Les historiens de la chose militaire aiment identifier, dans une guerre, ce qu’ils en appellent le « point-tournant ». Il se pourrait que l’année 2017, dans la longue guerre que l’Etat d’Israël….
Les historiens de la chose militaire aiment identifier, dans une guerre, ce qu’ils en appellent le « point-tournant ». Il se pourrait que l’année 2017, dans la longue guerre que l’Etat d’Israël a déclaré aux Palestiniens, en soit un. Et cela pourrait expliquer la fébrilité de plus en plus palpable des dirigeants israéliens face à tout ce qui semble contrecarrer leurs desseins hégémoniques au Proche-Orient.
À première vue, pourtant, l’année 2017, en s’achevant sur la décision du gouvernement Trump de transférer l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, semble achever un processus d’élimination de la Palestine initié un siècle plus tôt, en 1917, avec la déclaration Balfour. La situation semble n’avoir jamais été aussi noire :
- Les Etats-Unis sont plus inféodés à Israël que jamais. Nul n’ignore que Barack Obama a été le champion de l’aide militaire à Israël, toutes catégories confondues, nul n’ignore qu’Hillary Clinton n’avait de leçon de sionisme à recevoir de personne. Mais avec le gouvernement Trump, le soutien inconditionnel à Israël, qui est l’une des rares constantes de la politique extérieure des Etats-Unis depuis des décennies, ne s’embarrasse plus de précautions oratoires. Or, en diplomatie, les mots comptent.
- Les autres grandes puissances sont elles aussi hors-jeu. La Russie se contente de jouer les matamores en Syrie et l’Union européenne, somme et reflet de gouvernements sans envergure, confine dorénavant sa politique méditerranéenne à l’endiguement de migrants dont sa gestion catastrophique de l’Afrique a causé l’afflux.
- La partie démographiquement, historiquement, culturellement la plus importante du monde arabe est, dans un rayon de trois mille kilomètres autour de Tel Aviv, anéantie. L’Irak, la Syrie, le Yémen, le Soudan, la Libye sont pulvérisés ; le spectre de la partition et de la guerre couve plus que jamais au Liban ; l’Égypte essuie échec sur échec dans le Sinaï.
- Le monde arabe encore solvable est en voie de vassalisation avancée. Le soutien des monarchies pétrolières à Israël étant directement indexé sur leur peur de l’irrédentisme iranien, celles-ci ont définitivement choisi leur camp. Ce n’est un secret pour personne que les récentes intrigues de palais, à Riyad, s’inscrivent au moins autant dans la perspective de la prochaine guerre israélienne au Liban que dans une volonté de réforme ou d’ouverture.
- L’ancien monde non-aligné, « majorité silencieuse » de l’ONU, traditionnellement plutôt favorable aux Palestiniens, pourrait ne pas résister indéfiniment au lobbying sioniste. Certes, cette fois-ci encore, l’Assemblée générale a tenu, en se prononçant contre la décision américaine de transférer son ambassade à Jérusalem. Certes, la liste des 9 pays ayant emboîté le pas à Washington frappe par son caractère hétéroclite et dérisoire (îles Marshall, Micronésie, République de Nauru, archipel de Palaos, etc.). Mais faut-il rappeler que le quart des nations votantes (44 nations contre 128), soit en s’abstenant (35), soit en votant contre (9), a quand même trouvé le moyen de fermer les yeux sur le fait que la décision américaine bafouait le droit international et les résolutions mêmes de l’ONU ?
Et pourtant, 2017 pourrait bien marquer un point-tournant, pour la raison simple que c’est l’année où les masques ont fini de tomber. À preuve, l’embarras de plus en plus palpable des prescripteurs d’opinion confrontés à Trump. Ce dernier a remplacé Berlusconi comme épouvantail des dîners en ville : Trump détruit le climat, Trump s’en prend à la couverture médicale des plus pauvres, Trump est sexiste, Trump est raciste, Trump est vulgaire, Trump est brutal. Bref, l’actuel président américain est l’incarnation du mal radical. Pour la presse de bon ton, il devient de plus en plus difficile d’éviter l’extrapolation simple : mais alors, son soutien inconditionnel à Israël ne serait-il pas lui aussi … un mal ?
La feuille de route sioniste est désormais claire. C’est, mutatis mutandis, celle du lobby américain en faveur du libre port d’armes. Celui-ci, on le sait, raffole des adversaires qui, comme Obama, déplorent de temps à autre ses méfaits. Il ne s’agit pas de prétendre qu’Obama est aussi détestable ou favorable aux armes que Trump, ce serait bien sûr grotesque. On ne peut cependant nier que pour que le chiffre d’affaire des armuriers reste à la hausse, rien ne vaut une succession régulière d’anti-armes et de pro-armes à la Maison Blanche. De même, la meilleure configuration pour Israël serait, après Trump, une sorte d’Obama-bis, faisant mine de se préoccuper de l’extension des colonies, et laissant de temps à autre fuiter dans la presse que les relations avec le chef du gouvernement israélien sont exécrables – juste de quoi permettre à ce dernier de réendosser l’habit de la victime.
Ce scénario, qui serait assurément celui du pire, est-il inéluctable ? Rien n’est moins sûr. Il se pourrait que par la force de l’évidence, la génération qui parvient en ce moment à maturité politique, dans le monde arabe comme en Occident et ailleurs, tire les conséquences de la cohérence implacable de la politique de Donald Trump. Dans un texte poignant, le père d’Ahed Tamimi, jeune manifestante de 16 ans emprisonnée il y a quelques jours par les Israéliens, écrivait:
« Dans un autre monde, dans votre monde, sa vie serait complètement différente. Dans notre monde, Ahed est une représentante d’une nouvelle génération de notre peuple, de jeunes combattants pour la liberté. Cette génération doit mener sa lutte sur deux fronts. D’un côté, ils ont le devoir, bien sûr, de poursuivre le défi et le combat contre le colonialisme israélien dans lequel ils sont nés, jusqu’au jour de son effondrement. De l’autre, ils doivent affronter avec hardiesse la stagnation et la dégradation politiques qui se sont répandues parmi nous. Ils doivent devenir l’artère vivante qui fera revivre notre révolution, et qui la sortira de la mort entraînée par une culture croissante d’une passivité inhérente à des décennies d’inactivité politique ».
On ferait évidemment injure à l’héroïsme d’Ahed Tamimi en comparant son existence à celle des teenagers d’un pays en paix. Mais il se pourrait que sous la pression des catastrophes à venir, l’histoire rapproche plus vite que prévu les deux mondes, et unisse les Ahed de tous les pays, en Palestine comme en Israël ou aux Etats-Unis. Au fond, Bernie Sanders est arrivé juste un peu trop tôt. Le prochain président démocrate pourrait bien être obligé d’en finir avec les hypocrisies, proches-orientales et autres, de ses prédécesseurs. La décision de Trump a conduit un Palestinien aussi émollié que Mahmoud Abbas à sortir de sa léthargie pour affirmer depuis l’Elysée – dont l’actuel occupant n’est certes pas un grand ami de la Palestine – que les Etats-Unis s’étaient définitivement « discrédités » comme médiateur de paix au Proche-Orient. Une telle déclaration a valeur de symptôme.
Voici donc quel sera le combat des temps qui viennent : la société civile, dont nous autres universitaires faisons partie intégrante, devra être assez forte pour contraindre le prochain président américain à rompre avec la fausse alternance des gentils Obamas et des méchants Trumps, et pour imposer que l’on s’attaque enfin vraiment aux catastrophes que la présidence de Donald Trump n’aura fait qu’aggraver – au nombre desquelles le climat, la pauvreté et le génocide soft du peuple palestinien. L’effort massif – effort de guerre – israélien pour rendre la campagne BDS hors-la-loi, pour en criminaliser, voire en éliminer, les promoteurs, est la résultante de cette situation : il s’agit, pour l’État hébreu, d’en finir avec la résistance de la société civile, et tout particulièrement de la société civile américaine, avant que celle-ci n’ait eu le temps d’intégrer définitivement les droits des Palestiniens à l’ensemble des causes justes, humanistes, dans le collimateur de leur gouvernement actuel. Une décision comme celle de l’artiste Lorde d’annuler son concert à Tel Aviv, survenue presque le même jour que celui de l’emprisonnement d’Ahed Tamimi, montre que ce moment de cristallisation politique, annonciateur d’une nouvelle donne Orient-Occident, est proche. Il est même à portée de main, si nous ne relâchons pas nos efforts.