L’apartheid en tant que forme de génocide : Réflexions sur l’Afrique du Sud versus Israël

Le 12 décembre 2023, Mathu Joyini, Représentante Permanente de l’Afrique du Sud aux Nations Unies, a dit à la 10ème Session Spéciale d’Urgence de l’Assemblée Générale des Nations Unies que l’opération militaire israélienne de grande ampleur à Gaza, à la suite des attaques du 7 octobre, avait ‘démontré qu’Israël agit contrairement à ses obligations en ce qui concerne la Convention sur le Génocide’. Elle a ajouté que, ‘[e]n tant qu’État membre de l’ONU et en raison de l’expérience passée douloureuse d’un régime d’apartheid par l’Afrique du Sud, ceci nous incite en tant qu’États Membres à agir en accord avec le droit international’ (vidéo de la session du 17.01.22).

Moins de trois semaines après, l’Afrique du Sud a déposé une Requête Introductive d’Instance à l’encontre de l’État d’Israël à la Cour Internationale de Justice selon la Convention Internationale sur la Répression et la Punition du Crime de Génocide (‘Convention sur le Génocide de 1948’) à laquelle Israël et l’Afrique du Sud sont parties, comprenant une requête, considérée comme d’extrême urgence, pour des mesures conservatoires, actuellement en débat à la Cour – dont la décision est imminente .

La requête de l’Afrique du Sud instituant des poursuites contre Israël selon la Convention de 1948 sur le Génocide n’aurait pas été possible selon la Convention Internationale sur la Répression et la Punition du Crime d’Apartheid (‘Convention de 1973 sur l’Apartheid’), étant donné que ni l’Afrique du Sud ni Israël ne sont parties à cette Convention (et même alors, étant donné la formulation particulière de la clause de résolution du litige, les deux parties devraient accepter de soumettre leur litige à la Cour). Même ainsi, la requête de l’Afrique du Sud contient de nombreuses références à la politique d’apartheid d’Israël qu’on pourrait lire comme une sorte d’application fantôme relative à l’apartheid, à cause des ressemblances structurelles entre la définition du génocide dans l’Article II de la Convention de 1948 sur le Génocide et la définition du crime d’apartheid dans l’Article II de la Convention de 1973 sur l’Apartheid. En réalité, l’Afrique du Sud a fait de multiples références au crime d’apartheid dans sa requête, dont elle a expliqué qu’il constituait le contexte le plus large de la façon dont Israël traitait le peuple palestinien. Dans sa déclaration liminaire, Malcolm Shaw KC, conseiller principal d’Israël, a décrit la plainte de l’Afrique du Sud, qui dit qu’Israël pratique l’apartheid contre le peuple palestinien depuis 75 ans, comme ‘révoltante’. Cependant, il n’a pas contesté directement l’accusation ni fait allusion à la relation étroite entre les crimes de génocide et d’apartheid.

Comme nous l‘expliquons dans cet article, la Convention de 1973 sur l’Apartheid a reconnu que les régimes de domination raciale et de discrimination raciale institutionnalisée – tels ceux qui existaient dans l’Allemagne nazie de 1933 à 1941 et au Rwanda avant 1994 – peuvent conduire, surtout dans des situations de conflit armé, comprenant des opérations contre-insurrectionnelles ou contre-terroristes, à des conditions de vie calculées pour provoquer la ‘destruction physique, totale ou partielle’ d’un groupe. A cet égard, il est nécessaire de souligner que la Convention de 1948 sur le Génocide cherche non seulement à punir les auteurs du crime, mais aussi à empêcher le crime d’avoir lieu.

Dans la partie suivante, nous étudions l’interdépendance étroite entre les définitions des crimes de génocide et d’apartheid, avant d’observer de plus près les références à l’application du crime d’apartheid en Afrique du Sud, et l’obligation de prévenir le génocide.

L’interdépendance entre les crimes de génocide et d’apartheid

Le préambule à la Convention de 1973 sur l’Apartheid constatait que certains actes dans la Convention de 1948 sur le Génocide ‘pouvaient être qualifiés d’actes d’apartheid’. La définition du crime d’apartheid dans l’Article II (a), (i), (ii), et (b) de la Convention de 1973 sur l’Apartheid correspond étroitement à ceux de l’Article II (a), (b), et (c) de la Convention de 1948 sur le Génocide.

En 1985, le rapport du ‘Groupe des Trois’ établi selon l’Article IX de la Convention de 1973 sur l’Apartheid pour contrôler le respect de la Convention, a attiré l’attention (para. 32) sur la ‘similitude, dans leur nature raciste, entre le régime d’apartheid et les régimes fascistes et Nazis vaincus pendant la Deuxième Guerre Mondiale’. Ce Groupe a fait remarquer (au para. 33) que :

‘le crime d’apartheid est une forme de crime de génocide et, en tant que tel, relève de la Convention sur la Non-Applicabilité des Limitations Statutaires des Crimes de Guerre et des Crimes contre l’Humanité, et recommande à la Commission sur les Droits de l’Homme que ses résolutions reflètent cette interdépendance, ainsi que le fait que l’adhésion à la Convention Internationale sur la Répression et la Punition du Crime d’Apartheid est une indication de la mise en œuvre de la Convention Internationale sur la Prévention et la Punition du Crime de Génocide’.

L’article I (b) de la Convention de 1968 sur la Non-Applicabilité des Limitations Statutaires aux Crimes de Guerre et Crimes Contre l’Humanité a qualifié ‘les actes inhumains résultant de la politique d’apartheid’ ainsi que le ‘crime de génocide’ comme ‘des crimes contre l’humanité qu’ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix’. Dans sa résolution 1985/10, la Commission sur les Droits de l’Homme a été ‘convaincue que le crime d’apartheid est une forme de crime de génocide’, et elle a appelé tous les États à ratifier la Convention de 1948 sur le Génocide et la Convention de 1973 sur l’Apartheid.

En 1985, 88 États sur les 159 membres de l’ONU ont été parties à la Convention de 1948 sur le Génocide. La même année, 82 des 159 États membres de l’ONU ont été parties à la Convention de 1973 sur l’Apartheid. En conséquence, ces États qui n’étaient pas parties à la Convention de 1948 sur le Génocide, mais étaient parties à la Convention de 1973 sur l’ Apartheid, ont pu poursuivre chez eux des individus pour des crimes qui correspondaient à ceux de la Convention sur le Génocide lorsqu’ils avaient adopté une législation nationale à cet effet. On y trouvait l’ ‘imposition [d]élibérée’ de ‘conditions de vie’ calculées pour provoquer ‘la destruction physique totale ou partielle’ d’un groupe protégé, qui est mentionnée dans les deux définitions (comparer, par exemple, l’Article II (b) de la Convention de 1973 sur l’Apartheid et l’Article II (c) de la Convention de 1948 sur le Génocide).

Malgré la corrélation étroite entre les crimes de génocide et d’apartheid dans ces traités, la plupart des États font une différence entre ces crimes dans leur législation nationale. Le Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale fait elle aussi une différence entre les crimes en définissant le crime de génocide dans l’Article 6, séparément de la définition des crimes conte l’humanité dans l’Article 7, où figure le crime d’apartheid.

La principale distinction entre les crimes d’apartheid et de génocide, c’est la question de l’intention. Dans le crime d’apartheid, l’intention est définie dans les Éléments des Crimes comme une intention ‘de maintenir’ ‘un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématiques d’un groupe racial sur un autre ou sur d’autres groupes raciaux’. En revanche, dans le crime de génocide, l’intention est définie comme celle d’un contrevenant qui a l’intention ‘de détruire, en totalité ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel’.

En d’autres termes, le crime d’apartheid est un crime spécifique au contexte, qui se concentre sur le régime, ou sur la structure du gouvernement, dans lequel se produisent de multiples crimes contre l’humanité. Il est donc possible qu’un génocide se produise dans un système d’apartheid. En réalité, après des décennies de discrimination, de domination et de persécution systématiques, un génocide peut être le but final. C’est ce qui est arrivé, par exemple en Allemagne avant l’Holocauste (1941-1945) et au Rwanda avant le génocide contre les Tutsis. En réalité, le Rwanda, qui a une longue histoire de violence ethnique, avait mis en place des lois strictes pour empêcher la discrimination contre tout ‘groupe ethnique, région, nation, race ou religion’ – comme il l’a expliqué dans ses rapports au Groupe des Trois en 1983, 1986 et 1988.

Les références à l’apartheid dans la requête de l’Afrique du Sud

La requête de l’Afrique du Sud à la CIJ contextualise les allégations de génocide et l’incitation au génocide perpétrés à Gaza en référence à la longue existence de l’apartheid imposé en Palestine. Par exemple, tandis que les prétendus actes génocidaires et l’incitation au génocide sont illustrés pour leur plus grande part en faisant référence aux actes et omissions depuis le 7 octobre 2023, l’application a mis de manière évidente et cohérente les actes génocidaires et d’incitation ‘sur fond d’apartheid, d’expulsion, de nettoyage ethnique, d’annexion, d’occupation, de discrimination et de déni constant du droit du peuple palestinien à l’autodétermination’ (para. 4). La requête fait référence (au para 13) à la saisine du 17 novembre 2023 de l’Afrique du Sud à la Cour Pénale Internationale (CPI), avec quatre autres États parties à la CPI – le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti – qui se réfère au crime d’apartheid (para 2.2). La requête fait également référence au système institutionnalisé de lois, d’une politique et de pratiques discriminatoires en tant que ‘régime d’apartheid’ (para 35) avec un renvoi à une longue note en bas de page (note 140).

Fondamentalement, la Requête se poursuit pour établir que c’est l’affaire de l’Afrique du Sud que de semblables ‘autres violations du droit international’ soient de caractère génocidaire, ‘puisqu’elles sont commises avec l’intention spécifique requise (dolus specialis) de détruire les Palestiniens de Gaza en tant que partie d’un plus large groupe palestinien national, racial et ethnique’ (para 2 Requête CIJ). Il faudrait faire remarquer que l’un des actes inhumains cités comme constitutifs du crime d’apartheid dans la Convention de 1973 sur l’Apartheid, c’est ‘l’imposition [d]élibérée à un groupe racial ou des groupes raciaux de conditions de vie calculées pour provoquer sa ou leur destruction physique, en totalité ou en partie’. La question de savoir si un comportement spécifique sera considéré comme un acte de ‘génocide’ ou d’ ‘apartheid’ dépendra de son contexte et de son objectif. La politique de l’État dans son ensemble, ou la violence de l’État dans un cas particulier, peuvent par conséquent être toutes les deux un génocide et un apartheid, en fonction de l’application des éléments et de l’objectif.

Le génocide dans le contexte d’un régime d’apartheid

Le lien entre génocide et apartheid n’a jamais été prononcé. La Cour Constitutionnelle d’Afrique du Sud a fait remarquer à l’occasion obiter dicta que ‘la pratique de l’apartheid constituait des crimes contre l’humanité et que certaines pratiques du gouvernement d’apartheid constituaient des crimes de guerre’. Le lien possible entre génocide et apartheid n’a pas été exploré par la Cour Constitutionnelle, bien qu’il ait été suggéré que certaines des pratiques politiques exercées et conduites par l’État d’apartheid (par exemple, le programme d’armes chimiques et biologiques et sa recherche anti-fertilité) pouvaient être interprétées comme un complot pour commettre un génocide. Un premier procès historique pour apartheid en Afrique du Sud a débuté en 2023 et concerne deux individus accusés d’avoir kidnappé et assassiné des membres d’une association d’étudiants anti-apartheid au début des années 1980. On suppose que les accusés ont commis ces crimes dans le but de maintenir le régime d’apartheid. Les poursuites sont fondées sur le crime d’apartheid en vertu du droit coutumier international. Des poursuites fondées sur la coutume posent problème du pont de vue de la légalité, mais puisque l’Afrique du Sud n’est pas un État partie à la Convention sur l’Apartheid et en l’absence d’une incorporation statutaire du crime qui couvrirait la période du comportement présumé, le seul moyen d’avancer pour l’accusation, c’est de s’appuyer sur la coutume. En tout état de cause, il est suggéré que la définition de l’apartheid dans la Convention sur l’Apartheid donne satisfaction à la fois à la prohibition coutumière sur l’apartheid et à la prohibition dans l’Article 3 de la Convention Internationale sur l’Élimination de Toutes Formes de Discrimination Raciale (ICERD). Il serait plus difficile de constituer le dossier contre les anciens agents de sécurité accusés comme un cas de génocide. En effet, l’acte d’accusation s’aligne plus étroitement sur la construction de l’apartheid en tant que crime contre l’humanité et comme on le trouverait dans l’Article 7 du Statut de Rome et non comme une forme de génocide.

La requête à la CIJ n’est pas, bien sûr, une accusation d’individus spécifiques aux fins d’une responsabilité pénale individuelle dans un procès criminel. Elle concerne la responsabilité d’un État dans le cadre d’un régime conventionnel et traite de la conduite et de l’incitation par l’État d’Israël via ses agents et dans le cadre du contexte d’apartheid et d’occupation. La façon dont l’objectif (l’intention) est élaboré permet une analyse de la conduite des individus, à condition que l’on puisse attribuer leur conduite à l’État. L’État en question sera responsable si les agents individuellement ont agi dans l’intention requise, par exemple, de détruire totalement ou en partie un groupe protégé (génocide) ou de maintenir un régime de domination raciale (apartheid). Comme l’a justement fait remarquer Miles Jackson, un agent donné peut agir à plusieurs fins.

La requête de l’Afrique du Sud à la CIJ élabore les allégations de génocide et d’incitation au génocide dans le contexte d’un régime d’apartheid. La menace d’une violence génocidaire peut aussi être utilisée pour maintenir un régime d’apartheid. Il existe un risque significatif que la campagne militaire d’Israël puisse altérer le profil démographique de cette partie de la Palestine. La destruction de Gaza, la déclaration du Premier ministre d’Israël disant qu’Israël veut maintenir la sécurité de toute la terre du fleuve Jourdain à la Mer Méditerranée, et l’histoire de la colonisation illégale israélienne dans des parties de la Palestine suggèrent que le conflit actuel peut très bien provoquer un changement démographique permanent à Gaza. Le grand nombre d’enfants et de femmes tués à Gaza est particulièrement flagrant. Enfants et femmes ne font pas seulement partie du groupe protégé ; ils sont particulièrement importants en tant que prochaine génération ; l’avenir générateur du groupe. Les circonstances objectives en cours à Gaza montrent que les enfants et les femmes ont été tués en grand nombre, non seulement dans l’absolu, mais aussi relativement (c’est-à-dire en pourcentage par rapport à la totalité de la population de Gaza).

Il est évidemment tragique que tant d’enfants et de femmes aient été tués dans le conflit. Mais, en soi, ce fait n’est-il pas un indicateur de l’intention requise pour un génocide ? Le meurtre d’enfants et de femmes peut, selon les faits, constituer des violations du droit humanitaire international, mais à la lumière de l’ampleur de l’assassinat spécifiquement des enfants, nous estimons qu’il n’est pas déraisonnable d’au moins envisager la possibilité d’une intention particulière déduite des circonstances objectives (cibler des objectifs civils où des enfants et des femmes seraient normalement ou vraisemblablement présents) à la lumière de l’histoire du ciblage des enfants en Palestine par les forces israéliennes (par exemple comme rapporté dans les précédentes commissions d’enquête de l’ONU – voir par exemple para 519). Une évaluation globale de toutes les preuves, prises dans leur ensemble, peut servir à déterminer l’existence de l’intention génocidaire, approche suivie par la jurisprudence internationale (par exemple, la Chambre d’Appel du Tribunal International pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire Tolimir, au para 247). Les assassinats ne sont pas évalués isolément. On les étudie à la lumière de toutes les preuves, y compris la rhétorique utilisée pour déshumaniser et pour légitimer le ciblage des civils, y compris les enfants et les femmes (par exemple les déclarations du Président d’Israël, du Premier ministre et du ministre de la Défense, listées dans la requête de l’Afrique du Sud à la CIJ page 59 et suivantes).

Dans une lettre au Conseil de Sécurité de l’ONU datée du 19 janvier 2024, la Mission Permanente de l’Observateur de l’État de Palestine pour l’ONU a fait remarquer que les enfants ‘sont délibérément tués, blessés, mutilés, affamés, rendus orphelins, déplacés, abandonnés à mourir d’affections, d’infections, de maladies et de froid’. Le profil démographique de Gaza est également altéré par d’autres moyens. Comme l’a expliqué Andrea Maria Pelliconi, les déplacements en interne ainsi que les déportations hors des frontières sont déclarées criminelles selon le Statut de Rome en tant que crimes de guerre et crimes contre l’humanité, mais l’aspect le plus important, c’est que le transfert forcé de populations peut altérer de façon permanente les données démographiques et peut constituer un nettoyage ethnique. Bien que le nettoyage ethnique (actions ‘qui rendent une zone ethniquement homogène en utilisant la force ou l’intimidation pour déplacer de cette zone les personnes d’un groupe ethnique donné’) un crime défini indépendamment selon le droit international, une Commission d’Experts de l’ONU installée pour étudier les preuves de crimes internationaux commis en Ex-Yougoslavie, a conclu dans son rapport au Conseil de Sécurité de l’ONU que des actes de ce genre pouvaient relever de la notion de génocide (para 56). En Bosnie et Herzégovine versus Serbie et Monténégro, la CIJ a décrété, au para 190, que ‘des actes de « nettoyage ethnique » peuvent arriver parallèlement à des actes prohibés par l’Article II de la Convention sur le [Génocide] et peuvent être significatifs en tant qu’indicateurs de la présence d’une intention spécifique (dolus specialis) inspirant ces actes’. Nous estimons que le nombre démesurément grand d’enfants et de femmes tués, l’extension des maladies et de la faim et le but publiquement déclaré d’Israël de prendre le contrôle de Gaza avec la possibilité concomitante d’une recolonisation israélienne doivent être évalués parallèlement à d’autres assassinats, constituant ainsi la base vraisemblable d’une plainte plausible pour génocide.

Les actions d’Israël relèvent aussi de la définition du crime d’apartheid, parce que la destruction d’infrastructures et les assassinats pourraient être interprétés comme l’imposition délibérée sur les Palestiniens de Gaza de conditions de vie calculées pour provoquer, en totalité ou en partie, leur destruction physique selon la signification de l’Article II(b) de la Convention sur l’Apartheid. L’Article II (c) de la Convention de 1973 sur l’Apartheid recouvrerait les déportations hors des frontières, forcées ou non, puisque l’un des actes inhumains constituant le crime d’apartheid constitutif du crime d’apartheid dans cette clause comprend le fait de priver un groupe protégé du ‘droit de quitter son pays et d’y revenir’. Par conséquent, cela pourrait aussi éventuellement représenter une forme génocidaire de nettoyage ethnique, si les actes sont de telle sorte ‘qu’on peut les caractériser, par exemple comme «  infligeant délibérément à un groupe des conditions de vie calculées pour provoquer, en tout ou partie, sa destruction physique », à l’encontre de l’Article II, paragraphe (c), de la convention sur le [Génocide], à condition que cette action soit menée avec une intention nécessairement spécifique (dolus specialis) ; c’est-à-dire dans la perspective de la destruction du groupe, à la différence de son déplacement hors de la région’ (Affaire de la Bosnie à la CIJ au para 190). Encore une fois, comme noté plus haut, la question de l’intention particulière doit être évaluée globalement.

Conclusion : l’obligation d’empêcher un génocide

Le sujet de la requête de l’Afrique du Sud pour des mesures conservatoires selon la Convention sur le Génocide est limité par l’urgence et les paramètres juridictionnels. Dans le cas présent, on ne demande pas à la CIJ d’établir de manière concluante si Israël est responsable du crime de génocide, mais seulement de découvrir si Israël est responsable du crime de génocide, mais seulement prima facie. La CIJ peut très bien conclure, si l’affaire est jugée sur le fond, qu’Israël n’a pas commis de génocide.

Cependant, comme nous le soutenons, Israël a également l’obligation d’empêcher le génocide qui, comme le présente l’Afrique du Sud, a de sérieux risques de se produire. Les parties à la Convention sur le Génocide ont une « obligation directe d’empêcher un génocide’ (affaire de la Bosnie à la CIJ para 165). Les États ont l’interdiction de commettre eux mêmes un génocide. Pour Israël, en tant qu’État partie, cela signifierait qu’Israël est contraint à ne pas commettre de génocide, via les actions de ses organismes ou personnes ou groupes dont les actes lui sont attribuables (affaire de la Bosnie à la CIJ para 167). A quel moment cette obligation de prévention est-elle déclenchée et qu’est-ce que cela implique ? Dans l’affaire de la Bosnie, la CIJ a déclaré :

‘[Un] État peut être tenu pour responsable pour avoir enfreint son obligation de prévenir un génocide seulement si le génocide a été réellement commis. C’est au moment où commence la commission de l’acte prohibé (génocide ou tout autre acte listé dans l’Article III de la Convention) que la violation d’une obligation de prévention a lieu. Évidemment, ceci ne signifie pas que l’obligation d’empêcher le génocide n’existe que quand commence la perpétration du génocide ; ce serait absurde, puisque la raison d’être de l’obligation, c’est d’empêcher, ou d’essayer d’empêcher, la survenue de l’acte. L’obligation d’un État de prévenir, et le devoir correspondant d’agir, naît à l’instant où l’État entend parler, ou devrait normalement être informé, de l’existence d’un risque sérieux que le génocide soit commis.’ (CIJ Bosnie au para 431 ; souligné en italiques par les auteurs.)

Les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud sont directement conçues pour obliger Israël à assurer que le risque de génocide ne se concrétise pas.

Tout indique que nous n’en sommes qu’au premier stade du conflit actuel entre Israël et les groupes armés palestiniens à Gaza. La mort, la destruction, le déplacement et la famine peuvent continuer à Gaza pendant des mois ou même des années. La nature et l’étendue du conflit demeurent imprévisibles et une escalade importante et un conflit régional peuvent encore se concrétiser. Il y a aussi la possibilité bien réelle d’expulsions massives de population hors de Gaza. La destruction des infrastructures civiles vitales est si étendue que Gaza risque de devenir inhabitable pour les années à venir. L’armement des colons en Cisjordanie ajoute au risque de violence extrême. Tout ceci arrive dans le contexte d’un système institutionnalisé de lois, de politiques et de pratiques discriminatoires, ainsi que de nombreuses déclarations publiques que l’on peut interpréter comme une incitation au génocide (comme expliqué dans la requête écrite et la présentation orale par l’Afrique du Sud).

Les déclarations mentionnées dans la requête de l’Afrique du Sud se concentrent sur l’incitation à tuer les membres d’un groupe protégé et sur l’imposition de conditions calculées pour causer la destruction physique du groupe, en tout ou partie, et dans le contexte du conflit continu à Gaza (soumission écrite pages 59 à 67). Cependant, la rhétorique éliminationniste va au-delà du conflit actuel à Gaza. Le Premier ministre d’Israël a récemment déclaré qu’à l’avenir, et après une ‘victoire totale’ sur le Hamas à Gaza, Israël ‘doit avoir le contrôle sécuritaire sur le territoire à l’ouest du Jourdain’ (c’est-à-dire la totalité de la Cisjordanie, y compris Jérusalem Est arabe occupée). Ceci exclurait toute possibilité d’un État palestinien indépendant, ce qui constituerait une violation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien.

La domination raciale et le déni du droit à l’autodétermination sont des éléments essentiels de l’apartheid. Nous soutenons que la poursuite et l’intensification du système d’apartheid aggrave le risque de génocide. C’est l’affaire de l’Afrique du Sud que les assassinats et la destruction actuels à Gaza constituent des actes génocidaires et qu’Israël a le devoir de prévenir un génocide et de mettre fin à l’incitation à commettre un génocide. Mais le devoir de prévenir un génocide n’est ‘qu’une composante d’une lutte plus large pour la liberté et l’autodétermination des Palestiniens’. C’est là que le devoir de prévenir un génocide et le crime d’apartheid se recoupent. Sans autodétermination et sous des conditions d’apartheid, un risque de génocide demeurera, un risque aggravé par le conflit actuel à Gaza.

Victor Kattan est Professeur assistant de Droit Public International à la Faculté de Droit de l’Université de Nottingham où il écrit un livre sur le crime contre l’humanité…

Gerhard Kemp est Professeur de Droit Pénal à la Faculté de Droit de Bristol, Université de l’Ouest de l’Angleterre, et Professeur Extraordinaire de Droit Public à l’Université de Stellenbosch, Afrique du Sud…