Pourquoi un censeur bien connu de la liberté d’expression se voit-il offrir une tribune dans une grande assemblée d’universitaires ?

Des intellectuels de haut rang sont indignés par le fait que Monique Canto-Sperber, bien connue pour son annulation de deux événements soutenus par des critiques d’Israël, se voit offrir une tribune pour discuter de la « liberté d’expression. »

Le vendredi 24 avril, dans un quartier luxueux de l’Upper East Side de New York, l’ambassade de France et d’autres organisations vont proposer une “A Night of Philosophy” de 7 à 19 heures, comprenant quelques 62 conférences, 12 performances, six vidéos artistiques et de la musique en live. Les organisateurs ont fait un travail spectaculaire pour assembler certains des plus importants penseurs de notre temps afin qu’ils s’expriment sur une vaste gamme de sujets. Simon Critchley se chargera du sujet tabou du suicide, Kwame Anthony Appiah donnera son opinion sur l’honneur et Mériam Korichi a écrit un mélodrame intitulé Spinoza à Kiev qui sera joué à 13 heures, pour ne donner que quelques exemples.

Cependant, une des lectures promet d’être plus qu’un simple exercice de brio intellectuel et philosophique. Il pourra constituer un épisode de dissonance cognitive.

À 19 heures, la philosophe Monique Canto-Sperber va aider à animer la soirée avec une lecture sur la « liberté d’expression » dans la salle de bal de l’ambassade de France. Le point capital de son exposé ? « Pouvons accepter le concept traditionnel de liberté d’expression qui constitue l’état libéral ? Ou devons-nous le reconsidérer ? »

Canto-Sperber est bien connue parmi les intellectuels français comme directrice de recherche au CNRS en France et elle a été directrice de l’École normale supérieure (ENS). Mais elle est tristement célèbre parmi les universitaires et les soutiens de liberté de parole comme ayant été à la tête de la censure qui a fait interdire à l’ENS deux événements à qui d’après elle se situaient hors des cadres de la liberté d’expression. Ces deux épisodes concernaient des événements organisés par le Collectif Palestine, qui soutient la campagne boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël, et tous deux sont considérés d’une telle importance qu’un groupe d’universitaires et de penseurs de haut niveau a publiée lettre ouverte protestant contre la venue de Canto-Sperber à “A Night of Philosophy.”

« Pour un événement majeur sur la philosophie, un domaine qui se consacre à la libre interrogation et à la recherche intellectuelle, offrir un forum sur la liberté d’expression à quelqu’un qui, à la tête d’une des écoles les plus prestigieuses de France, a été responsable de deux des actes les plus flagrants de censure des Palestiniens et des critiques de la politique de l’État d’Israël, est plus qu’une contradiction évidente ; c’est consternant », indique la lettre. Ces signataires incluent des penseurs français éminents comme Alain Badiou, Etienne Balibar, Jacques Rancière et Catherine Malabou, ainsi que des universitaires étasuniens comme Joan W. Scott, Judith Butler, Angela Davis, Richard Falk, Gayatri Chakravorty Spivak et plus d’une centaine d’autres.

Les « actes flagrants de censure » auxquels les auteurs se réfèrent ont eu lieu en 2011, pendant le mandat de Canto-Sperber comme directrice de l’ENS. Le premier événement devait faire figurer Stéphane Hessel, l’auteur, militant et diplomate légendaire qui combattit dans la résistance française, survécut à Buchenwald et participa à la rédaction de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. En 2010, il écrivit Indignez-Vous!, un appel à l’indignation morale et au soulèvement non-violent qui est souvent cité pour avoir inspiré le mouvement Occupy.

Le second événement proposé par le collectif Palestine était prévu pour la semaine internationale de l’apartheid israélien et devait consister en une série de discussions et de débats. Canto-Sperber refusa aussi la tenue de cet événement, le forçant finalement à se tenir hors du campus de l’ENS.

Écrivant dans The Nation au début de 2011, juste après l’affaire Hessel, Charles Glass rapportait : « Les étudiants de l’Ecole normale ont invité Hessel à s’adresser à eux à Paris en janvier. Populaire parmi les jeunes dans toute la France, Hessel aurait probablement rempli l’hémicycle. Alors, les autorités se sont interposées. Monique Canto-Sperber, la directrice de l’école, retira l’invitation et refusa de permettre à Hessel de parler. Elle objecta contre l’insistance de Hessel à dire que la Déclaration universelle des droits de l’homme s’appliquait autant aux Palestiniens qu’aux Français. »

Les actions de Canto-Sperber causèrent un peu d’agitation dans le marigot, le Conseil représentatif des institutions juives de France et la ministre des Universités Valérie Pécresse lui apportant rapidement leur soutien. Des commentateurs comme Bernard-Henri Lévy, Arielle Schwab, Claude Cohen-Tanoudji et Alain Finkielkraut en firent autant.

De l’autre côté, un groupe international d’universitaires, parmi lesquels Joan W. Scott, Judith Butler, Noam Chomsky et Natalie Zemon Davis, publia une lettre de protestation dans laquelle ils exprimaient leur « consternation » après les « événements récents à l’école. » « Les actions de la directrice, Monique Canto-Sperber, interdisant d’abord un exposé par Stéphane Hessel puis refusant d’autoriser le Collectif Palestine ENS de tenir un meeting sur le campus, sont un déni des droits à la liberté d’expression et à la liberté de rassemblement » ont-ils écrit.

Dans sa réponse, Canto-Sperber argumenta que sa décision était basée sur le fait que « les deux côtés » n’étaient pas représentés et déclara que l’événement était antisémite. Elle argumenta en outre que, puisque les événements étaient proposés par une organisation qui favorise BDS, et que le boycott d’un État est illégal d’après le droit français, l’événement devait être annulé.

À ceci les auteurs de la pétition répondirent :

Il ne devrait pas être nécessaire de souligner que toutes les personnes impliquées dans cette pétition sont fermement opposées à l’antisémitisme sous toutes ses formes. Nous n’avons rien vu qui puisse suggérer que les membres du comité qui a tenté d’organiser les deux événements annulés par la directrice soient de quelque façon que ce soit motivés par de l’antisémitisme, et il nous préoccupe que des accusations d’antisémitisme, effectivement une grave offense, soient avancées avec légèreté pour faire taire un point de vue sur le nécessaire débat autour du conflit israélo-palestinien.

Quant à la question du côté unilatéral du meeting interdit, nous n’y voyons pas un problème. Beaucoup de réunions qui ont lieu à l’ENS et ailleurs n’obligent pas que chaque opinion sur une question soit présentée. La question n’est pas de présenter des vues opposées et de parvenir à un « équilibre », mais d’accueillir des événements qui posent des questions sérieuses sur les relations entre discrimination, occupation, justice sociale et droit international. Une longue tradition de l’ENS a précisément fait cela.

Les auteurs de la pétition furent aussi très inquiétés par l’argument de Canto-Sperber selon lequel boycotter un État serait illégal d’après la loi française, et par conséquent un événement soutenu par une organisation qui promeut le boycott d’Israël doit être illégale. Canto-Sperber semble avoir intentionnellement embrouillé la question. Qu’une personne ou un groupe de personnes puisse soutenir une chose qui est illégale ne signifie pas qu’il faut leur refuser la liberté d’expression en général. Si, pendant le conflit du Vietnam, quelqu’un s’exprimait pour la résistance à la conscription, il avait certainement le droit juridique de le faire. Mais si elle avait été l’administratrice d’universités américaines, Canto-Sperber n’aura même pas permis qu’un événement discute de la question sur le campus.

Finalement, malgré les protestations, les débats et une plainte, les avocats de la censure l’emportèrent. Alors qu’en première instance les organisateurs des événements à l’ENS gagnèrent, Canto-Sperber persista, fit appel et gagna en appel. La Cour d’appel estima que l’ENS n’avait pas d’obligation d’offrir ses locaux pour ces événements.

Ceci fut un camouflet à la liberté universitaire et aux idéaux libéraux d’éducation eux-mêmes que Canto-Sperber, à la tête de l’ENS, était supposée faire valoir et protéger. Et ce qui a rendu les événements de 2011 particulièrement inquiétants, c’est la façon dont ils ont été répétés les années suivantes par d’autres institutions qui ne demandaient pas mieux que de réprimer les efforts organisés pour remettre en cause la politique de l’État israélien, particulièrement quand ceux qui posent des questions soutiennent le BDS.

Les exemples sont nombreux. Rien que ce mois de mars, à Lyon et à l’université Paris-1, les administrateurs annulèrent des événements où devaient avoir lieu des discussions franches et ouvertes sur Israël-Palestine. Et à l’université Paris-8, l’administration tenta d’abord d’interdire un événement avec Max Blumenthal, mais finalement fit marche arrière devant la vague de protestations. Le message, si l’on revient aux premiers actes de censure par Canto-Sperber, est que tout groupe qui veut organiser un événement critique envers l’État d’Israël doit plutôt prévoir de le faire dans la rue.

La censure n’est pas limitée à la France. En Angleterre, le Vice-chancelier de l’université de Southampton a annulé récemment une conférence universitaire prévue sur Israël, quelques jours à peine avant la date prévue. La conférence sur “Le droit international et l’État d’Israël : légitimité, responsabilité et exceptionnalisme” devait se tenir à l’université du 17 au 19 avril.

En réponse à l’interdiction, plus de 10 000 personnes ont signé une lettre de protestation, et le comité britannique pour les universités de Palestine (BRICUP) a publié une déclaration condamnant l’université pour avoir permis que des pressions politiques décident de ses activités académiques. Le professeur Jonathan Rosenhead, président du BRICUP, a déclaré « de mémoire vivante, aucune conférence universitaire dans une université britannique n’a été annulée en raison de pressions politiques extérieures. »

Pour Richard Falk, qui avait été invité pour parler à la conférence, une partie au moins de la tragédie est que ces nombreux actes de censure ont lieu au moment précis où une ferme expression est plus que jamais nécessaire. « Refuser un débat ouvert sur Israël/Palestine est particulièrement malheureux en ce moment alors que presque toutes les personnes mentalement saines admettent deux choses : la diplomatie sur le conflit a échoué, et il n’y a pas de signes que les gouvernements où l’ONU soient capables de protéger le peuple palestinien de violations supplémentaires, » a fait remarquer l’ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits humains dans les Territoires occupés depuis 1967.

« En outre, » a-t-il ajouté, « le résultat à Southampton, même s’il est finalement inversé, a créé un terrible précédent du point de vue de la liberté académique, du débat ouvert et de la démocratie constitutionnelle, il a aussi donné à ces forces obscures qui réussissent en Grande Bretagne une forte motivation pour utiliser des tactiques similaires ailleurs. »

Dans un certain sens, l’avertissement de Falk arrive trop tard. De Brooklyn College à l’university de l’llinois à Urbana-Champaign, des institutions académiques des États-Unis ont entrepris de réprimer les tentatives organisées non-violentes de critiquer Israël, les gardiens du monde universitaire montrant un mépris particulier pour tout groupe qui promeut BDS. Et juste au nord, le gouvernement canadien a signé un protocole d’entente avec Israël en janvier, qui engage les deux pays à développer « une initiative coordonnée de diplomatie publique, à la fois bilatéralement et dans les forums internationaux et multilatéraux pour s’opposer au boycott d’Israël, de ses institutions et de son peuple. » En même temps, en Israël, une loi « anti boycott » qui vient juste d’être confirmée par la Cour suprême du pays, autorise toute personne à poursuivre toute autre personne ou organisation promouvant le boycott d’Israël.

Tout cela nous ramène à « A Night of Philosophy » qui offrirait une tribune pour Monique Canto-Sperber, une des premières adeptes de la vague actuelle de mesures répressives, d’où elle pourra pontifier sur ce qui devrait ou non importer comme liberté d’expression.

La philosophie ne devrait pas devenir la servante de l’idéologie. Si nous avalons la mouture de libre expression de Canto-Sperber, en même temps que le type de mesures répressives qu’elle sous-tend, nous aurons vraiment bien peu de choses à célébrer.