Lettre à la présidente de Columbia, Minouche Shafik

Vous n’assurez la sécurité de personne, sauf de vos donateurs, administrateurs et du fonds de dotation de l’université.

Chère présidente Nemat Minouche Shafik,

En tant qu’ancien membre du corps professoral de l’Université Columbia et père d’un étudiant diplômé de Columbia (titulaire d’un doctorat), je suis franchement dégoûté par vos actes draconiens, contraires à l’éthique, illégaux et malhonnêtes envers vos propres étudiants et enseignants.

Au motif de maintenir les étudiants en sécurité, vous faites venir la police municipale de New-York sur le campus pour briser un campement pacifique, mettant en danger des centaines d’étudiants protestataires – dont beaucoup sont des étudiants juifs et des étudiants de couleur – et la communauté du campus au sens large. Étant données les pratiques racistes de la police de New York, le fait que vous soumettiez des étudiant.es noir.es, latin.es, arabes et sud-est asiatiques à la répression policière suggère que vous êtes inconsciente ou indifférente au traumatisme dont nos communautés ont fait l’expérience avec la police.  Et la décision de votre administration d’expulser des étudiants de leurs résidence universitaire, de les priver de leurs cartes de restauration et de les voir accusés d’intrusion, n’est rien moins que vindicatif. Après avoir encaissé leurs frais de scolarité, vous en faites des sans-abris et les placez dans une insécurité alimentaire potentielle. Comment cela assure-t-il la sécurité des étudiants ? En tant que présidente, vous devez être bien informée du nombre d’étudiants en situation de vulnérabilité financière inscrits à Columbia.

En quarante ans, je n’ai jamais vu une cruauté aussi flagrante à l’égard d’étudiants et d’enseignants.

Au prétexte d’assurer la sécurité des étudiants, vous suspendez des sections de l’association des Étudiants pour la Justice en Palestine (SJP) et d’Une Voix Juive pour la Paix (JVP) pour avoir organisé une manifestation pacifique destinée à attirer l’attention sur la guerre génocidaire d’Israël à Gaza et sur l’escalade de la violence en Cisjordanie. Lorsque deux étudiants ont attaqué  un rassemblement antiguerre sur les marches de la Bibliothèque du Mémorial Low le 19 janvier en versant sur ceux qui étaient assemblés un agent chimique qui avait une odeur nauséabonde, causant l’hospitalisation de plusieurs personnes, qu’avez-vous fait pour assurer la sécurité des étudiants ?  Les assaillants n’ont pas été arrêtés et, bien que le vice-recteur de l’université par intérim ait annoncé qu’ils étaient exclus du campus peu après l’attaque, la décision de les suspendre a été rendue publique il y a seulement quelques jours. À l’inverse, vous avez amené la police de New York sur le campus pour réprimer une manifestation de suivi organisée pour attirer l’attention sur cette attaque.

Lorsque Mohsen Mahdawi, un étudiant palestinien, a reçu des menaces de mort d’une personne participant à une contre-manifestation, personne n’a appelé à faire une enquête ni pris des mesures positives pour assurer sa sécurité. Et quand publierez-vous une déclaration exprimant une profonde sympathie pour tous vos étudiants palestiniens qui ont perdu de la famille et des amis dans l’offensive militaire d’Israël ?

Lorsque des étudiants opposés à la guerre subissent du harcèlement moral pour leur supposé soutien au « terrorisme » et que leurs noms et leurs visages s’étalent sur ces sites comme Canary Mission, que faites-vous pour les protéger ? Et pourquoi donc autorisez-vous la police et des employés de l’université à détruire de la nourriture donnée au campement pour Gaza ou, ainsi que l’ont rapporté des étudiants en journalisme de Columbia, permettez-vous  à la police de New York d’empêcher un étudiant d’aller chercher des médicaments dans sa chambre ? Comme vous le savez, ou non, cet étudiant a eu une crise pour n’avoir pas pris ses médicaments.

Pourquoi le professeur Shaï Davidaï, qui cible et identifie les étudiants opposés à la guerre sur son compte des réseaux sociaux, mettant leur sécurité en péril, n’a pas été suspendu, tandis que des manifestants étudiants pacifiques ont non seulement été arrêtés mais également suspendus et privés de leurs droits à terminer le trimestre académique ? Comment se fait-il que vous menaciez de suspension ou de licenciement immédiat les professeurs Joseph Massad et Mohamed Abdou, deux intellectuels distingués, lors d’une audience télévisée en direct et que vous mentiez à propos de leurs statuts d’emploi et attisiez les fausses allégations du Comité du Congrès ?  Et pourquoi déformez-vous les remarques du professeur Katherine Franke sur les étudiants israéliens qui ont servi dans l’armée israélienne ? Dans vos efforts désespérés pour détourner les attaques venant de l’entourage d’Élise Stefanik, vous avez abandonné les principes de la liberté académique – dont votre obligation de tenir un discours de vérité, pertinent et nuancé – et vous avez sacrifié la sécurité de vos collègues. Votre « témoignage » fait exactement le jeu des membres du comité qui veut détruire l’université.

Columbia a coutume de balancer ses professeurs, en quelque sorte, en particulier des collègues critiques d’Israël. J’ai été témoin des méchantes attaques contre Joseph Massad et Rachid Khalidi au début des années 2000, et nombre d’entre nous ont essayé de nous solidariser avec eux contre une administration indifférente, voire hostile. Mais dans mes presque quarante années de professorat, je n’ai jamais vu une cruauté aussi flagrante envers des étudiants et des enseignants, une telle lâcheté face à ce qui équivaut à une chasse aux sorcières de droite ni une telle malhonnêteté éhontée. Dans votre récente déclaration, vous prétendez certes n’avoir eu le choix que d’appeler la police pour vider le campement et vous avez donné à votre décision une touche de légalité en affirmant avoir invoqué la Section 444 des statuts de l’université. Mais cette section exige que vous consultiez le comité exécutif du Sénat de l’Université avant d’autoriser la police à venir sur le campus et, selon au moins trois membres du comité exécutif, dont son président, vous avez pris une décision unilatéralement.

Je n’ai pas grand-chose à dire de plus. Vous avez été condamnée par vos enseignants, par la majorité des étudiants et par des intellectuels et des militants pour les droits humains du monde entier. Vous n’assurez la sécurité de personne, sauf celle de vos donateurs, des administrateurs et du fonds de dotation de Columbia. Parmi ces mêmes administrateurs et donateurs, il y a des personnes qui ont souhaité punir ces étudiants en leur bloquant l’accès à de futurs emplois.

Les étudiants font ce que vous devriez faire : ils dirigent

Les universités ne sont pas supposées ressembler à de la dictature ou à des compagnies parmi les 500 plus riches, quelle que soit leur taille ou leurs dotations. La gouvernance des enseignants, l’honnêteté intellectuelle, la défense robuste de la liberté académique et le droit des étudiants à la liberté d’expression sont les principes centraux de l’université. En tant que responsables d’institutions chargées d’éduquer, de loger et de protéger de jeunes personnes (dont beaucoup sont des adolescents éloignés de chez eux), les dirigeants de l’université sont responsables de leur sécurité et de leur bien-être. Je suspecte que vos postes précédents, exécutifs et managériaux à la Banque Mondiale, au Fonds Monétaire International et à la Banque d’Angleterre ne vous ont pas préparée à diriger une université. Comme vous l’avez-vous-même déclaré  dans votre témoignage au Congrès, la politique et les pratiques disciplinaires envers les étudiants de Columbia « ont parfois été incapables de répondre aux exigences du moment », ne laissant à votre administration d’autre choix que de changer les règles sans apport des enseignants ni préavis aux étudiants. Déclarer par décret qu’une manifestation extérieure pacifique pose « un danger clair et actuel au fonctionnement substantiel de l’université » est une redéfinition radicale du « danger » qui rappelle La Red Scare (peur des Rouges) ou les lois antiterroristes.

Hélas, vous n’êtes pas seule à vous tourner vers la répression d’État pour faire taire les étudiants. Les présidents de l’Universités du Texas à Austin de l’Université d’État de l’Ohio, de l’Université de Pittsburgh et d’Emerson, entre autres, ont aussi appelé la police contre des manifestations et campements non violents. C’est un jour sombre pour l’enseignement supérieur des États-Unis, en particulier à un moment où des extrémistes de droite mènent la guerre contre la liberté académique et toutes sortes d’études critiques.

Pourtant, comme ont dit les courageux étudiants que vous avez arrêtés et suspendus, c’est un jour encore plus sombre pour le peuple de Palestine. Les universités de Gaza sont maintenant des ruines, nombre de leurs enseignants, employés, étudiants et administrateurs dont trois présidents d’universités – ont été tués et la plupart des bibliothèques, archives et librairies détruits. Ces étudiants risquent leur avenir pour exiger que les universités désinvestissent de leurs avoirs en Israël et chez les fabricants d’armes et que leurs dirigeants se comportent de manière éthique – dans leurs investissements, leurs relations à leurs propres communautés voisines et leur traitement des étudiants, des enseignants et des employés.

En d’autres termes, ils font ce que vous devriez faire : diriger. Il est temps de suivre leur direction, d’écouter leurs revendications, de reconnaître la perte de dizaines de milliers de vies palestiniennes, de cesser de financer l’apartheid et le génocide, d’abandonner les accusations contre les manifestants, de les restaurer dans leur statut d’étudiants, de leur octroyer une amnistie totale, de leur présenter des excuses, et de publier une déclaration forte condamnant le génocide et présentant des condoléances et du soutien aux membres de la communauté qui ont perdu de la famille et des amis.

Robin D. G. Kelley est professeur d‘histoire américaine de la chaire Gary B. Nash à UCLA et un contributeur à la Boston Review. Parmi ses nombreux ouvrages, on compte Freedom Dreams : The Black Radical Imagination. (Rêves de liberté : l’imagination noire radicale)