que ses « réalisations devraient rester confidentielles » (7 août 2016). The Guardian, relatant sa réunion secrète à Londres en septembre 2017 avec la ministre conservatrice maintenant en disgrâce Priti Patel (après son retour de « vacances » en Israël), commente :

« Il a été demandé en 2015 au ministère d’Erdan de ‘guider, de coordonner et d’unifier les activités de tous les ministères, du gouvernement et des entités civiles en Israël et à l’étranger sur la question de la lutte contre les tentatives pour délégitimer Israël et contre le mouvement de boycott’ … Erdan été chargé des opérations à grande échelle pour cibler des organisations et des individus étrangers — en recrutant du personnel de l’agence de renseignement international du Mossad, l’agence de renseignement intérieur de Shin Bet et la direction du renseignement militaire [[« What did Israel hope to gain from Priti Patel’s secret meetings? » The Guardian, 8 novembre 2017.]]. »

Une des armes principales dans ces « opérations pour cibler des organisations et des individus étrangers » qui critiquent Israël, tout particulièrement ceux qui soutiennent BDS, est de les accuser d’« antisémitisme ». Dans cette campagne, les agents d’Erdan dans les pays étrangers exploitent les groupes de pression locaux pro-Israël. La manière dont un de ces agents sous couverture, Shai Masot, a travaillé dans ce pays [en Grande-Bretagne] et ces tentatives pour s’ingérer dans les affaires du Parti travailliste ont été montrées en 2017 par Al Jazeera dans une fascinante série télévisée en quatre parties, The lobby.

Puisque les accusateurs de Tony Greenstein sont dissimulés derrière un voile d’anonymat, il est impossible déterminer si, et à quel degré, leurs actions (qui ont inclus une énorme pêche au matériel « incriminant ») ont reçu aide, encouragement et conseils des agents d’Erdan. Mais à la lumière des révélations d’Al Jazeera — qui incluaient une illustration de fausses accusations d’ « antisémitisme » — cette hypothèse ne peut pas être complètement éliminée. Pour écarter des soupçons de ce genre, l’identité des accusateurs devrait être rendue publique et ils devraient être soumis à un contre-interrogatoire, comme la justice naturelle le réclame.

Une arme régulièrement utilisée dans les fausses accusations d’ « antisémitisme » est l’ensemble de 11 exemples illustratifs joints à la « définition de travail » de l’antisémitisme, comme ils l’appellent, proposée par un groupe basé au Royaume-Uni qui s’appelle « International Holocaust Remembrance Alliance » (IHRA, Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste). Pour ce que je sais, le Parti travailliste n’a pas adopté les exemples illustratifs, mais seulement la définition elle-même :

« L’ antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut être exprimée comme une haine contre les Juifs. Des manifestations verbales et physiques d’antisémitisme peuvent être dirigés contre des individus juifs ou non-juifs, ou/et leurs biens, contre des institutions et des établissements religieux de la communauté juive. »

Mais les accusations portées contre Tony Greenstein cite les exemples illustratifs et en font un usage intensif. Si la définition elle-même est à mon avis peu satisfaisante, les exemples sont quant à eux extrêmement problématiques. La plupart d’entre eux ne concernent pas les Juifs en tant que tels, mais Israël, et sont délibérément conçus pour protéger Israël de toute critique sérieuse et assimiler l’hostilité à son régime sioniste avec l’« antisémitisme ». Ces exemples ont d’ailleurs été sévèrement critiqués par d’éminentes autorités juridiques : Hugh Tomlinson QC (Conseil de la Reine) [[« Opinion: In the matter of the adoption and potential application of the International Holocaust Remembrance Alliance Working Definition of Anti-Semitism » [Sur la question de l’adoption et l’application potentielle de la définition de travail de l’ antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste], 8 mars 2017.]] et le juge de cour d’appel à la retraite Sir Stephen Sedley.[[Discours à une réunion à la House of Lords le 27 mars 2017. Version révisée version: « Defining antiSemitism » [Pour définir l’ antisémitisme], London Review of Books, 4 mai 2017.]]

Merci de consulter ces opinions qui font autorité et de noter leur avertissement selon lequel appliquer ces exemples pourrait bien entrer en conflit avec la liberté d’expression. Ici, je vais illustrer l’absurdité de ces exemples en examinant deux d’entre eux.

Voici l’exemple 7 de prétendu antisémitisme, joint à la définition de l’IHRA : « Dénier au peuple juif son droit à l’auto-détermination ; par exemple en affirmant que l’existence de l’état d’Israël est une entreprise raciste [sic!]. »

Comme Sir Stephen Sedley l’a noté, cela suscite plusieurs questions. Permettez-moi de les expliciter.

Quelle est la relation entre la première et la seconde parties de cet exemple ? En quoi la partie commençant par « par exemple » est-elle connectée avec la première partie ? Il est clairement possible d’affirmer qu’il existe un peuple juif et qu’il a un droit à l’auto-détermination, mais de croire en même temps que sa prétendue implémentation dans l’État d’Israël est une entreprise raciste.

  • Est-ce que la totalité des Juifs du monde entier constituent une nation distincte, à laquelle le droit à l’auto-détermination s’appliquerait ? Comme je l’ai montré plus haut, il est parfaitement légitime d’affirmer que la judéité est une catégorie religieuse et non une catégorie nationale. Et ceci a été de fait défendu par d’éminents leaders juifs. Mais le droit politique internationalement reconnu à l’auto-détermination s’applique aux nations, pas aux religions.
  • Est-ce que la communauté juive de ce pays constitue une partie d’une minorité nationale non britannique, qui a le droit d’aspirer à l’auto-détermination dans un autre pays?
  • Est-ce qu’un groupe dont on admet qu’il a un droit à l’auto-détermination acquiert aussi le droit de coloniser un territoire habité par d’autres personnes et de déplacer ces habitants autochtones ? Certainement pas ! Mais le projet sioniste depuis ses débuts, il y a plus de 100 ans, s’est arrogé un tel « droit ».
  • Une entreprise de colonisation — ce que le sionisme est et s’est ouvertement déclaré être à ses débuts — peut éviter d’être raciste envers le peuple autochtone du territoire colonisé ? Je ne connais aucun exemple de colonisation non raciste ; et l’état colonial israélien se conforme certainement à la règle générale.

L’exemple 10 de prétendu antisémitisme joint à la définition de l’IHRA est : « Tracer des comparaisons entre la politique contemporaine d’Israël et celle des Nazis. »

Mais des comparaisons de cette sorte ont été faites par des universitaires israéliens. Pour prendre des exemples récents, permettez-moi de renvoyer à deux articles du professeur Daniel Blatman, historien de l’holocauste et du génocide à l’Université hébraïque de Jérusalem[[« The Israeli lawmaker heralding genocide against Palestinians » [Le législateur israélien proclamant un génocide contre les Palestiniens], Ha’aretz, 23 mai 2017 ; « Smotrich’s stage-by-stage plan » ([Le plan étape par étape de Smotrich], en hébreu) Ha’aretz, 10 juin 2017.]] et à un rapport sur une déclaration faite par le professeur Ofer Cassif, qui enseigne la politique et l’administration publique à l’Université hébraïque de Jérusalem[[« Un professeur de l’U. hébraïque : Israël aujourd’hui est similaire à l’Allemagne nazie », Jerusalem Post, 23 juin 2017.]].

Mais regardons encore cet exemple 10. Admettons pour un moment que comparer la politique contemporaine d’Israël avec celle des Nazis est une calomnie injustifiée. Mais calomnie contre quoi ou qui ? Au pire, cela pourrait être une calomnie contre un état, Israël ; et en tant que telle, elle pourrait certes contrarier les partisans de cet état et ceux qui croient encore en lui. Mais comment cela pourrait-il être une calomnie contre les Juifs, et donc « antisémite » ? Bon, la seule façon de soutenir une telle interprétation serait de tenir tous les Juifs collectivement responsables des actions de l’État d’Israël.

Mais l’exemple 11 de prétendu antisémitisme joint à la définition de l’IHRA est : « Tenir tous les Juifs collectivement responsables pour les actions de l’État d’Israël ».

Ceci est bien sûr correct : c’est en effet clairement antisémite de tenir tous les Juifs collectivement responsables des actes d’Israël. Mais si nous acceptons que l’exemple 11 est effectivement un réel exemple d’antisémitisme, alors l’affirmation selon laquelle l’exemple 10 est un réel exemple d’antisémitisme est elle-même une affirmation antisémite !

Donc les 11 exemples pris ensemble se contredisent et s’incriminent mutuellement. Ils doivent donc être rejetés ; et très certainement, ils ne devraient jamais avoir été utilisés de façon si honteuse pour salir Tony Greenstein — un militant de longue date contre tous les racismes.