L’invraisemblable fiasco de la jetée américaine à Gaza

Les Etats-Unis ont lamentablement échoué à contourner par la mer les obstacles placés par Israël pour empêcher l’acheminement terrestre de l’aide humanitaire à Gaza.

L’effondrement de la crédibilité américaine au Moyen-Orient est sans précédent en ce neuvième mois de la guerre de Gaza. Non seulement les Etats-Unis ne se mobilisent pas pour la solution à deux Etats qu’ils sont censés appeler de leurs vœux, mais ils n’ont même pas été capables d’obtenir un cessez-le-feu durable, malgré l’engagement personnel du président Joe Biden et les huit tournées dans la région menées en vain par le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken.

Washington n’a pas non plus été en mesure de convaincre Israël de laisser entrer à Gaza suffisamment d’aide humanitaire pour alléger les souffrances de la population locale. Et la jetée établie par l’armée américaine sur le littoral de Gaza s’avère un fiasco retentissant en termes d’assistance aux civils les plus vulnérables.

Un ponton à 300 millions d’euros

Joe Biden pourtant choisi l’occasion solennelle de son discours sur l’Etat de l’Union, le 7 mars dernier, pour lancer cette initiative : « J’ai donné l’ordre à l’armée américaine de mener une mission d’urgence pour construire un embarcadère temporaire en Méditerranée qui puisse réceptionner d’importantes quantités de nourriture, d’eau, de médicaments et d’abris temporaires. » Tout en promettant qu’ « aucun soldat américain ne sera engagé sur le terrain », le président s’engage à assurer ainsi une « augmentation massive de l’aide humanitaire acheminée chaque jour à Gaza ». Les spécialistes du dossier, y compris au sein de l’administration Biden, émettent d’emblée des doutes sérieux sur la viabilité du projet. Quant aux organisations humanitaires, elles rappellent que seul le déblocage par Israël des accès terrestres à Gaza peut permettre d’enrayer la diffusion de la faim et des épidémies dans une population littéralement à bout de souffle.

La Maison Blanche, prisonnière d’une vision étroitement « antiterroriste » du conflit à Gaza, est néanmoins convaincue d’avoir trouvé la formule idéale de contournement des diktats de l’armée israélienne, qui préservera ainsi sa totale liberté de manœuvre dans sa lutte contre le Hamas, tandis que l’aide sera acheminée par la mer depuis Chypre. Le coût exorbitant de cet « embarcadère temporaire », de l’ordre de 300 millions d’euros, s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement des opérations « antiterroristes » des Etats-Unis en Afghanistan et en Irak, dont les volets « civils » s’accompagnaient de juteux contrats pour des entreprises américaines, sans aucun bénéfice pour les populations locales. Le processus d’installation de cette jetée s’avère si lourd et complexe qu’il faut plus de deux mois après l’annonce présidentielle pour que, le 17 mai, elle soit enfin opérationnelle. De tels délais sont tout simplement injustifiables face à l’urgence de la catastrophe humanitaire, que ne fait qu’aggraver l’offensive sur Rafah, lancée le 6 mai par Israël, en dépit de la « ligne rouge » tracée à ce sujet par Joe Biden.

Hors service au bout d’une semaine

Les débuts de l’ « embarcadère temporaire » sont tellement laborieux que l’équivalent de moins de cent camions d’aide est débarqué en une semaine. A titre de comparaison, les organisations humanitaires estiment à cinq cents camions par jour les besoins de l’ensemble de la population de Gaza. On est bien loin de « l’augmentation massive » promise par Joe Biden. En outre, des problèmes sérieux, avec des cas de pillage, émergent lors de l’acheminement de l’aide vers les dépôts du Programme alimentaire mondial (PAM), chargé par l’ONU de la distribution à la population.

Et lorsque ces problèmes sont enfin réglés, la jetée est mise hors service par une mer agitée qui, le 25 mai, emporte quatre embarcations américaines servant à stabiliser la structure. Deux s’échouent sur la côte de Gaza, tandis que les deux autres dérivent jusqu’en Israël, à une vingtaine de kilomètres au nord. Le 28 mai, la rupture d’une section du ponton entraîne la suspension de l’opération, le temps de la réparation de la jetée dans le port israélien d’Ashdod. Une vingtaine d’ONG dénoncent de toute façon les « changements cosmétiques » qu’induit une telle initiative, sans aucune mesure avec l’ampleur du désastre humanitaire.

Le 8 juin, la jetée est remise en service avec l’aide à terre des troupes israéliennes, les militaires américains ayant interdiction de mettre pied à Gaza. Elle reprend ses déchargements le jour même où un raid israélien permet de libérer quatre otages détenus par le Hamas, mais au prix de la mort de 274 Palestiniens, très majoritairement civils, selon les autorités locales. Le Croissant-Rouge palestinien accuse l’armée israélienne d’avoir utilisé un « camion d’aide humanitaire » pour infiltrer ses commandos sur place. Les Etats-Unis ont beau nier toute implication directe dans l’opération israélienne, le PAM préfère suspendre le déchargement et la distribution de cette aide américaine, le temps d’une « évaluation des conditions de sécurité » .

En outre, Washington annonce, le 14 juin, un nouveau transfert de la jetée dans un port israélien afin « d’éviter les dommages structurels causés par l’état de la mer ». Plus de trois mois après son lancement solennel par Joe Biden, la jetée n’aura donc été active qu’une dizaine de jours, à l’issue desquels l’ensemble de l’aide débarquée couvre à peine une seule journée de besoins humanitaires pour Gaza.

Un tel fiasco est d’autant plus accablant que l’Organisation mondiale de la santé vient d’évaluer à au moins trente-deux – dont vingt-huit enfants de moins de cinq ans – le nombre de morts de faim dans la bande de Gaza. Ce bilan risque de s’alourdir très vite puisque huit mille enfants de moins de cinq ans doivent déjà être traités pour malnutrition aiguë. L’Unicef estime dès lors que des milliers d’enfants sous-alimentés pourraient « mourir sous les yeux de leurs familles ».

  • La jetée américaine construite pour faciliter l’acheminement d’aide extérieure dans la bande de Gaza, le 16 mai 2024. AP