Déclaration de Fred Moten en faveur du boycott des institutions académiques israéliennes

J’ai appris une chose récemment alors que l’énergie rhétorique qui entoure l’idée et la réalité d’un boycott académique et culturel d’Israël – ce qui est le moins pour ceux d’entre….

J’ai appris une chose récemment alors que l’énergie rhétorique qui entoure l’idée et la réalité d’un boycott académique et culturel d’Israël – ce qui est le moins pour ceux d’entre nous qui sont toujours soucieux non seulement de la vie humaine en Palestine mais aussi, et plus généralement, d’une vie décolonisée, non-coloniale -, que cette rhétorique s’est amplifiée et intensifiée. Deux stratagèmes sont souvent utilisés dans la rhétorique anti-boycott et qui justifient, par conséquent, une attention spéciale. L’un prend la forme d’une négation/impuissance de la distinction entre l’individu et l’institution, qui apparaît comme essentielle pour la défense de la liberté académique israélienne. L’autre est de suggérer qu’un boycott académique et culturel d’Israël est légitime si, et seulement si, il est accompagné d’une action identique dirigée vers tout régime structuré par une application sélective de la brutalité envers une population sous son contrôle, ou, plus précisément, dirigée vers toute colonie de peuplement y compris, et plus particulièrement, les États-Unis d’Amérique.

Ces mouvements sont révélateurs précisément dans la mesure où ils affirment quelque chose à propos des relais à l’intérieur desquels opèrent les fantasmes de souveraineté. D’une part, la liberté académique israélienne, mais plus précisément l’activité académique israélienne en tant que telle, est comprise comme indissociable de ces institutions qui – il est vrai, sans débat – participent à l’occupation et en tirent profit, et sont donc considérées simplement comme la condition de la possibilité d’une intellectualité israélienne. Et d’autre part, le colonialisme de peuplement et la brutalité raciste sont implicitement reconnus comme étant les fondements structurels de la souveraineté israélienne et américaine, de sorte que nous sommes confrontés à la nécessité d’une critique générale de cette souveraineté et à une résistance à une telle autorité, par ceux-là mêmes qui l’incarnent et la promulguent, dans la crainte que cibler Israël avec une attention et une censure particulières, nous rende injustes.

L’incohérence morale est, bien sûr, exaspérante mais la tergiversation brutale dans laquelle les défenseurs de la liberté académique israélienne, et seulement israélienne, sont engagés attire-t-elle notre attention sur quelque chose de vrai ? Que faire si l’accusation de poursuite sélective, éhontée dans son aveu de la base factuelle de la poursuite, a pour effet d’exposer les conditions générales et les instruments d’une force et d’une terreur qui doivent soutenir l’État colonial ? Alors peut-être ferions-nous bien de prendre note de ce que les défenseurs de ce cas d’urgence épouvantable qui déborde au-delà des frontières d’Israël, constamment repoussées (comme une exclusion intégrante et une agression prétendument autoprotectrices), admettent avec le manque cavalier de considération et l’égocentrisme qui caractérisent le comportement foireux, pseudo-intellectuel de la souveraineté. Alors peut-être ferions-nous mieux encore de nous occuper du champ conceptuel local dans lequel l’intellectuel en tant qu’individu approuvé par l’État, l’institution intellectuelle approuvée par l’État, et l’État colonial de peuplement s’animent et se soutiennent mutuellement. Certes, une telle enquête nous permettrait et requerrait de nous de désavouer cet genre de réflexion, sous contrôle et pour contrôler, qui élargit toujours et seulement les conséquences matérielles de l’immatérialité épouvantable d’une souveraineté en faveur d’une très grande variété d’assertions éphémères. Ce qui est en jeu, enfin, dans l’opportunité qu’offre la situation rhétorique actuelle, c’est la question d’une connaissance réelle ou dénuée d’autonomie. Dans une autre façon de poser cette question : qu’est-ce que la liberté académique a à voir avec nous ?

Ceux d’entre nous qui essaient d’organiser et de faire campagne pour le BDS, tant au sein de la Modern Language Association qu’à l’extérieur, remarquent, à juste titre, que ceux qui s’y opposent, au nom de la liberté académique israélienne, ne se préoccupent nullement de l’agression encore plus démoralisante et absolue contre la liberté académique palestinienne que commet Israël, comme une question politique, depuis de nombreuses décennies. (Même ceux qui soutiennent l’idée même de liberté d’expression s’expriment pour défendre la liberté académique [israélienne] comme si vivre une telle contradiction requerrait ni pensée ni commentaire, peut-être dans la reconnaissance qu’aucune des différentes réconciliations de ces positions que l’on peut imaginer puisse être très réconfortante). Les partisans du boycott notent l’immoralité de cette position tout en prenant soin d’assurer à ceux qui la défendent que, dans tous les cas, BDS ne porte en aucune manière atteinte à la liberté académique israélienne telle que ses députés la définissent, strictement et exclusivement. Mais cela pose la question de savoir si oui ou non la liberté académique israélienne – ou, d’ailleurs, n’importe quelle liberté approuvée, protégée par un État, et aussi l’idée même de liberté académique dans la mesure où elle doit être approuvée et protégée par un État pour exister – si oui ou non elle devrait être soumise à une contrainte. Et si la liberté académique était définie justement par le fait que c’est une chose qui peut profiter à des peuples tels que les Israéliens, mais pas à des peuples tels que les Palestiniens ? Quelle est la liberté académique qui peut être exercée par les Israéliens et pas par les Palestiniens, et pourquoi les Palestiniens, ainsi que ceux qui leur sont solidaires, en veulent-ils ? Corollaire à cette question, mais absolument secondaire, celle concernant le coût de la liberté académique que les Israéliens sont invités à payer. Comme le dit la chanson maléfique, la liberté n’est pas gratuite. Que coûte la liberté académique à ceux qui sont censés en profiter ? C’est une question secondaire qui est, une fois encore, un corollaire à la question concernant le coût de la liberté académique appliquée pour ceux dont l’oppression la transpose dans l’existence et le soulagement. Cette problématique du coût est, bien sûr, indissociable d’une série de questions concernant les avantages. Nous nous approprions les avantages dus à la liberté académique sans tenir compte des avantages dus à la fugacité intellectuelle. La liberté académique est une question d’État. On ne sait pas clairement quelles sont les questions importantes pour nous qui sommes, et/ou qui pourrions choisir d’être, des apatrides.

Peut-être que nous devrions bouger et réfléchir face à la liberté académique approuvée par l’État, définie par la terreur, à un mode d’existence oxymorique de la normativité intellectuelle, qui est seulement instancié par la voie de l’exclusion et honoré toujours et seulement dans son non-respect, que ses défenseurs (néo-libéraux) gèrent constamment à travers un certain nombre de formes malfaisantes et brutales de réglementation d’évaluation. Réfléchissons aux profondes structures de la non-liberté dans laquelle les étudiants, partout et de tout âge, doivent opérer. La liberté académique est la condition dans laquelle les intellectuels se soumettent au modèle normatif du colon. La liberté académique est une forme de violence perpétrée par les dirigeants académiques qui opèrent sous la protection et dans l’intérêt d’un capitalisme racial d’État. Reconnaître cela comme une forme de violence est réactif et réactionnaire dans sa brutalité. Cela répond à une contre-violence à l’origine de la pensée et de l’imagination. Cela vise à réglementer la capacité de penser et il est impératif de la retourner. Il nous revient donc non seulement de ne pas revendiquer un droit à cette violence irréductible de la pensée et de la poésie, mais aussi, et plutôt, de soutenir que son existence passe avant le droit, avant l’État qui construit et garantit le droit au moyen d’une série de modalités d’exclusion que nous ne pouvons que refuser. Tout cela pour dire que l’appel à la solidarité auquel le mouvement pour le BDS tente de répondre offre aux membres de la MLA – et, en fait, à tous les intellectuels américains – un cadeau inégalé et incomparable qui nous permet et nous oblige à réfléchir sur notre façon de vivre et à ce que nous devons faire.