Une ONG israélienne, B’Tselem, dénonce un régime d’apartheid

L’organisation de défense des droits de l’homme israélienne accuse l’Etat d’entretenir un régime de suprématie juive entre le Jourdain et la Méditerranée.

Israël maintient un régime d’apartheid entre le Jourdain et la Méditerranée : c’est le constat, radioactif, que fait pour la première fois une organisation de défense des droits de l’homme juive israélienne de premier plan, B’Tselem. Dans un rapport publié mardi 12 janvier, l’ONG s’affranchit de la division communément admise entre les systèmes politiques en place en Israël et dans les territoires palestiniens.

Démocratie d’un côté, occupation militaire temporaire de l’autre. B’Tselem estime qu’une telle distinction s’est vidée de son sens au fil du temps, depuis la conquête des territoires par Israël, lors de la guerre de 1967. « [Cette distinction] obscurcit le fait que l’ensemble de la zone située entre la mer Mediterrannée et le Jourdain est organisé selon un unique principe : faire avancer et cimenter la suprématie d’un groupe – les juifs – sur un autre – les Palestiniens », juge l’organisation.

C’est la définition d’un Etat d’apartheid, selon le précédent historique de l’ancien régime de ségrégation raciale d’Afrique du Sud, une comparaison polémique au dernier degré en Israël. Mais surtout selon la définition établie par le droit international : le statut de Rome, instituant la Cour pénale internationale en 2002, en fait un crime contre l’humanité.

Dénonciation d’une suprématie juive institutionnalisée

« Nous voulons changer le discours sur ce qu’il se passe ici. L’une des raisons pour lesquelles rien ne bouge, c’est que la situation n’est pas analysée correctement », affirme le directeur exécutif de l’ONG, Hagaï El-Ad. Cette prise de position va au-delà de l’analyse généralement admise même au sein de la gauche israélienne. Mais elle ne surprend pas pour autant, s’inscrivant dans un mouvement de fond.

En juillet 2020 déjà, le juriste Michael Sfard avait publié une analyse légale, pour l’ONG de défense des droits humains Yesh Din, dans laquelle il concluait à la réalité d’une situation d’apartheid dans les territoires de Cisjordanie. Cette distinction est capitale. L’occupation, pour autant qu’elle demeure temporaire, est légale au regard du droit international. Celui-ci a pour rôle de la réguler et d’en atténuer la violence, mais il ne peut que condamner un crime d’apartheid avéré.

Il faut cependant distinguer ces positions critiques. Yesh Din limite son analyse à la Cisjordanie. M. Sfard lui-même estime qu’un « processus d’unification est à l’œuvre entre les deux régimes », en Israël et dans les territoires. Mais il tient encore à les distinguer, « tout comme on ne peut confondre une puissance coloniale, comme l’Angleterre du XIXe siècle, et l’administration locale de ses colonies », précise-t-il.

Reste l’essentiel : la dénonciation d’une suprématie juive institutionnalisée. Pour fonder son raisonnement politique et non juridique, B’Tselem passe en revue les outils déployés selon elle par Israël pour garantir cet état de fait. D’abord en morcelant la terre, attribuant aux Palestiniens divers degrés d’infériorité en droit, selon qu’ils sont citoyens israéliens, résidents de Jéusalem-Est, habitants de Cisjordanie sous régime militaire ou sous administration de l’Autorité palestinienne, ou bien de la bande de Gaza sous blocus.

Discrimination systématique

Cette domination s’exerce, précise l’organisation, par le contrôle et l’aménagement du territoire, les limites à l’accès à la citoyenneté (qui font obstacle à la vie commune en Israël d’époux israélien et palestinien), les restrictions à la liberté de mouvements y compris à l’étranger, la répression de l’expression politique, ferme dans les territoires, insidieuse en Israël, où les Arabes citoyens du pays ont été la cible d’un discours xénophobe constant depuis 2015 de la part du Likoud au pouvoir, qui a cherché à limiter leur participation aux scrutins électoraux.

Ces arguments sont connus. Les Palestiniens les déploient eux-mêmes de longue date. « Voilà que la plus prestigieuse organisation de défense des droits humains israélienne exprime ce que nous dénonçons depuis si longtemps », se réjouit ainsi Ahmad Tibi, député arabe israélien. Dès les années 1960, le mouvement national palestinien a dénoncé une discrimination systématique de la population arabe par l’Etat juif.

Dans les années 1970, il a pressé les Nations unies de reconnaître le sionisme comme une forme de racisme. Observant la montée en puissance du mouvement noir sud-africain, il s’est saisi de son langage, et a souligné les similarités avec la question palestinienne. Puis le mot « apartheid » a été brandi pour faire reconnaître comme un crime l’occupation israélienne, alors que s’épuisait la perspective d’une solution à deux Etats soulevée par les accords d’Oslo, dans les années 1990, mais sans préjuger tout à fait de son échec.

Si B’Tselem se résout à faire sien aujourd’hui ce constat, c’est à l’aune du débat public israélien. L’ONG estime qu’une masse critique d’hommes politiques et d’institutions du pays assument désormais un discours ethnocentré sur la société israélienne et confondent l’Etat avec les territoires qu’il domine au-delà de la ligne verte.

Deux débats

Deux débats ont accéléré cette bascule. En premier lieu, celui qui a mené à un vote du Parlement, en 2018, définissant Israël comme « foyer national du peuple juif ». Ce texte identitaire, promu par la droite israélienne et qui a pris force de loi fondamentale, accorde notamment une « valeur nationale » au développement de communautés juives, que l’Etat devrait encourager.

Le second débat a porté sur l’annexion pure et simple d’une partie de la Cisjordanie. Lancé dès avril 2019 par le premier ministre Benyamin Nétanyahou, alors en campagne électorale, ce projet a été gelé en juillet 2020, pour permettre une normalisation des relations avec plusieurs Etats arabes (Emirats arabes unis, Bahreïn, Soudan, Maroc).

Dans une interview au New York Times, publiée le 11 janvier, l’ambassadeur américain David Friedman estimait cependant que la pression exercée par l’administration Trump en faveur de positions maximalistes israéliennes, depuis 2016, marquerait durablement l’espace politique du pays. De fait, quasiment aucun parti israélien ne s’est officiellement opposé au projet d’annexion de M. Nétanyahou.