En souvenir de Walid Daqqa, un prisonnier avec « une foi hérétique en la vie »

Walid et moi avons échangé pendant vingt ans une correspondance politique, personnelle et philosophique. Même dans la mort, il m’accompagne sur le chemin de la vérité.

Sur le mur de mon bureau pend un grand tableau. Des lettres arabes argentées, tourbillonnantes, délicatement dessinées sur le tissu noir et décorées de feuilles vertes, dessinent une phrase basée sur le commandement du calife Ali ibn Abi Talib : لا تستوحشوا طريق الحق لقلة السائرين فيه — « Ne désespère pas du chemin de la vérité, même si ceux qui le suivent sont rares ».

L’ouvrage a été créé par mon ami Walid Daqqa lorsqu’il était en prison. Walid est mort au début de ce mois à l’âge de 62 ans, des complications de plusieurs maladies dont un cancer. Pour moi, cette oeuvre est à la fois son testament et ses dernières volontés, la distillation que ce qu’il voulait transmettre au monde.

J’ai rencontré Walid il y a presque vingt ans, lorsque j’ai établi le Comité israélien pour les prisonniers palestiniens, avec Tamar Berger et Sanaa Salama-Daqqa — l’épouse intègre et déterminée de Walid, et une bonne amie à moi. Quand Walid a appris de Sanaa notre petit projet, il m’a écrit, marquant le début d’une correspondance politique, personnelle, réfléchie et philosophique de plusieurs années. Pour transmettre ne serait-ce qu’un aperçu du caractère unique de la personne que nous avons perdue ce mois-ci, je veux partager quelques extraits de ce qu’il m’a écrit depuis les murs de sa prison.

Mais avant, il est important d’expliquer les circonstances qui l’ont amené là. La campagne de haine contre lui depuis quarante ans— une campagne qui a continué et s’est même intensifiée après sa mort prématurée — obscurcit l’homme qui a suivi le chemin de la vérité.

Pas de sursis

Walid Daqqa est originaire de Baqa al-Gharbiyye, une ville palestinienne en Israël. Il a été condamné en 1987 pour son implication dans l’enlèvement et le meurtre du soldat israélien Moshe Tamam, qui avait eu lieu trois ans plus tôt. Selon les autorités, même si Daqqa n’a jamais vu Tamam — ni sur la scène de l’enlèvement, ni sur la scène du meurtre —, il a joué un rôle en transmettant à d’autres personnes du groupe des ordres de ses contacts dans le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Daqqa a toujours nié l’accusation selon laquelle il commandait le groupe.

Le plan était d’enlever un soldat israélien et de l’utiliser comme monnaie d’échange, en le transférant d’abord à Jénine en Cisjordanie occupée, puis en Syrie. L’acte d’accusation affirmait que Walid avait donné aux autres l’ordre de tuer le soldat si le plan déviait de sa route. Horriblement, c’est ce qui s’est produit. Quatre jours après son enlèvement, Moshe Tamam a été retrouvé mort. Walid ne l’a appris qu’après les faits.

Bien qu’il ait été condamné à la prison à vie pour son implication dans la mort de Tamam, Walid a lutté pour blanchir son nom. Le tribunal militaire de Lydd [Lod] qui a jugé le cas de Walid a été démantelé il y a des années parce qu’il ne répondait aux normes des tribunaux civils israéliens. Walid a demandé une révision du procès, mais sa requête a été refusée.

En 2012, après une lutte publique acharnée, Shimon Peres, alors président d’Israël, a accepté de commuer sa peine de prison à vie et celles d’autres prisonniers palestiniens accusés d’avoir tué des soldats. La peine a été fixée à 37 ans, ce qui voulait dire que Walid serait libéré en 2023. Mais il y a cinq ans, Walid a été encore condamné — cette fois pour son rôle dans un trafic de téléphones en prison — à deux ans supplémentaires d’emprisonnement.

Au fil des années, Walid a présenté plusieurs demandes de clémence, une réduction de sa peine et finalement sa libération pour raisons humanitaires, lorsque les médecins lui ont dit l’an dernier qu’il n’avait pas plus de deux ans à vivre et qu’il avait besoin en urgence d’une greffe de moelle osseuse. Toutes ces demandes ont été refusées. Et donc, abandonné sans soins médicaux adéquats et séparé de sa famille, il est mort ce mois-ci, dans la première année de sa peine additionnelle de deux ans.

Personne, ni dans le Service des prisons d’Israël (SPI), ni dans l’hôpital où il est mort, ne s’est soucié d’informer la famille de Walid ; ils ont appris son hospitalisation et sa mort dans les médias. La tente de deuil érigée à l’extérieur de sa maison a été violemment démantelée par la police, et son corps est toujours retenu par les autorités israéliennes. La Cour suprême a approuvé le demande du SPI de garder le corps de Walid au moins jusqu’au 5 mai, peut-être parce qu’il pourrait être inclus dans un futur marché d’échanges d’otages et de prisonniers avec le Hamas.

«  J’ai une soeur juive »

La réaction du public israélien à Walid reflète sa réaction face à la guerre en cours à Gaza : il est bloqué, focalisé exclusivement sur le moment de la douleur israélienne, alors même qu’une violence brutale se déchaîne sur les Palestiniens. Dans le cas de Walid, ce moment est le meurtre de Moshe Tamam. Mais même si vous arrêtez le temps sur ce moment, pourquoi Walid devrait être la cible de décennies de vitriol israélien n’est pas clair : contrairement au récit obsessionnellement raconté en ligne et dans les médias, Walid n’était pas présent sur la scène de l’enlèvement ni du meurtre et n’a su qu’après coup que Tamam avait été tué.

En tout cas, Walid lui-même n’était pas du tout bloqué à ce moment. Au contraire, en tant qu’homme bien conscient de sa rationalité, de son statut de sujet et de sa liberté (je me sers à dessein des termes hégéliens que Walid utilisait pour décrire l’être humain en général et lui-même en particulier), il a exprimé à de nombreuses reprises, et publiquement, des remords complets pour ses actes.

Après la signature des Accords d’Oslo, il a pensé qu’il pourrait s’exprimer pleinement en tant que citoyen israélien. Il a pris des mesures inhabituelles et a demandé au SPI de révoquer son affiliation avec le FPLP. Walid a rejoint Balad, le parti démocratique nationaliste arabe basé en Israël, et dans la mesure où cela lui a été possible étant donné les contraintes de son emprisonnement, il a joué un rôle actif dans le parti.

Ses écrits étaient critiques et profonds, originaux, sans la moindre trace de flagornerie. En conséquence, il est devenu au fil des années un des intellectuels palestiniens les plus éminents et les plus respectés. De sa perspective unique, hors du temps (il appelait sa peine de prison le «  temps parallèle » et de l’espace, Walid a été capable de formuler les défis au coeur des sociétés palestinienne et israélienne et leurs possibilités de grandir.

La lucidité et le courage de Walid ont aussi touché ceux qui l’entouraient en prison. Je l’ai entendu de responsables de prison qui louaient son influence sur d’autres prisonniers : il a passé des heures avec de jeunes prisonniers, leur enseignant l’importance de la lutte non-violente, la dévotion à la vie et les conséquences désastreuses de la lutte armée.

J’ai été surprise de trouver un jour dans ma boîte aux lettres une carte postale d’un prisonnier dont je n’avais jamais entendu le nom avant. Ce prisonnier, qui était aussi condamné à vie pour avoir tué des soldats israéliens, m’écrivait qu’il avait entendu parler de moi par Walid et avait été convaincu qu’une lutte politique palestinienne et juive conjointe était le bon chemin.

Qu’un seul homme ait une telle influence est extraordinaire. Voici ce que Walid m’écrivait sur ces conversations :

Je lis nos lettres [à d’autres prisonniers] … et je vois que les choses finissent par changer, par les imprégner et par créer un changement qui sème des questions dans leurs âmes autour des vérités absolues en lesquelles ils croyaient. Tes lettres, Anat, ont cessé de n’être que des lettres, depuis bien longtemps. Depuis longtemps, notre relation a été bien plus qu’une relation entre une juive et un Arabe, et quand je mentionne que tu es juive, je le fais avec insistance et de manière délibérée. Le succès de notre relation et de ton organisation n’est pas mesuré, à mon avis, à l’aune de ma libération en tant qu’elle en résulterait. Nous avons déjà de bons résultats. Tes lettres sont un miroir que je place devant ceux qui veulent savoir à quel point ils sont laids quand ils jugent les gens par leur origine et leur religion.

L’insistance de Walid sur l’égale dignité de toutes les personnes était fondée sur sa rigoureuse pensée philosophique. Il réfléchissait beaucoup et il s’est inscrit à l’Université ouverte pour y achever un master en Études sur la démocratie. À un moment, dans notre correspondance, a même surgi l’idée que je le dirige en doctorat. Nous avons fantasmé qu’il écrirait un jour une thèse qui connecterait le travail de Hannah Arendt avec celui de Foucault — une exploration du totalitarisme, de l’emprisonnement, des Lumières et de l’image humaine. Ce fantasme n’est jamais devenu réalité, mais les écrits de Walid étaient néanmoins constamment imprégnés d’une vision intellectuelle et morale.

« Ressentir la douleur de l’humanité est l’essence de la civilisation »

Chère Anat, hello,

Il y a des domaines que nous ne connaissons pas et n’avons même pas le droit de définir, et parmi eux le succès et l’échec. Est-ce que vivre selon certains principes — comme individus ou comme société— est un succès ou un échec ? Est-ce qu’être humain est un succès ou un échec ? Certaines choses ne sont ni des succès, ni des échecs. Être une personne, c’est être une personne — C’est une fin en soi, ou la fin des fins. Si la loi de la gravité cesse de marcher, nous ne parlons pas d’échec mais de la désintégration de l’univers, quelque chose qui est au-delà des concepts de succès et d’échec. Donc aussi, l’univers humain : la société et à l’intérieur, l’individu humain.

Si quelqu’un cesse d’agir comme une personne, c’est la désintégration. J’ai écrit un jour que l’essence de l’être humain et de la culture humaine, c’est de ressentir l’autre. L’insensibilité face aux horreurs est comme un cauchemar pour moi. Ressentir les autres, ressentir la douleur de l’humanité — c’est l’essence de la civilisation. La volonté est l’essence de l’être humain intelligent. L’acte de faire est notre essence physique. L’émotion est notre essence spirituelle. Et ressentir — sentir les gens et ressentir leur douleur — est l’essence de toute culture humaine.

Le conflit israélo-arabe est déjà en train de se dérouler —particulièrement dans la dernière décennie — dans une réalité de « modernité liquide », pour reprendre les mots de Zygmunt Bauman … La rationalité et la moralité deviennent deux pôles d’un axe qui continue à s’allonger et les pôles s’éloignent de plus en plus. Dans le conflit actuel, tout moyen est devenu légitime dès lors qu’il atteint un certain résultat. Les deux côtés, israélien et palestinien, ont appris rapidement de l’autre, grâce aux médias, au point que nous sommes devenus pareils. En l’absence de moralité, il n’importe plus du tout de savoir ce qui est la réalité et ce qui est sa réflexion.

En réponse à mon scepticisme sur l’optimisme qui émane de ses analyses et sur notre capacité à persuader d’autres personnes de partager nos points de vue, Walid a répliqué:

Il est impossible de convaincre ceux qui commettent un génocide, ceux qui ont renoncé à la civilisation humaine basée sur des calculs rationnels, de se rendre compte de l’erreur de leurs manières d’agir ; pas avec les mots et le langage des peuples civilisés. Cette sorte de société et de leadership, qui s’est retirée de la société humaine, est condamnée à mourir. Une société qui a cessé de parler le langage de l’humanité et a créé un autre langage pour elle-même ne peut et ne veut pas comprendre le langage de la persuasion. Le conflit israélo-palestinien n’a pas atteint ce niveau, même si le massacre et l’hostilité ont atteint des proportions alarmantes.

« Je ne propose pas d’être alarmé ou de se hâter d’abandonner les moyens de la persuasion et de l’influence. Cette sorte de renonciation est la constatation que nous avons atteint une situation où l’autre côté n’est pas un interlocuteur humain. De fait, ce n’est pas le cas. Ceci, en dépit du fait qu’il y des groupes influents dans les deux camps qui non seulement utilisent une terminologie prise de l’Holocauste, mais ont des plans et des idées dont ils attribuent certains à la volonté inéluctable de Dieu et qu’ils vendent comme une sorte de nécessité historique. Ces plans et ces idées ne sont pas encore devenus un programme central et cohérent ou une force politique, mais ils sont identifiés avec des forces politiques opérant actuellement en Israël et dans le monde arabe et islamique.

Il est difficile de ne pas frémir à ces mots. Je me demande comment Walid a réagi au 7 octobre et à ses suites sanglantes — mais entre ce moment et sa mort, il n’y a pas eu de contact entre nous. Comme tous les prisonniers politiques palestiniens, Walid a été entièrement coupé du monde extérieur quand la guerre a commencé, le SPI interdisant les visites familiales et même l’échange de lettres ; seules ont été permises des visites occasionnelles des avocats.

Le refus de la mort

Hello, AnatHello, ma chère soeur

Il est difficile d’être optimiste et de croire en la vie quand il y a tant de destruction et de mort dans notre région, mais le refus de la mort est une foi fragile en la vie. Et une foi fragile est préférable à la capitulation.

« Est-ce que cet homme arabe et cette femme juive sont vraiment frère et soeur ? » vont se demander les contrôleurs des cartes postales aux portes de la prison, les postiers, et peut-être beaucoup d’autres s’ils ne comprennent pas la profondeur de la connexion engendrée par le refus de la mort.

Cette croyance hérétique est forte et pénètre chaque mur et traverse chaque barrière parce qu’elle ne peut être catégorisée… Cette croyance n’a ni nationalité ni religion. Cette croyance hérétique est la nouvelle religion qui nait du dégoût de la destruction et de la ruine, et d’un fort désir de vivre. La croyance hérétique se répand et elles est portée par les mères et les parents arabes et juifs, comme une prière que leurs enfants soient les dernières victimes.

Rares sont les personnes avec qui je veux être dans des moments très intimes de liberté et qui pourraient se réjouir dans ma joie. Je serais très heureux si tu pouvais être parmi eux.

Au revoir, ma chère soeur.

Je crois être privilégiée d’avoir reçu de Walid le merveilleux tableau de l’enseignement d’Ali ibn Abi Talib parce qu’il a reconnu en moi une croyance partagée dans le refus de la mort : l’insistance à s’accrocher à la vie et à voir la pleine valeur de l’autre et de nous-mêmes.

Un jour mon compagnon de cellule m’a dit : « Dis-moi, n’as-tu pas abandonné l’idée de dire bonjour au garde qui ouvre la porte de la cellule chaque jour et ne prend pas la peine de te répondre ? Est-ce que tu n’as aucun respect pour toi-même ? ! Cela suffit, ne lui dis plus bonjour ». À ce moment-là, je n’ai pas eu grand chose à répondre à mon ami. Mais je n’ai pas renoncé, et je n’ai pas arrêté de dire bonjour au gardien, parce que je n’avais pas renoncé à être humain … Parce que chaque bonjour est un rappel au garde que je suis un être humain et chaque bonjour lui rappelle qu’il est un être humain et le fait est qu’il ne répond pas parce qu’il a peur de devoir reconnaître ce fait et si je cesse mon bonjour, cela veut dire que sa peur m’a gagné et m’a changé en quelque chose d’autre.

Je ne laisserai pas la prison me changer ou me contrôler. Et pour reprendre tes termes, je suis un sujet qui a volonté et conscience, je ne me laisserai pas transformer en objet. C’est le respect de moi-même que d’avoir mon libre arbitre en prison. Ce miroir que je tends chaque matin au garde — cela le changera. Et cela le change.

Malgré sa croyance acharnée en la vie et en l’humanité, Walid s’est vu refuser le droit fondamental d’avoir une famille. Le SPI a refusé de permettre des visites conjugales à Walid et Sanaa et un tribunal a confirmé ensuite cette décision. Donc Walid a passé en fraude son sperme hors de la prison et neuf mois plus tard Sanaa a donné naissance à Milad. Très récemment, je leur ai rendu visite dans leur maison qui était décorée dans l’attente que le père de famille soit finalement libéré.

Pendant qu’il essayait d’avoir un enfant et après la naissance de sa merveilleuse fille, Walid a écrit et publié deux livres pour enfants. Le premier, « Le secret de l’olivier » raconte l’histoire d’un enfant né par le même moyen créatif, provocateur, d’affirmation de la vie par lequel Milad est née. L’enfant du livre, Jude, organise un petit groupe d’amis — le lièvre Samur, l’oiseau Abu Risha, le chat Khanfour et le chien Abu Nab — et ensemble ils réussissent à atteindre la cellule de père de Jude en prison.

Là, ils apprennent une leçon importante : l’avenir se trouve dans le savoir, dans l’éducation, dans la pensée indépendante. L’avenir du peuple palestinien se trouve dans des enfants brillants et qui aiment la paix.

Ma chère Anat, le jour où nous nous rencontrerons dans ma maison et dans ta maison n’est pas si éloigné, et nous nous souviendrons de toute cette souffrance, avec nos mémoires qui ne feront que nous affermir pour continuer à lutter pour la paix, et la liberté, et la justice sociale.

Cela ne nous a pas été accordé. Mais Walid m’accompagnera d’une autre manière : en suivant le chemin de la vérité. Je n’y marcherai pas seule. Ce n’est pas un chemin surpeuplé, il est vrai — mais nous ne sommes pas seuls, Walid. Que ton âme puissante soit reliée aux liens de la vie.