En Cisjordanie, l’occupation ruine durablement la santé mentale des Palestiniens

À Masafer Yatta, les Palestiniens, menacés d’expulsion par l’État hébreu, vivent directement l’explosion de la violence coloniale en Cisjordanie depuis le 7 octobre, les yeux rivés sur Gaza. Les nouveaux traumatismes s’ajoutent aux précédents, marquant les corps et les esprits.

AtAt-Tuwani (Cisjordanie occupée).– Au-delà de la maison de Naïm Hamamdi, dans le hameau d’Umm Faqara, l’horizon se perd dans les collines jaunies du bout de la Cisjordanie occupée, aux portes du désert israélien du Néguev. Le berger palestinien, assis à l’ombre d’un de ses oliviers, est né sur ces terres rocailleuses il y a soixante-cinq ans.

La vie n’y a jamais été facile. Quand Naïm était enfant, les Palestinien·nes n’y vivaient que six mois par an, au rythme des bêtes. Dans les années 1990, ils ont été contraints de s’y installer en permanence : les colons commençaient à convoiter leurs vallons. L’espace s’est peu à peu réduit autour de Naïm, grignoté par les colonies, les zones militaires, les restrictions. En mai 2022, après vingt ans de bataille judiciaire, la Cour suprême israélienne a tranché en faveur de l’armée, autorisant l’expulsion des Palestinien·nes de Masafer Yatta pour faire de la zone un espace de tir et d’entraînement des soldats israéliens.

Depuis, selon les chiffres du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (Ocha), quelque 1 144 Palestinien·nes, dont Naïm Hamamdi et les siens, sont menacé·es de transfert forcé à tout instant – ces expulsions à grande échelle constitueraient un crime de guerre et un crime contre l’humanité.

« Les communautés dans toute la zone vivent dans un état de peur constant », notait déjà l’Ocha en juin 2022. Elle est décuplée depuis le 7 octobre, appuie Naïm, sirotant un verre de thé saturé de sucre. Il soulève son turban, découvrant une plaie au front. Le 29 avril, le berger a été attaqué par des colons israéliens.

Les travailleurs sociaux Kamel Abu Judeh et Majdoleen Nattour, de l’ONG Médecins du monde Suisse, discutent avec Naïm Hamamdi, un berger palestinien de 65 ans du hameau de Umm Fagara, et son fils dans le sud de la Cisjordanie occupée. © Photo Clothilde Mraffko pour Mediapart

En face de lui, deux employés de l’ONG Médecins du monde Suisse l’écoutent attentivement. Ils sont venus faire une évaluation des besoins de la famille. « Parfois, on s’attable pour le déjeuner, tous ensemble, puis quelqu’un entend un bruit et on se précipite tous dehors, persuadés que les colons arrivent », décrit Naïm, père de dix-huit enfants, dont sept vivent encore avec lui.

« Vous êtes en état de vigilance permanent… Comment ça se répercute physiquement ? », relance Majdoleen Nattour, travailleuse sociale de l’ONG. Le patriarche répond qu’ils ont le sommeil agité, qu’une de ses filles rêve des colons. Depuis deux ans, après des attaques directes contre des habitations de la zone, les équipes de soutien psychosocial viennent régulièrement.

Traumatismes réactivés

Lorsque son mari a été attaqué, pendant trois jours, les jambes de Miriam Hamamdi, la mère de cinq de ses enfants, ont refusé de la porter. « Ces derniers temps, je me sens épuisée, comme si je manquais de souffle. Avant, j’aimais entreprendre des choses, cuisiner…, confie la Palestinienne de 43 ans dans un flot de paroles rapides, son niqab noir relevé découvrant son visage rond. J’ai peur et, en même temps, à l’intérieur de moi, je me consume, comme si j’étais dévorée par un feu. »

Dans la fraîcheur de la maison, à l’abri des regards, elle est branchée sur les infos. Les massacres à Gaza ont réveillé une angoisse existentielle chez les Palestiniens et Palestiniennes de Cisjordanie, Jérusalem et à l’intérieur d’Israël, marqué·es par l’histoire de la Nakba, la « Catastrophe » – le transfert forcé de 900 000 de leurs ancêtres lors de la création d’Israël entre 1947 et 1949. Dans l’enclave palestinienne, depuis le 7 octobre, presque l’entièreté des 2,3 millions d’habitant·es ont été déplacé·es. « Avant la guerre, je n’y réfléchissais pas. Mais quand on voit ce qu’ils ont été capables de faire à Gaza, on se dit qu’il y a de fortes chances que cela nous arrive aussi. Ils n’ont pas peur de Dieu, rien ne leur importe, là-bas ou ici », lâche Miriam.

Médecins du monde Suisse travaille depuis trente ans dans les Territoires palestiniens occupés. « Notre action est une réponse à l’occupation militaire israélienne qui enferme, tue et détruit progressivement les conditions d’existence des Palestiniens », explique l’organisation dans ses communications. 

Dans les zones comme Masafer Yatta, les Palestinien·nes sont isolé·es : l’Autorité palestinienne se terre à Ramallah, continuant sa coopération sécuritaire avec Israël malgré les massacres à Gaza. Les hameaux sont situés en zone C, où l’armée d’occupation a les pleins pouvoirs et défend les colons. La communauté internationale est largement muette, encourageant l’impunité.

Depuis le 7 octobre, les agences onusiennes et les ONG ont des difficultés pour accéder à ces zones, fermées par des barrages militaires ou sous la menace des attaques de colons, rappelle Soundous Zaanoun, conseillère en santé mentale et soutien psychologique à Médecins du monde Suisse en Cisjordanie.

« C’est un défi d’offrir des services de santé mentale alors que le risque est toujours présent. On a des cas d’hypervigilance, d’insomnies… Or il y a une énorme différence entre ne pas arriver à dormir du fait des conséquences psychologiques d’un traumatisme ou ne pas dormir car on doit se tenir prêt et protéger sa famille des attaques de colons, poursuit-elle. Certains n’utilisent plus les toilettes la nuit, car elles sont hors de la maison et ce n’est pas sûr de sortir. Ce sont des souffrances qui sont bien au-delà du stress post-traumatique. »

Le traumatisme est également constamment réactivé, car de tels incidents de violence se répètent et la cause des chocs n’a pas disparu : les colons sont toujours là, les massacres continuent à Gaza…

Briser les corps et les esprits

Mohammed Rabai accueille dans le bâtiment qui fait office de centre communal, à l’entrée du bourg d’At-Tuwani. Le maire voulait exposer aux équipes de Médecins du monde son projet de camp d’été pour les enfants ; il finit par parler de la « lutte existentielle » que mènent les Palestiniens et Palestiniennes face « au génocide et aux expulsions » orchestrés par Israël.

Depuis bientôt neuf mois, l’homme de 39 ans porte sa communauté à bout de bras. « La nation étouffe », résume-t-il, asphyxiée par les routes bloquées, reléguée dans des enclaves, sans perspectives économiques ou politiques, ses habitant·es témoins de raids meurtriers et menacé·es – 553 Palestiniens, dont 135 mineurs, ont été tués en Cisjordanie et Jérusalem depuis le 7 octobre. « Nous avons perdu notre dignité, nous n’avons aucune valeur en tant qu’êtres humains, remarque-t-il, ses yeux noir profond fixés sur l’une des fenêtres. Tu ne peux pas sortir de chez toi. [Les Israéliens] cassent les caméras, rentrent chez toi alors que tu dors, te prennent tout ce que tu as… »

Une ombre assombrit son visage, son corps s’affaisse imperceptiblement. Mohammed a été arrêté fin janvier. Les soldats lui ont dit qu’il avait résisté aux forces de l’ordre et qu’il était entré dans une zone interdite – le maire, qui connaît ses terres par cœur, affirme que c’est faux. Il a passé onze jours en détention, dont neuf dans la prison israélienne d’Ofer, en Cisjordanie. Il en est ressorti avec neuf kilos en moins, le corps cassé, pétri de vieilles douleurs qui se sont réveillées sous les coups et les privations, l’âme brisée.

« J’étais désespéré. Je détestais la vie. J’espérais que Dieu me reprenne à Lui, paisiblement », lâche-t-il. Les larmes coulent, silencieuses, tandis qu’il répète, comme une évidence qu’il n’arrive pas à avaler : « Il n’y a pas de futur. »

Dès novembre 2023, Amnesty International dénonçait des tortures et des abus commis contre les Palestiniens dans les prisons israéliennes, évoquant des détenus « roués de coups et humiliés, et notamment forcés à garder la tête baissée, à s’agenouiller au sol pendant le compte des détenu·es et à chanter des chansons israéliennes ».

Le travailleur social Kamel Abu Judeh de l’ONG Médecins du monde Suisse organise une activité d’aide psychosociale avec des enfants palestiniens de la communauté de Massafer Yatta, dans le sud de la Cisjordanie occupée en mai 2024. © Photo Clothilde Mraffko pour Mediapart

Depuis cette épreuve personnelle, Mohammed Rabai a perdu pied ; il est rongé par son impuissance. Les besoins de sa communauté sont immenses : des malades sont privés de soins faute de routes accessibles, des troupeaux décimés par les colons, des hommes qui ont perdu leur capacité de protéger leur famille… « Souvent, je ne sais même pas quoi dire à ceux qui viennent me solliciter », soupire ce père de neuf enfants qui ne rentre guère chez lui.

« Soumoud »

L’un des buts du soutien psychologique est d’« apporter de l’espoir, d’aider les gens à construire des objectifs dans l’avenir. Mais avec ce qui se passe à Gaza, ce que ces gens vivent et ce qui nous arrive en tant que communauté, nous n’arrivons pas à voir de meilleurs lendemains », observe Soundous Zaanoun, de Médecins du monde.

Selon elle, les Palestiniens vivent avec un traumatisme historique, celui des expulsions successives. Ils font aussi face à des traumatismes collectifs : à travers les événements qu’ils vivent, la violence endurée est infligée à leur peuple ou à leur communauté tout entière. « Ces incidents collectifs impliquent la nécessité de les soigner aussi collectivement. Or les outils de [la santé mentale] tels que pensés en Occident se concentrent sur les individus, pas sur les communautés », ajoute-t-elle.

Le rôle des interventions est donc aussi de faire en sorte que les traumatismes ne désintègrent pas la société. Pour faire face, explique la psychiatre Samah Jaber, les Palestiniens et Palestiniennes puisent dans leur foi, le « vrai sens du djihad » (« l’effort », en arabe), pour s’élever vers plus de perfection et dans le sens politique de leur lutte existentielle.

« Les Palestiniens ont ce mot, soumoud, qui se situe entre la résilience, la résistance et la résignation, note cette figure de la discipline en Palestine, responsable de l’unité de santé mentale au sein du ministère de la santé palestinien. Soumoud ne signifie pas seulement la résilience psychologique mais aussi les actions politiques entreprises pour rester où vous êtes. Et cela ne veut pas dire que nous ne ressentons pas de la douleur. La douleur est là. C’est un peu comme donner naissance : on a mal et on est en même temps heureuse d’avoir un enfant. »

Elle aussi insiste sur la nécessité d’inclure le collectif dans la prise en charge de la santé mentale en Palestine. Mais surtout, martèle-t-elle, la solution est, in fine, politique car ces dommages psychologiques sont créés par la situation coloniale et d’oppression. Or, pour l’instant, le monde a détourné le regard, laissant l’armée israélienne continuer ses massacres à Gaza et ses actions violentes en Cisjordanie, ajoutant un nouveau traumatisme à tous les autres déjà subis par les Palestiniennes et Palestiniens.

Clothilde Mraffko