Thomas Blom Hansen : Pourquoi je soutiens le boycott des institutions académiques israéliennes

[Cet article a été publié initialement sur Anthropology News dans le cadre d’une discussion sur le boycott et l’anthropologie].

Par Thomas Blom Hansen (Université de Stanford)

Politiquement, j’ai mûri en militant contre l’apartheid dans mon Danemark natal à la fin des années 70. Nous militions pour un boycott total de l’Afrique du Sud. L’Assemblée générale de l’ONU le recommandait depuis les années 60, mais les sanctions internationales effectives ont été sans cesse bloquées par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France au Conseil de sécurité jusqu’en 1988 (deux ans avant la libération de Mandela). Malgré tout, la campagne s’est renforcée quand de nombreux pays ont imposé des sanctions et des embargos commerciaux à l’Afrique du Sud. En 1986, le Congrès américain a enfin adopté des lois pour boycotter l’Afrique du Sud dans bon nombre de domaines.

Nombreux sont ceux qui oublient les défis que nous avions à relever à l’époque. Nous étions qualifiés de radicaux, déséquilibrés, inéquitables, agents du communisme soviétique et partisans d’ « organisations terroristes » telles que la branche armée de l’ANC, Umkonte we Sizwe. On nous disait qu’il y avait deux versions de ce conflit ; que nous devions aller voir par nous-mêmes (nombre d’entre nous étaient en effet allés en Afrique du Sud, ce qui n’a fait que renforcer notre engagement pour cette cause) ; et que les Noirs d’Afrique du Sud avaient une vie meilleure que la plupart des Noirs du continent africain.

Nous avons appelé au boycott parce que nous avons vu la spoliation systématique d’un peuple tout entier (qui s’est fait volé ses terres, son histoire, ses moyens de subsistance, ses droits politiques, sa dignité, sa vie et son avenir) par un état puissant et riche, qui avait l’armée la plus puissante d’Afrique et était soutenu par les grandes puissances occidentales.

Est-ce que la campagne de boycott a porté ses fruits ? Oui, elle a contribué à l’érosion progressive de la légitimité et de la réputation du régime de l’apartheid dans le monde. Aujourd’hui, on trouvera difficilement quelqu’un qui admette avoir soutenu un jour l’apartheid ou s’être opposé à un boycott de l’Afrique du Sud.

Est-ce qu’elle a porté préjudice et incommodé des gens en Afrique du Sud ? Oui, dans beaucoup de domaines, notamment pour de nombreux Sud-Africains noirs dont les intérêts et l’avenir nous étaient confiés. Mais la plupart des organisations progressistes civiques, religieuses et politiques d’Afrique du Sud ont fortement soutenu le boycott. La plupart des Sud-Africains noirs ont vivement apprécié ces initiatives. Cela leur a donné le sentiment qu’ils étaient moins oubliés par le monde.

Le mouvement de boycott comprenait des appels au boycott des institutions académiques, des universitaires, des contrats d’auteur, des échanges universitaires, des conférences, entre autres. Ces mesures étaient appliquées à toutes les institutions et à tous les universitaires d’Afrique du Sud. L’histoire de ce boycott académique a été décrite dans une analyse approfondie de Lancaster et Haricombe. Ils tirent la conclusion que le boycott a progressivement, symboliquement et indirectement isolé les universitaires sud-africains et affaibli la crédibilité du régime. Voir l’analyse ici.

J’avais grandi avec l’histoire héroïque du sauvetage de Juifs danois pendant la guerre, et la relation particulière entre le Danemark et Israël faisait partie de notre vie : rencontres interclasses, manifestations culturelles, conférences de scientifiques renommés, concerts, vente de produits israéliens dans nos magasins, et un flux continu de Danois qui allaient passer du temps dans des communautés progressistes des kibboutz. A l’époque, dans notre conception du monde, Israël et l’Afrique du Sud appartenaient à deux catégories très différentes. L’Afrique du Sud était le dernier bastion du colonialisme, dominée brutalement par une communauté blanche, provinciale et culturellement moins avancée. Israël, au contraire, paraissait être une démocratie plus cosmopolite, remplie de vifs débats et de critiques à l’égard de l’occupation qui se renforçait dans les territoires palestiniens. Même si l’occupation violait clairement le droit international et les droits de l’homme des Palestiniens, et même si les associations palestiniennes appelaient à une action contre Israël, un boycott total ne semblait pas être une mesure adéquate à l’époque.

Cette idée qu’on a d’Israël et des politiques israéliennes n’a pas changé pour beaucoup de personnes dans le monde qui sont de sensibilité libérale. Mais les évènements qui se sont produits dans les territoires occupés ces vingt dernières années ont été si graves que cette position doit être revue : l’expansion systématique des colonies et le vol des terres dans toute la Cisjordanie, le sabotage des accords d’Oslo, l’affaiblissement de l’Autorité Palestinienne, la construction du mur, la vie et l’infrastructure de Gaza détruites par les opérations successives de l’armée, le harcèlement quotidien des Palestiniens par les FDI, la diabolisation des Arabes israéliens présentés comme des ennemis de l’intérieur. Ce sont seulement quelques exemples des actes les plus flagrants de violence étatique exercée contre toute une catégorie de gens.

L’Israël d’aujourd’hui est différent de l’image plus idyllique avec laquelle j’ai grandi comme beaucoup d’autres gens. Son économie et sa société sont plus militarisées et sécuritaires que jamais. Le paysage politique est dominé par des partis qui vont de la démocratie belliqueuse au racisme pur et simple. Le discours politique traditionnel de paix et de coexistence d’autrefois a laissé place à un discours criard de danger et de peur. Même les détracteurs modérés des politiques de l’état israélien sont accusés de haine envers les Juifs, ou plus généralement d’être carrément antisémites.

Je ne peux m’empêcher de faire la comparaison avec la réaction vive et agressive du régime de l’apartheid dans les années 80 alors qu’il était des plus isolés dans le monde. Des personnalités religieuses respectables comme Desmond Tutu et Alan Boesak étaient présentées comme des agents du communisme mondial assoiffés de sang ! C’était tout aussi insensé que la déclaration récente de Netanyahu disant que la campagne BDS apporte en réalité son soutien à Daech… !

Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement des organisations politiques comme l’OLP qui appellent au boycott d’Israël. Le mouvement BDS actuel répond aux appels de tout un groupe d’associations de la société civile palestinienne, de professionnels et d’universitaires qui, après avoir essayé pendant des années de coopérer avec leurs homologues israéliens, se sont retrouvés dans l’impasse. Inévitablement, ils en concluent que seul le boycott total au niveau mondial, le désinvestissement et les sanctions, face aux politiques agressives de l’état d’Israël, peuvent commencer à changer la situation désespérée de millions de Palestiniens.

Je veux soutenir cette initiative parce que ce que je vois maintenant ressemble fort à ce que j’ai vu dans les années 70, je reprends mes mots : « un peuple tout entier qui s’est fait volé ses terres, son histoire, ses moyens de subsistance, ses droits politiques, sa dignité, sa vie et son avenir (par un état puissant et riche, qui a l’armée la plus puissante de la région et est soutenu par les grandes puissances occidentales). »

Je veux soutenir cette initiative de là où je suis, pense et travaille. Je crois qu’un boycott académique des institutions israéliennes qui participent activement à des mesures de soutien à l’occupation continue du territoire palestinien est le seul moyen d’avancer. Il ne changera peut-être pas la politique israélienne, et oui, il pourrait paraître seulement « symbolique », comme les défenseurs de la politique israélienne ne manquent jamais de nous dire. Mais comme tout anthropologue le sait, les symboles et les actions symboliques sont au cœur de la vie humaine et peuvent changer les choses, même si c’est souvent lentement et indirectement (tout comme le boycott de l’Afrique du Sud a porté ses fruits lentement, symboliquement et indirectement).

Pour moi, participer à un boycott académique d’institutions israéliennes ciblées est avant tout une manière appropriée de soutenir nos collègues palestiniens en lutte dans leurs universités qui manquent de financement et sont marginalisées. C’est aussi une manière de dire à nos collègues israéliens des universités que nous n’avons pas peur de prendre une position claire à ce sujet et que nous les encourageons à faire de même. Dans l’Afrique du Sud des années 80, des lois d’exception draconiennes ont restreint ce que les universitaires, entre autres, pouvaient dire et faire publiquement. Les universitaires israéliens ne sont soumis à aucune restriction semblable. Et pourtant, curieusement, peu nombreux sont ceux qui ont exprimé leur solidarité envers leurs collègues palestiniens ou qui ont protesté contre la violation systématique des droits des Palestiniens par l’état d’Israël.

A tous ceux qui disent que « oui, BDS était approprié dans le cas de l’Afrique du Sud, mais il ne l’est pas dans le cas d’Israël », prenez le temps de réfléchir à ce qui s’est vraiment passé en Afrique du Sud dans les années d’apartheid et à ce qui se passe vraiment aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie. Plutôt que de considérer cette comparaison comme intrinsèquement injuste et même antisémite, comme on le dit souvent, notre devoir en tant qu’universitaires est d’examiner les faits, le nombre de morts, l’organisation de la privation, l’humiliation quotidienne, le vol des terres, les cadres juridiques et bien d’autres choses. Ayons un vrai dialogue, et utilisons nos moyens d’anthropologues et d’universitaires pour faire naître un débat vraiment éclairé qui nous permette de comprendre et d’évaluer correctement ce qui se passe en Israël et en Palestine depuis de nombreuses années.

Je demanderai aussi à mes collègues qui sont partagés sur cette question de prendre le temps d’analyser les faits du véritable boycott académique de l’Afrique du Sud. Il était assez radical et direct, il ne faisait pas de distinction entre les institutions et visait aussi bien les universitaires à titre individuel que l’ensemble de la profession. Les mesures de boycott proposées actuellement contre les institutions israéliennes par les Anthropologues pour le boycott des institutions israéliennes sont bien moins radicales que celles appliquées à l’Afrique du Sud, leur cible est bien plus précise et elles visent beaucoup moins les universitaires à titre individuel.

Alors que dans son hôtel de Las Vegas, Sheldon Adelson persuade des candidats républicains à la présidentielle que BDS est la prochaine grande menace pour Israël et les Juifs dans le monde, c’est peut-être le bon moment pour réexaminer les faits sur le terrain.

C’est peut-être aussi le bon moment pour écouter les associations vraiment progressistes et qui prennent de l’ampleur comme Jewish Voice for Peace qui soutient activement BDS.