Notes d’un finaliste sur l’annulation du recrutement à la chaire Edouard Saïd de l’université d’État de Californie à Fresno

Steven Salaita a récemment déclaré : « Si toute une nationalité/un groupe ethnique/une opinion politique sont systématiquement exclus des universités occidentales, les sources de cette exclusion doivent être vigoureusement identifiées….

Steven Salaita a récemment déclaré : « Si toute une nationalité/un groupe ethnique/une opinion politique sont systématiquement exclus des universités occidentales, les sources de cette exclusion doivent être vigoureusement identifiées et condamnées ». Pour ces groupes qui ont été les cibles historiques de formes systémiques de discrimination, la charge de la preuve est souvent hors d’atteinte en cour d’appel publique. Alors que le refus d’opportunités est évident, la façon dont le déni s’est imposé reste obscure et non immédiatement traçable.

La manie procédurière—l’idée que des critères sont établis pour asseoir le bien-fondé de l’issue d’une procédure—a été de règle dans la mise en œuvre de la discrimination institutionnelle. Ainsi que Salaita en a la douloureuse connaissance, la manie procédurière est l’échappatoire par excellence des politiques qui se camouflent.

L’université d’État de Californie à Fresno, qui a eu recours au prétexte d’erreurs de procédure pour revenir en dernière minute sur l’ouverture d’un poste pour la chaire Édouard Saïd d’études moyen orientales (MES) en est un cas exemplaire. Le recrutement avait été lancé depuis plusieurs mois : un grand groupe de postulants a été réduit à une liste longue de candidats. Ces derniers ont été évalués par vidéo-entretiens, après quoi la liste a été encore réduite à quatre finalistes. Chacun des quatre candidats a été invité à une série complexe d’entretiens sur le campus. Au moment où le comité de recrutement avait soumis au Recteur une liste classée des finalistes en vue d’une offre à faire, l’administration a mis fin à tout le processus, en mentionnant des erreurs de procédure sur la composition du comité de recrutement.

Étant l’un des finalistes, je considère l’invocation de détails de procédure particulièrement fallacieux. Une fois que l’administration a prétendu qu’il y avait des « erreurs de procédure », elle a fermé la porte à tout questionnement sur la validité de son décret. La charge de la preuve s’est, au contraire, trouvée ailleurs, auprès de Vida Samiian, la directrice du programme des études moyen-orientales et fondatrice de la chaire Saïd. Le professeur Samiian a démissionné en signe d’objection à la brutale annulation, au motif qu’il ne s’agissait pas d’erreurs de procédure mais de discrimination à l’œuvre contre l’origine ethnique et la spécialisation des quatre finalistes. Les finalistes sont tous Palestiniens et/ou Arabes américains. Le contexte et les motifs de sa démission sont détaillés dans sa lettre de démission accessible au public.

La puissance du lobby israélien repose sur le fait de ne pas toujours agir par des pressions externes mais aussi en intervenant de l’intérieur des institutions, grâce à des personnes en position charnière. À partir de la position stratégique du poste d’initié, ils mettent ainsi en actes leur engagement envers Israël, dans et par les tâches administratives quotidiennes. À un certain niveau, ce n’est pas surprenant. Mais un soutien idéologique croissant au sionisme a conduit à une négation quotidienne de tout ce qui est palestinien et qui aboutit sur leur bureau et à la portée de leur pouvoir. Et comme ces formes discrètes de violence ne sont pas immédiatement traçables, l’obligation retombe toujours sur ceux qui souffrent de discrimination, de prouver que ce sont les mêmes causes à chaque fois.

Alors que la liberté de l’information rend, dans certains cas, possible de connaître la pression « extérieure » contre la critique d’Israël, il est très difficile de documenter le rôle de personnes-clef « à l’intérieur » d’une institution. Les individus clef qui connaissent bien les formalités juridiques peuvent assurer qu’une opposition idéologique est à l’œuvre de telle sorte que personne ne peut prouver ce qui sous-tend le processus d’annulation. Ou comment une telle action pourrait refléter les souhaits d’autres membres du corps professoral ayant contribué à trouver de telles échappatoires. C’est précisément comme cela que la discrimination anti-palestinienne se banalise, au-delà de son côté spectaculaire.

Les agissements discrets des personnes-clef de « l’intérieur » fonctionnent en parallèle à des techniques visibles du public, pour dénigrer les critiques envers la politique de l’État d’Israël comme antisémites et criminaliser la tactique civile non-violente de boycott lorsqu’invoquée comme faisant partie de l’opposition à la politique de l’État israélien. Ceci est mis en évidence dans les récentes « préoccupations » soulevées à propos de N. Bruce Duthu, un universitaire d’origine native américaine et doyen de Dartmouth College. Duthu a été accusé de « soutenir un mouvement (BDS) antisémite en substance »… selon les mots d’Alan Gutsman, économiste de Dartmouth, légitimant ainsi la démission de Duthu.

Quand les lobbyistes israéliens adoptent de telles tactiques dans des contextes académiques, les administrateurs universitaires ont envie de se dédouaner, coûte que coûte, abandonnant leur sens critique dans ce processus. Alors que ces personnes et groupes devraient avoir la charge de prouver comment le soutien politique aux droits des Palestiniens est intrinsèquement antisémite, en pratique la tactique fait tellement peur aux administrateurs des universités qu’ils agissent de manière à rendre crédibles les fausses accusations d’antisémitisme.

Cette approche a du succès parce que les accusations d’antisémitisme évoquent une association honteuse avec l’holocauste et donc une possible association avec un racisme anti-juif. La violence de l’accusation empêche tout processus de pensée critique de façon émotionnelle, ce qui est la réaction attendue. Les liens illogiques que l’on nous demande d’accepter dans ces allégations, sont par là même facilement négligés : pourquoi l’engagement et la possibilité d’une humanité palestinienne vivante sont-ils intrinsèquement antisémites ?

La réponse se trouve dans le simple fait que ces liens illogiques ont été banalisés. La représentation dominante d’un Israël vivant a fini par dépendre de l’effacement de l’humanité des Palestiniens. L’humanité ides Israéliens repose sur le fait de ne pas considérer et donc de ne pas traiter les Palestiniens comme humains.

La préoccupation sous-jacente des soutiens est donc très éloignée des limites académiques. C’est comme si l’existence de quoi que ce soit de palestinien jetait le doute sur le sionisme vu comme une idéologie bienveillante et juste. Une telle préoccupation est le résultat naturel d’une mythologie dans laquelle les Palestiniens ne devraient pas exister. D’autres peuples indigènes savent bien ce que c’est que d’être un « problème » sur la terre contrôlée d‘un état colonial. Le fait qu’Israël lui-même est un État colonial demeure néanmoins le dernier tabou, comme l’a fait remarquer un jour Édouard Saïd.

En tant que l’un des quatre finalistes candidats à la chaire Édouard Saïd, après l’entretien sur le campus j’ai connu une période d’attente prolongée. Quand la nouvelle est finalement tombée, je n’ai pas su si j’avais obtenu le poste ou non. Le mail m’informait plutôt que l’attribution du poste avait été annulée à cause de problèmes administratifs imprévus. Vu le travail et l’investissement collectif de plusieurs mois pour la préparation à l’obtention du poste de la chaire Édouard Saïd, l’issue en a été une porte fermée et la réduction au silence.

Pour mémoire, les entretiens sur le campus ont duré sans interruption de 9h à 18h, avec un exposé de recherche, une présentation pédagogique, des entretiens distincts avec les doyens de deux collèges différents, des entretiens avec le président du département de philosophie, avec le comité de recrutement et avec d’autres. Curieusement, une des erreurs de procédures citées est qu’il n’y avait pas de professeur de philosophie dans le comité de recrutement alors que le programme d’études moyen-orientales est dans ce département. Etant donné que le président de philo a interviewé les finalistes, il est bizarre qu’à ce moment-là il n’ait pas fait d’objection quant à l’absence d’un membre de son département dans le comité de recrutement ; peut-être une tentative de bâillonnement a-t-elle été imposée à tout universitaire contredisant le récit officiel au sujet de ce recrutement.

De plus, avant de recevoir les quatre finalistes sur le campus, le comité de recrutement avait eu des entretiens téléphoniques avec deux de mes référents. Chaque entretien était un appel téléphonique international d’une heure. Des questions détaillées ont été posées quant à mes compétences pour ce poste. De toute leur carrière universitaire, aucun de mes référents n’avait eu semblable entretien. Ce n’est là qu’un exemple du niveau de professionnalisme méticuleux du comité de recrutement, qui a été évident tout au long du processus de sélection.

Le processus de recrutement de postes universitaires, d’autant plus pour être nommé à une chaire, est généralement contrôlé à tous les stades par divers tiers de l’administration universitaire. Vu à quel point le processus de recrutement a été méticuleux, la charge de la preuve devrait retomber sur l’administration de l’université pour qu’elle justifie ses prétendues questions de procédure venues tardivement.

Pour autant, c’est précisément la vertu de cette manie procédurière aux mains d’une administration abusive ; il est possible de s’y référer à n’importe quel moment comme à une raison en soi, tout en ne disposant que d’une faible évidence, même à la fin d’un long et vigilant processus de recrutement et de sélection universitaire.

À présent, l’administration prétend relancer le recrutement l’an prochain, tout en ignorant activement les finalistes de la procédure actuelle de recrutement, le dommage infligé à ceux qui sont déjà allés jusqu’au bout du processus rigoureux d’examen, ou au candidat pour lequel l’accès au poste était imminent. Le silence est expressif et équivaut à un mépris complet de l’investissement de ceux qui ont candidaté, de ceux qui se sont portés référents, de ceux qui ont travaillé à la sélection, juste pour qu’on leur dise que tout cela était une erreur de procédure. Le fait que l’administration se focalise déjà, et de façon informelle, sur un recrutement l’an prochain ne fait que souligner le caractère éhonté de cet effacement.

Et même ici le statut de Palestinien pèse lourdement. Si ce n’était la discrimination systémique qui les frappe, les finalistes pourraient porter plainte ou attaquer ouvertement en justice. Mais puisque je peux avoir été un des finalistes, je ne peux pas écrire en mon nom. Toute publicité qu’un tel acte pourrait entraîner, garantirait une rétorsion dans toute recherche future de poste, avec les mêmes moyens impossibles à identifier, pour finir avec un nom de plus sur la liste noire efficace mais non identifiable du lobby israélien. Comme pour toutes les cibles du sectarisme systémique, il n’y a rien d’autre sur la liste noire qu’un profil et les compétences que nous détenons pour le poste à pourvoir deviennent nulles et non avenues.

L’administration de l’université d’État de Californie à Fresno a gravement ébranlé l’intégrité académique de toutes les parties prenantes dans cette procédure de recrutement, de ses propres enseignants membres du comité de recrutement, y compris du représentant de l’appréciation professionnelle de l’égalité d’accès à l’emploi, dont le rôle spécifique était d’exercer une veille sur la discrimination. Les finalistes, le programme d’études moyen-orientales et sa directrice Vida Samiian, qui s’est sentie contrainte de démissionner en signe de protestation contre l’injustice qui, autrement, n’aurait fait l’objet que d’une impunité silencieuse, de la terreur habituelle, ont tous subi les dommages de ce coup administratif.

Que l’administration essaie maintenant de diffamer le professeur Samiian pour sauver sa face plutôt que de remettre en place la nomination après la condamnation internationale dont elle a fait l’objet, ne fait que discréditer encore davantage la réputation de l’université. Cette tactique de tour de passe-passe et de dénigrement est un des outils largement usés de ceux qui sont du mauvais côté de l’histoire. Le bilan exemplaire de Samiian en tant qu’universitaire et dirigeante très respectée, engagée envers l’université et au-delà pendant des années, parle de lui-même. C’est Samiian qui maintient ici l’héritage intellectuel de Saïd, en pratique, tout en sachant à quelles incroyables bizarreries elle s’est exposée en essayant de faire rendre des comptes à de puissantes institutions.

L’administration a répondu en limitant l’inscription de la chaire Édouard Saïd d’études moyen-orientales – une position interdisciplinaire – pour la prochaine session de recrutement, à la Philosophie et à l’Anglais, et ce, contre les vœux du programme d’études moyen-orientales. Éliminer de la chaire les sciences sociales – un des fondements d’un programme d’études régionales – va commodément exclure les disciplines qui relient la théorie et l’analyse à des sources empiriques des réalités sociales dans lesquelles les vies des Palestiniens et d’autres Arabes sont gâchées. Dans le cas des Palestiniens, la réalité du terrain reste le talon d’Achille du lobby israélien, qui a besoin de campagnes pour (nous) réduire au silence.

Si l’administration maintient les décisions annoncées, il est inadmissible que l’université d’État de Californie à Fresno conserve la chaire ainsi nommée et mène une autre session de recrutement – tout cela au nom d’Édouard Saïd. On ne devrait pas permettre que les personnes qui ont mis leur veto à l’issue du processus, en passant par-dessus les objections du comité de recrutement, celles du directeur des études moyen-orientales et des professeurs de ce département, bénéficient d’un poste au nom d’Édouard Saïd, associé à l’université, tout en dépeçant son héritage intellectuel.

Ce qui a transpiré aussi bien à l’université d’État de Californie de Fresno qu’à Dartmouth pose la question de la liberté d’expression et de la liberté vis-à-vis de l’interférence d’un gouvernement étranger. Supprimer des idées et des voix simplement parce qu’elles déplaisent à un gouvernement étranger et à ses soutiens nous met tous à terre. Cela détourne de problèmes sous-jacents à la question de qui a le pouvoir de parler. Si l’on vous fait taire, qui a pu le faire et pourquoi ?

Les implications de l’annulation du recrutement pour la chaire Edouard Saïd à l’université d’État de Californie de Fresno nous affectent donc tous. Alors que nous sommes le « problème » aujourd’hui, vous pourriez bien l’être demain.