Dans une « zone de tir » de Cisjordanie, les Palestiniens sont effacés tandis que des colons font souche

Tandis que les bétonnières des colons grondent sous la surveillance de l’armée israélienne, la vie des Palestiniens à Masafer Yatta est démantelée morceau par morceau

Depuis la première descente de colons de l’avant-poste de Mitzpe Yaïr sur le village de Tabaqat al-Jundi à Masafer Yatta en novembre 2021, la famille de Jamil Al-Amour a subi un harcèlement impitoyable et de de violentes attaques. 

Ce mois-là, ils ont tiré sur le fils d’Al-Amour et l’ont blessé ainsi que sur un parent et ils ont mis le feu au hangar agricole de la famille. Ils sont régulièrement revenus depuis lors, souvent accompagnés de soldats israéliens, pour démolir les structures reconstruites, déraciner de jeunes oliviers et faire paître leurs troupeaux sur les terres de la famille. Pendant ce temps ils ont aussi étendu l’avant-poste qu’ils ont édifié sur la propriété du village ; à dater de 2024, ont été inclus une bergerie, des tentes, des panneaux solaires et plusieurs caravanes.

Officiellement, les colons n’ont pas le droit d’être dans cette zone. Tabaqat al-Jundi est un des 12 villages palestiniens localisés dans ce que l’armée israélienne désigne par “« La zone de tir 918 », une zone d’entraînement militaire officiellement fermée aux Palestiniens et aux Israéliens. Mais alors que les Palestiniens sont régulièrement empêchés de construire ou même d’entrer dans la zone, les colons continuent à y établir et développer des avant-postes en totale impunité. 

En août 2025, des colons ont marqué une nouvelle phase de leur enracinement dans la zone de tir. En plein jour, ils ont utilisé des pompes à béton et des bétonnières pour jeter les fondations d’une structure permanente à Tabaqat al-Jundi. Bien que cette action soit illégale, même en droit israélien, ils n’ont eu à souffrir aucune interférence de l’armée ou de la police. 

Pendant que les colons agissaient 24h sur 24 à Tabaqat al-Jundi, des bulldozers de l’armée israélienne sont descendus vers le village voisin de Khalet al-Daba, qui est également dans la zone de tir 918. Depuis le mois de mai, les forces israéliennes ont attaqué le village de nombreuses fois, le réduisant pour l’essentiel à des ruines . Aujourd’hui, aucune maison n’est restée debout et seuls quelques tentes de fortune offrent aux habitants une faible protection face à l’hiver qui vient. 

Au cours des dernières semaines, deux patrouilles de l’armée israélienne, le 27 septembre et le 10 octobre, ont visé les structures restantes de Khalet al-Daba, ont démoli une tente faite de feuilles de plastique et de pierres et ont forcé Su’ad Dababseh, âgé de 60 ans à détruire les quelques briques qu’il avait préservées de la destruction de sa maison. Alors qu’il était en train de les disposer soigneusement, les soldats l’ont prévenu : « soit tu les détruis toi-même, soit on t’arrête » ; c’est ce qu’il a rappelé lors d’une conversation avec + 972.

Un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré en réponse à l’enquête de + 972, que « les éléments de construction cités à Khalet al-Daba, avaient été installés dans la zone de tir 918, qui est fermée à toute pénétration et circulation sans permis, sous peine d’être en infraction ». Le porte-parole a ajouté que les forces israéliennes « avaient effectué plusieurs actions de répression, en accord avec les procédures légales des priorités approuvées d’application de la loi ».

Le porte-parole n’a pas particulièrement abordé les questions de + 972 au sujet des constructions des colons israéliens à Tabaqat al-Jundi. 

Un véritable outil de dépossession éprouvé

Bien que l’armée ait occasionnellement donné des ordres d’évacuation aux communautés palestiniennes pendant des exercices militaires dans les zones de tir, l’impunité dont jouissent les colons dans la zone de tir 918 renforce ce que les habitants de Masafer Yatta savent depuis longtemps : ces zones n’ont jamais réellement été conçues pour de l’entraînement militaire, mais pour chasser les Palestiniens de leurs terres et faire place à des colonies juives. 

La zone de tir 918 a été déclarée comme telle au début des années 1980. À ce moment-là, Israël avait déjà désigné de vastes étendues de terre en Cisjordanie occupée, comme zones militaires fermées – officiellement interdites d’accès aux civils non considérés comme « résidents permanents ». L’État a, depuis, maintenu que les communautés palestiniennes de la zone de tir 918 vivent dans des « installations saisonnières », de manière à justifier leur expulsion. 

Le but véritable assigné aux zones de tir a été rendu explicite par l’architecte de cette politique, Ariel Sharon qui était alors ministre de l’agriculture. S’exprimant à une réunion de la division des colonies de l’organisation sioniste mondiale, l’ancien premier ministre déclara : « Les zones de tir ont été créées dans un but – constituer des réserves pour les colonies ». 

Depuis l’installation des premiers avant-postes dans la zone de tir 918 en 1999, les 12 villages de Masafer Yatta qui s’étendent sur un espace de 3 000 hectares, ont fait face à une menace existentielle de déplacement. Israël a effectué des milliers de démolitions et de confiscations visant des familles palestiniennes, en les empêchant de se brancher sur les réseaux d’eau et d’électricité, en pavant les voies ou même en introduisant des véhicules dans cette zone. En juillet 2022, une clinique mobile de Médecins Sans Frontières qui fournissait des services de soins de base a dû fermer parce que l’entrée dans la zone était interdite aux Palestiniens.

Au cours des années récentes, les colons ont continument accéléré leur enracinement dans la zone de tir. Entre 1999 et 2024, ils ont établi 11 avant-postes ; neuf datent des deux dernières années, dont six se sont implantées depuis le 7 octobre 2023.

La plupart de ces avant-postes sont regroupés dans la partie nord de la zone. En juillet 2012, l’armée à reclassifié l’essentiel de cette zone en « zone de tir inactive ». Le groupe de défense des droits humains Breaking the Silence a fait remarquer que ce changement protégeait commodément trois des plus récents et plus grands avant-postes – Havat Ma’on, Avigail et Mitzpe Yaïr – qui s’étendent en partie dans la zone de tir. En déclarant cette section « inactive », l’armée a de fait légitimé les avant-postes, les a protégés de contestations juridiques et a ouvert la voie à l’expulsion de huit villages palestiniens localisés dans la partie restant « active » de la zone. 

L’avocate des droits humains, Netta Amar-Shiff a expliqué que « la différentiation entre les zones est en quelque sorte informelle et qu’ils la maintiennent en zone grise. Pour les objectifs des avant-postes (juifs), la distinction existe. Pas pour les Palestiniens ». En pratique, lorsque des Palestiniens font appel d’ordresde démolition ou font des demandes de permis de construire, l’armée ne fait pas de distinction entre zones de tir « actives » ou « inactives » – les deux étant considérées comme terrains de démolition et les demandes de permis sont régulièrement rejetées. 

Ce double standard – dans lequel la construction par des Palestiniens est réputée faire obstruction à l’entraînement militaire pendant que les avant-postes des colons s’étendent librement, ne concerne pas uniquement la zone de tir 918.D’après l’organisme de surveillance des colons, Kerem Navot, le même modèle s’est répandu à travers la Cisjordanie au cours de la dernière décennie. Il est désormais évident dans la zone de tir 203 à l’ouest de Ramallah et dans la zone de tir 934 qui en est proche. 

Le prototype, comme le note le groupe, est la zone de tir 904A proche de Naplouse, à l’est du village d’Aqraba et de Beit Furik, que des colons ont progressivement conquis en totalité depuis la fin des années 1990. Au rythme actuel, un sort semblable attend les Palestiniens qui vivent encore dans la zone de tir 918.

Une impunité manifeste

Comme à Tabaqat al-Jundi, la construction de l’avant-poste illégal d’Al-Halaweh – où des colons ont déjà pris le contrôle de presque toute la terre en propriété privée, d’après le Conseil de Masafer Yatta – s’est accompagnée d’une forte hausse de la violence. « Cet avant-poste est devenu un cauchemar pour les habitants des villages alentour » a dit à + 972 Nidal Abou Younis, chef du conseil. « Les colons attaquent régulièrement les habitants et les élèves qui traversent ».

Le 28 août, des colons et des soldats de l’avant-poste ont pris d’assaut la maison de Ragheb Hoshiya, âgé de 50 ans, dans le village voisin d’Al-Mirkez, ils ont piétiné les téléphones et l’iPad de son fils et ont détruit des meubles. Avant de partir, ils ont dévié l’eau du puits de la famille pour leurs moutons et chameaux. « Notre souffrance est devenue insupportable avec ces colons aussi proches » s’est lamenté Hoshiya.

A la fin du mois de juin, des colons ont amené leurs moutons et les ont fait paître sur des terres appartenant à des familles d’Al-Mirkez. Lorsque les habitants ont essayé de faire partir le troupeau, les colons ont prétendu avoir été attaqués ; ils ont incité les soldats d’une base proche à venir pour arrêter environ 16 personnes, dont des femmes et des enfants. Depuis, les colons ont fait paître leur troupeau tous les jours dans les oliveraies et les terres cultivées des habitants. Nombre de ces derniers, terrifiés par la possibilité de vol et d’attaques, n’osent plus laisser leurs moutons dehors. 

Selon Abu Younis, le Conseil de Masafer Yatta a porté plainte en mai 2025 sur les attaques continues des colons des avant-postes voisins, en particulier après l’assaut brutal sur Jinba à la fin de mars et la prise de milliers de dounams de terres. La destruction de récoltes et les attaques répétées des habitants se sont faites systématiques, a-t-il dit. Le Conseil est toujours en attente de la réponse du tribunal israélien.

Le 27 septembre, neuf colons d’un avant-poste contigu à Khalet al-Daba a envahi le village d’Al-Fakhit avec un troupeau de moutons. Trois colons ont donné des coups de pied à un habitant et ont frappé à terre une militante de la solidarité en lui donnant des coups de bâton aux jambes qui ont nécessité des soins à l’hôpital de Yatta. Une autre activiste a reçu 20 coups de matraque et de chaussures. Les colons ont enfoncé leurs genoux sur son corps, lui frappant les jambes, les bras, le dos et le torse.

Ils ont craché sur les deux activistes, les ont traitées de « putes » et ont écrasé leurs téléphones, qui ont été retrouvés plus tard, cassés, dans une poubelle.

Pendant l’attaque, d’autres colons ont lacéré des sacs d’aliments pour moutons, perforé le tuyau d’arrivée d’eau du village, ouvert le réservoir d’eau et frappé les chiens. Ils ont aussi volé une caméra GoPro appartenant à un habitant et piétiné son keffieh. Le groupe ne s’est retiré qu’à l’arrivée de la police – mais a été vu plus tard s’éclaboussant dans le réservoir d’eau du village. L’attaque a duré environ 40 minutes. Personne n’a été poursuivi. 

Un porte-parole de l’armée israélienne a confirmé que l’armée avait reçu un rapport sur « plusieurs civils israéliens ayant attaqué des Palestiniens et des civils israéliens à Khirbet Fakhit ». Le porte-parole a ajouté que « les FDI sont arrivées sur place et ont commencé à rechercher des suspects, sans les trouver. Le traitement de l’incident a été transféré à la police israélienne pour poursuivre l’enquête ». 

Basel Adra est un militant, journaliste et photographe du village d’At-Tuwani dans le sud des collines d’Hébron