Le récit d’Abdallah Al-Hajj, blessé et témoin de l’assaut israélien sur l’hôpital Al-Shifa, à Gaza

Dans le cadre de l’enquête Forbidden Stories, « Le Monde » a rencontré à Doha le vidéojournaliste palestinien, qui raconte la violence de l’occupation de l’établissement au mois de mars.

La chambre d’hôpital d’Abdallah Al-Hajj, à Doha, est grande et lumineuse. Le drap blanc et bleu qui couvre le bas de son corps laisse très peu de doute : ce Palestinien de 33 ans est amputé des deux jambes. Avant d’être blessé à Gaza en février, le photojournaliste et vidéaste qui travaillait notamment pour le quotidien palestinien Al-Quds, documentait, par drone, les conditions de vie et les destructions de la bande côtière depuis le début de la guerre lancée par Israël après l’attaque sanglante du Hamas le 7 octobre 2023.

Ses photos et vidéos ont été reprises par de nombreux médias palestiniens et internationaux. « Mes collègues me disaient que ce travail était dangereux et que je risquais d’être visé par l’armée israélienne, comme d’autres journalistes. Mais je leur ai dit que ma décision personnelle était de montrer la réalité de la situation, ce qui était plus important que ma sécurité », explique Abdallah Al-Hajj, rencontré par Le Monde dans la capitale du Qatar, fin mai.

Ainsi, presque tous les jours, l’homme, originaire du quartier de Zeitoun, dans le sud de la ville de Gaza, arpentait les rues et les avenues détruites. En février, les compatriotes qu’il croisait, affamés, avaient commencé à manger de la nourriture pour les animaux. « A chaque fois qu’ils me voyaient avec mon drone et ma caméra, ils me demandaient de montrer au monde ce qui se passait à Gaza », témoigne Abdallah.

Une de ses vidéos, montrant la destruction dans le camp de réfugiés Al-Chati, relayée par l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA, a attiré beaucoup l’attention. « Il n’y a pas de mot », disait la légende de présentation de ce film, publié sur le compte Instagram de l’agence onusienne, le 17 février. Pour le réaliser, Abdallah a marché une vingtaine de kilomètres. « Après, j’ai entendu dire que les Israéliens cherchaient à trouver l’auteur de ce cliché », glisse-t-il.

« Sauvé par un bon médecin »

Quelques jours plus tard, le 24 février, il est retourné dans la même zone. Après avoir tourné quelques images, il remballe ses appareils photo et fait atterrir son drone. « A la seconde où j’ai rangé mon drone, j’ai été touché par ce qui me semblait être un avion de reconnaissance israélien », se souvient-il. A ses côtés, son neveu, Mustafa, âgé de 18 ans, et deux pêcheurs ont été blessés. Interrogée par Le Monde sur ce cas, l’armée israélienne a répondu avoir « éliminé par un avion de chasse » une « cellule terroriste utilisant un drone, représentant une menace imminente pour les forces présentes dans la région de Chati ». « Le Hamas, ajoutait-elle, utilise des drones à diverses fins militaires, y compris la localisation de nos forces. »

Abdallah, blessé grièvement aux deux jambes, a perdu connaissance. Lorsque l’ambulance arrive, les secouristes jugent qu’il a très peu de chances de survivre. Faute de place dans le véhicule, ils le mettent sur le toit de l’ambulance qui se dirige vers l’hôpital Al-Shifa. Puis, alors qu’on vient le chercher pour le transporter à la morgue, quelqu’un sent chez lui une légère fréquence cardiaque. Abdallah passe rapidement au bloc opératoire. Son neveu et l’un des pêcheurs sont décédés. Amputé des deux jambes au-dessus des genoux, lui survit. « J’ai été sauvé par un bon médecin qui ne cessait de me donner de l’espoir. Il s’appelait Ahmed Al-Maqdameh. » Sa maison, qui abritait les archives de seize années de son travail photographique, a été détruite deux jours après qu’il a été blessé.

Le 18 mars, les Israéliens prennent d’assaut l’hôpital Al-Shifa, évoquant « la présence des terroristes » dans le complexe hospitalier. Le chirurgien Ahmed Al-Maqdameh, qui s’était occupé d’Abdallah, ainsi que sa mère, également médecin, font partie des premiers à être tués, abattus à l’entrée des urgences. L’armée israélienne n’a pas souhaité répondre au Monde sur ces informations rapportées par le photojournaliste.

Selon le récit de ce dernier, toujours en soins dans l’hôpital au moment de l’assaut, treize infirmiers et cent cinquante patients sont détenus par les soldats israéliens. Les autres malades, leurs accompagnants et les Palestiniens ayant trouvé refuge dans l’hôpital ont été forcés de partir. « Ils m’ont dit de me mettre debout. Je leur ai dit : « Je n’ai pas de jambes. » Ils ont braqué le laser rouge de leur arme sur mon front. Je me suis dressé sur ce qui restait de mes jambes », décrit Abdallah. Les soldats, explique-t-il, posent des questions aux blessés. Visiblement guère satisfaits des réponses données par son voisin, ils le tuent sur-le-champ. « Son corps est resté à côté de moi pendant des jours. »

Au bout de trois jours de siège israélien, Abdallah Al-Hajj et les autres sont transférés dans le service de cancérologie de l’hôpital. Les soldats ferment la porte à clé. « Pendant sept jours, ils nous ont laissés dans l’obscurité totale. Nous ne savions pas si c’était le jour et la nuit. Sans nourriture, sans eau, sans accès aux soins », précise le photojournaliste. Le septième jour, il ressent une sensation bizarre au niveau de la hanche : « Quand j’y ai mis ma main, j’ai vu que des vers avaient commencé à ronger mes blessures. »

Ce jour-là, la porte a été ouverte pour la première fois depuis une semaine. Abdallah et ses compagnons d’infortune sont interrogés par les soldats israéliens, les uns après les autres. « Les Israéliens disposent de cette technologie qui leur permet de scanner votre visage et d’obtenir vos antécédents. Après cette étape, nous avons été interrogés. Parmi nous, certains ont été tués. »

Les soldats installent vingt-quatre lits dans les bureaux administratifs de l’hôpital, devant des caméras. « Les militaires, déguisés en infirmiers, ont allongé vingt-quatre blessés les plus critiques parmi nous sur les lits, pour montrer qu’ils étaient bien pris en charge et soignés. Dix minutes plus tard, ils ont éteint les caméras et jeté tout le monde hors de la pièce », assure Abdallah.

« Empilés les uns sur les autres »
Après cette « mise en scène », les blessés sont placés dans une petite pièce. « On était quasiment empilés les uns sur les autres », glisse-t-il. Les occupants retrouvent un peu de nourriture et d’eau. Les infirmiers passent les voir une fois par jour. Autour d’Abdallah, certains meurent. Les soignants viennent chercher les corps quand « leur nombre est suffisant aux yeux des soldats, c’est-à-dire entre dix et quinze cadavres ».

Les infirmiers n’ont que quelques minutes pour jeter les corps sans vie dans une fosse creusée dans l’enceinte de l’hôpital avant qu’un tracteur ne passe dessus. Certains racontent à Abdallah leur tentative de prier après avoir enterré les corps, comme le veut la tradition islamique. « Ils essayaient de former une ligne rapide pour prier sur les cadavres enterrés, mais, dès que les Israéliens voyaient cela, ils commençaient à tirer en visant les jambes des infirmiers pour qu’ils rentrent. »

Le treizième jour, les soldats entrent dans la pièce où se trouvent Abdallah et les autres. « Ils nous ont donné de la nourriture emballée et des bouteilles d’eau. Je savais que notre calvaire touchait à sa fin. » Le lendemain, 1er avril, les Israéliens quittent l’hôpital. Les familles des blessés commencent à arriver. Dans la cour, deux fosses communes sont découvertes trente cadavres en tout, certains dans un état de décomposition avancée. L’Organisation mondiale de la santé a recensé 21 patients morts faute de soins lors de l’opération militaire.

« Autour de l’hôpital, dans un rayon de 1 ou 2 kilomètres, tout avait été brûlé, bombardé et rasé », se souvient Abdallah. Pour atteindre une ambulance, impossible d’utiliser un fauteuil roulant, à cause des débris par terre. Il est donc placé sur un drap porté par quatre hommes, sur environ 2 kilomètres. Il est ensuite conduit à l’hôpital Al-Ahli, où ses blessures sont pansées. Il apprend alors que l’UNRWA fait tout son possible pour l’évacuer de Gaza. Il attend avec ses proches dans un domicile où ils ont trouvé refuge. « Je savais que j’allais avoir un long parcours de traitement et que je ne les verrais pas pendant longtemps. » Un mois passe. « Les Egyptiens disaient que les Israéliens s’opposaient à mon évacuation, indique Abdallah. Les autorités américaines et qataries sont également intervenues pour obtenir l’accord des Israéliens. »

Abdallah Al-Hajj a été évacué de Gaza, le 25 avril, et est arrivé dans la capitale du Qatar deux jours plus tard, accompagné de sa femme, de ses deux fils et de sa fille, deux mois après avoir été blessé.