On m’a tiré dessus dans le Vermont. Qu’en aurait-il été en Cisjordanie ?

M. Awartani est un étudiant palestino-américain de l’université Brown.

En cette froide nuit d’automne à Burlington (Vermont), ce n’était pas la première fois que je regardais une arme à feu du côté du canon. Ce n’était même pas la première fois qu’on me tirait dessus. De l’autre côté de la planète, en Cisjordanie, cela m’était déjà arrivé.

Lors d’une chaude journée de mai 2021, un camarade de classe et moi, tous deux âgés alors de 17 ans, manifestions à proximité d’un checkpoint à Ramallah. Des balles en caoutchouc ou en métal atteignaient la foule, alors que nous n’avions pas d’armes. Une balle en caoutchouc m’a atteint ; mon camarade a reçu l’autre type de balle. Auparavant, nous étions des élèves de terminale préparant avec acharnement notre examen de chimie ; ce jour-là, face aux armes israéliennes, nous étions une masse de terroristes, exclus de l’humanité.

En cette nuit de novembre, quand mes deux amis et moi avons été touchés par des balles en longeant la North Prospect Street, je n’ai donc pas été particuIièrement surpris de me retrouver allongé sur la pelouse d’une maison blanche, du sang éclaboussant l’écran de mon téléphone. Chez moi, à Ramallah, je savais qu’il suffirait d’un accident malencontreux pour que je perde tout mon sang ; il est arrivé que des soldats israéliens empêchent des secouristes de soigner des Palestiniens blessés. Mais je ne m’étais pas attendu à éprouver cette crainte dans une rue tranquille du Vermont, en me promenant avant le dîner du Thanksgiving.

Les coups de feu tirés sur trois Palestino-américains à Burlington ont suscité davantage de commentaires médiatiques que tout acte de violence contre les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie depuis le 7 octobre. Pourquoi les médias d’information et les reporters font-ils des interviews de nos mères et des portraits de nous alors que des jeunes gens de mon âge reçoivent des balles de snipersvont en prison pour des durées indéterminées et sans jugement et sont réduits au rang d’élément statistique ?

C’est une question qui me ronge depuis des mois. La raison en est-elle qu’un crime si violent a bouleversé le paisible Vermont ? Ou bien que mes amis et moi fréquentions des universités américaines renommées ? Le moment où nous avons essuyé ces tirs, lors d’un week-end festif, a-t-il joué un rôle ? Certainement, mais pour moi, le facteur déterminant est la façon d’envisager tel ou tel crime : au lieu des colonies, des accords d’Oslo ou de l’intifada, les commentaires concernant notre fusillade comportaient des termes comme “violences par armes à feu”, “crimes de haine” ou “extrémisme de droite”. Au lieu d’être mutilés dans des rues arabes, nous avions été blessés dans l’Amérique des petites villes. Au lieu d’être considérés comme des Palestiniens, nous étions pour une fois vus comme des personnes.

La mort et la déshumanisation font partie du statu quo pour les Palestiniens. En grandissant, nous prenons l’habitude de passer au crible des checkpoints et d’être fouillés au corps, des fusils d’assaut étant braqués sur nous pendant toutes ces opérations. Le résultat est un calcul existentiel incessant : si un autiste sans armeun enfant de 8 ans ou une journaliste portant un gilet où figure l’inscription “Presse” ont pu être considérés comme une menace assez grave pour faire l’objet de tirs mortels, je dois reconnaître que ma seule existence en tant que Palestinien fait de moi une cible légitime.

Cette dynamique était pour moi si omniprésente que je n’ai pas vraiment pu la traduire en mots jusqu’à ce que je quitte la Cisjordanie pour fréquenter une université aux États-Unis. Mes cours m’ont donné le vocabulaire nécessaire pour comprendre la déshumanisation, le portrait du colonisé comme un primitif violent. J’ai compris que l’infrastructure de l’occupation — les checkpoints, les incarcérations, les spoliations commises par les colons armés — était construite autour de la violence dont j’étais censé être capable, et non de la personne que j’étais.

Ce système d’altérisation — les routes réservées aux Israéliens, les colonies entourées de barrières, le mur de “sécurité” — fait partie intégrale de la psyché de l’État d’Israël. Pourtant, loin de mettre en sûreté les Israéliens, il inflige simplement une humiliation massive aux Palestiniens. Presque la moitié des Palestiniens vivant aujourd’hui sont nés après la violence de la deuxième intifada, et n’ont eu d’interaction avec les Israéliens que dans les limites de l’appareil sécuritaire édifié dans son sillage. L’appareil militaire chez moi, en Cisjordanie, est juge, jury et bourreau. Tandis que les colons de Cisjordanie sont régis par les lois civiles israéliennes, les Palestiniens dépendent des lois militaires. C’est comme si nous étions tous d’emblée des combattants.

La déshumanisation à laquelle nous sommes exposés est double : au-delà des aspects quotidiens de nos vies, elle imprègne la couverture médiatique de ce que nous vivons. Dans les informations, notre appartenance à un mouvement armé est présumée, nos tueurs restent sans nom, et nos morts sont regroupées en statistiques. En quelque sorte, nous mourons sans avoir été tués. Même la véracité de nos morts est mise en question. L’étendue du nombre de civils morts à Gaza ne devrait pas constituer une surprise quand le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, peut parler en toute liberté d’“animaux humains”.

Je pense de nouveau aux circonstances dans lesquelles nous nous sommes fait tirer dessus, moi et mes deux amis Kinnan Abdalhamid et Tahseen Aliahmad, et je les imagine dans le contexte de la Cisjordanie. Un Hisham, un Kinnan, un Tahseen atteints là-bas par des coups de feu auraient pu mourir sans secours. Nos noms auraient circulé pendant un jour ou deux dans les cercles propalestiniens, mais en fin de compte, nous n’aurions été commémorés que par une affiche dans les rues de Ramallah, nos visages finalement rongés par le temps comme tous ceux, innombrables, devant lesquels je suis passé dans les rues de mon pays. Si ce scénario ne suscite pas en vous les mêmes sentiments que les tirs qui m’ont atteint, si votre premier instinct lorsqu’un Palestinien est abattu, mutilé, handicapé à vie, est de trouver des justifications, je ne veux pas de votre soutien.

Quand j’étais encore à l’hôpital, nous avons reçu la visite, ma famille et moi, d’un ami qui venait de parvenir à quitter Gaza. Il nous a raconté comment il avait vu le début des bombardements israéliens depuis son balcon, puis avait rapidement pris une douche avant de partir de chez lui avec un sac de voyage préparé à l’avance. Il m’a parlé des tentes, de la faim, des explosions, mais il y a une chose qui m’a vraiment frappé dans le récit qu’il a fait des épreuves subies.

Voici ce qu’il a expliqué : pour lui, la seule manière de survivre à Gaza avait été d’accepter qu’il était déjà mort. Il avait fallu qu’il consente à l’idée que sa vie telle qu’il la connaissait était terminée pour pouvoir apprécier une bouffée de cigarette et une gorgée de café le matin. Cette acceptation est l’objectif du complexe israélien de déshumanisation. Être palestinien aujourd’hui, c’est accepter ce destin.

Je suis revenu sur le campus depuis février, et l’adaptation a été difficile. L’homme qui est accusé d’avoir tiré sur moi a plaidé non coupable pour trois chefs d’accusation de tentative de meurtre non prémédité. Mais mon esprit est ailleurs. Tous les matins, quand je me réveille, je consulte un chiffre. Il est supérieur à 35 000. Il est difficile pour moi de consentir à la réalité d’une perte aussi immense.

Pendant les cours, entre les mythes mésopotamiens et l’algèbre commutative, quelques pensées tournent en boucle dans mon cerveau : comment pouvons-nous revenir d’une douleur pareille ? Comment avons-nous pu laisser cela arriver ? Que sommes-nous censés faire de ce monde où les morts palestiniennes sont justifiées par des arguments répétés inlassablement sur les chaînes d’information ? Je rêve de rentrer chez moi, de retrouver mes oliviers, mes chats, ma famille.

Je me rends compte cependant que, dès que j’aurais quitté la Jordanie par le pont du Roi Hussein pour entrer en Cisjordanie, je retrouverai mon identification de terroriste en puissance. Je cesserai d’être un étudiant de premier cycle à l’université Brown, un jeune homme qui apprend l’archéologie et les mathématiques, un fan des San Francisco Giants, un passionné d’histoire des Balkans. La totalité de mon identité se réduira à mon aptitude à la violence, non en tant qu’être humain, mais en tant que Palestinien.