A la mémoire d’un artiste qui a donné vie aux enfants de Gaza

Dorgham Qreaiqea a mené des projets de films, de théâtre et de peinture avec une foi inébranlable dans le pouvoir de l’art de transcender la guerre. Une frappe aérienne israélienne l’a tué.

Dans cette terre où du ciel pleut du feu et où l’avenir est assombri par la fumée et les décombres, Dorgham Qreaiqea a planté des graines d’espoir.

Né en 1997, Dorgham était un artiste palestinien connu et aimé de beaucoup de gens à Gaza. Grâce au théâtre, au cinéma, à la peinture et aux chants, il a fait naître des sourires sur le visage des Palestiniens déplacés – surtout les enfants – au milieu du génocide. Mais Dorgham n’était pas qu’un peintre, un cinéaste ou un directeur de théâtre : avec son humble présence et sa voix tendre, il a donné aux gamins, dont l’enfance avait été volée par la guerre, la chance de rêver à nouveau, et l’espoir que ces rêves se concrétisent un jour.

Dorgham était un membre vital du projet Banafsaj à l’Institut Tamer pour l’Éducation Communautaire, association à but non lucratif fondée en 1989 pour élargir l’accès des enfants aux livres, au théâtre et autres domaines de l’éducation à la culture. Banafsaj (la couleur pourpre en arabe) est une équipe, dirigée par des jeunes et spécialisée dans les arts visuels, qui rassemble les jeunes pour qu’ils découvrent l’art, la peinture, la photographie, le design et la sculpture en tant que formes d’expression créatrice et d’apprentissage collectif.

Dorgham ne voyait pas l’art et le divertissement comme un luxe en temps de guerre, mais comme des nécessités urgentes et fondamentales pour préserver son âme. Même après que l’armée israélienne ait détruit sa maison et son studio, il a écrit : « L’espoir n’est tué que par la mort de l’âme, et l’art est mon âme – il ne mourra pas. »

Le 18 mars, Dorgham, sa femme Aya, et 26 membres de sa famille ont été tués dans une brutale agression israélienne qui visait sa maison dans le quartier de Shuja’iyya de la ville de Gaza. Mais l’espoir et la joie qu’il avait plantés ne sont pas morts. Ils résonnent encore chez les enfants palestiniens qui étaient entassés partout dans Gaza dans des tentes de réfugiés, où Dorgham a créé pour eux des projets artistiques et monté des productions culturelles – des actes de résistance en tant que tels.

Des enfants participent à un atelier de peinture organisé par Dorgham Qreaiqea le 12 août 2024. (Avec l’aimable autorisation de la famille Qreaiqea)

L’art contre le siège

J’ai contacté Dorgham l’année dernière pour en apprendre davantage sur son travail pour ma recherche sur la culture et les expériences de vie des enfants à Gaza. Ce qui a commencé comme une interview s’est développé en profonde amitié.

Dorgham avait une foi inébranlable dans le pouvoir de l’art pour réparer les esprits brisés et défaits. « L’écran est plus grand que la guerre », avait-il l’habitude de me dire, phrase qu’il avait entendu prononcer un jour par un participant à l’un de ses spectacles. Pour lui, ce n’était pas une métaphore poétique ; c’était un mantra, un plan d’action. Dans le cinéma, il voyait une passerelle qui transcende le blocus vers un monde où les enfants pouvaient simplement être des enfants – ne serait-ce que pour une heure.

Pour une initiative qu’il a appelée « Cinéma de camp », Dorgham a transformé les murs en nylon des tentes en écrans de projection, projetant des films d’animation en plein air. Les enfants se sont rassemblés pieds nus sur le sable, les yeux scintillant comme des étoiles, attendant des histoires qui les transportent vers un monde sans murs. Ils n’avaient pas besoin de pop-corn ou de sièges en cuir ; tout ce dont ils avaient besoin, c’était Dorgham, son projecteur et les histoires qu’il apportait.

Mais Dorgham ne s’est jamais contenté de relayer les histoires des autres. Il a écrit et dirigé des pièces qui reflétaient la vie sous les tentes autour de lui – telles que « Journaux des Personnes Déplacées ». A  travers une série de sketches et de monologues comiques, la pièce dépeignait les combats quotidiens dans les camps de personnes déplacées – des pénuries alimentaires et de l’entassement aux absurdités de l’adaptation à la vie sous une tente – le tout vu à travers les yeux d’enfants qui tâchent de trouver un sens à un monde brisé. Pour Dorgham, ces scènes théâtrales étaient une thérapie collective, un outil vers l’espoir et la survie.

Une représentation de « Journaux des Personnes Déplacées » le 7 novembre 2024 dans un camp de tentes à Al-Qarara près de Khan Younis au sud de Gaza. (Avec l’aimable autorisation de la famille Qreaiqea)

Pendant l’été 2024, alors que les avions de guerre vrombissaient au-dessus de nos têtes, Dorgham a rempli des piscines gonflables avec de l’eau pour les enfants de Khan Younis et d’Al Qarara au sud de Gaza. Ils se sont aspergés et ont crié de joie, comme si le monde autour de ces piscines en caoutchouc n’existait pas. En août, il a déroulé une toile de 30 mètres pour que des dizaines d’enfants la couvrent de leurs peintures et des empreintes de leurs mains. Il n’y avait ni instructions ni limites – juste une invitation ouverte à dessiner.

Le travail de Dorgham a également ouvert un espace aux enfants de Gaza pour qu’ils parlent de ce qu’ils avaient perdu. Soit dans le dessin d’une maison qui n’existe plus, soit dans un jeu qui consiste à faire la queue pour avoir de l’eau, son art reflétait leur vie – et les invitait à en imaginer de nouvelles.

Dans les semaines qui ont précédé son martyre, Dorgham a continué à organiser et installer des projections de films pour les enfants déplacés dans les camps. L’équipe n’avait ni électricité, ni internet stable, ni financement. Et pourtant, ils suspendaient des bannières à l’entrée des camps, apportaient des groupes électrogènes à gaz, et tendaient aux enfants des tickets écrits à la main. Ces spectacles étaient des affirmations de vie pour les enfants de Gaza : Vous êtes là. Vous avez de l’importance. Vous méritez d’être heureux.

Une vaste imagination pour un monde étriqué

Je me rappelle souvent une photo de Dorgham se tenant sous une citation du grand écrivain palestinien Hussein Barghouti tirée de son roman autobiographique « La Lumière Bleue » : « Il faut avoir une vaste imagination pour un monde étroit. »

Dorgham Qreaiqea se tient devant la maison HatHat à Shuja’iya, ville de Gaza. (Avec l’aimable autorisation de la famille Qreaiqea)

C’est une photo que je partage dans presque toutes les conférences que je donne sur le pouvoir de la littérature jeunesse en Palestine, et spécialement à Gaza. Sur cette photo, Dorgham se tient les bras tendus vers le ciel, portant en lui les chagrins des enfants de Gaza et toute l’espérance qu’il n’a jamais abandonnée. Dorgham n’était pas un saint – il n’y en a pas à notre époque – mais il incarnait une sorte de sacralité enracinée dans sa présence dans les camps, son engagement envers les enfants de Gaza et sa foi inébranlable dans le pouvoir des rêves.

De Dorgham, j’ai appris à calmer les voix du désespoir qui dérivent si souvent dans l’atmosphère de nos jours et, au lieu de se focaliser sur l’action – sur le besoin de maintenir vivant l’espoir des enfants et de faire de la place pour un avenir, même au milieu d’une destruction massive. Sa façon de résister n’était pas bruyante, mais elle était constante et volontaire : il a choisi de bâtir et de créer quand tout les reste incitait à capituler.

Dorgham a agi avec l’urgence et la générosité de quelqu’un qui savait que le moment était fragile. Quand il est revenu à Gaza ville en février, après 15 mois de déplacement, et qu’il a trouvé sa maison et son studio en ruines, il a écrit : « Aujourd’hui, tout est détruit. Mon studio – autrefois mon refuge de créativité et de liberté – n’est maintenant que ruines sous le poids des machines de guerre. L’armée israélienne, qui a longtemps abusé de son pouvoir, a détruit toutes mes œuvres d’art.  Des œuvres qui exprimaient l’histoire, la patrie, les peines et les rêves d’un peuple. »

Mais, bien qu’Israël ait pris sa vie et détruit son art, Dorgham demeure : dans les empreintes colorées de mains sur le tissu d’une tente ; dans la mémoire d’un enfant qui a ri un jour à l’une de ses pièces ; dans un écran encore debout. Dorgham était convaincu que ni l’art ni les gens ne meurent tant que l’esprit survit. Et l’esprit de Dorgham était celui d’un artiste : obstiné, lumineux et inébranlable.