Un sondage sur l’antisémitisme à l’université provoque la colère du personnel enseignant

Le ministère de l’enseignement supérieur a commandé un sondage sur le rapport à l’antisémitisme de ses agents. Une partie des syndicats dénonce un « recensement » politique. Selon nos informations, les présidences d’université viennent d’informer le ministère qu’elles ne relayeront pas le questionnaire. 

Voilà quatre jours que le monde de l’enseignement supérieur bouillonne. Les mails et les sms fusent depuis que le ministère a demandé, mercredi 19 novembre, aux président·es d’établissement de faire remplir un long questionnaire sur l’antisémitisme à l’intégralité des personnels (enseignant, administratif ou technique) universitaires.

« Nous vous remercions par avance pour votre concours à cette démarche d’intérêt général, qui vise à mieux comprendre et prévenir les manifestations d’antisémitisme dans notre communauté académique », indique le courrier électronique, rédigé par direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI) du ministère de l’enseignement supérieur.

Ledit formulaire de 44 pages a rapidement suscité critiques et interrogations. Dans un communiqué diffusé dimanche, le premier syndicat des enseignants-chercheurs du supérieur (Snesup-FSU) ne mâche pas ses mots sur ce qu’il qualifie de « mascarade scientifique » : « Ce questionnaire pêche tout à la fois par la confusion des sujets abordés, l’orientation des réponses souhaitées […] et l’illégalité du questionnement des agent·es de la fonction publique par leur autorité de tutelle sur leurs convictions politiques et religieuses. »

Le syndicat « exige que le ministre renonce à la passation de ce questionnaire » et « appelle les présidents d’université à ne pas se faire les courroies de transmission du ministère et à ne pas diffuser ce sondage ».

Selon une lettre de réponse envoyée au ministère lundi 24 novembre, que Mediapart a pu se procurer, France Universités, qui rassemble la majorité des présidences d’université en France, a d’ailleurs décidé de ne pas relayer le questionnaire. Il poserait, selon l’organisme, « un certain nombre de problèmes dans sa conception et les questions posées »

L’enquête a été commandée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), qui revendique une « méthodologie classique et éprouvée » dans un mail de réponse à Mediapart.

« Les personnels ont été invités à répondre à un questionnaire auto-administré en ligne, à l’aide d’un lien entièrement géré par l’Ifop, institut de sondage partenaire en charge du terrain de l’enquête et du recueil des questionnaires […] Les répondants sont volontaires et nul agent n’est obligé d’y répondre. »

Des reproches sur le fond…

Le sondage a été construit en deux grandes parties. La première mélange de nombreuses questions sur l’adhésion des sondé·es à certains stéréotypes liés aux personnes juives, demande leur avis sur la responsabilité de chaque principal parti politique français dans « la montée de l’antisémitisme en France » ou encore demande aux répondant·es si elles et ils seraient prêts « à descendre dans la rue pour manifester contre l’antisémitisme ». Il est impossible de passer une question ou d’indiquer « ne se prononce pas ».

« On trouve des questions un peu louches, qui ne donnent pas confiance dans le traitement médiatique possible qui pourrait en être fait », constate Clément Lafargue, qui occupe depuis dix-huit mois le poste de « référent chargé des discriminations et violences racistes et antisémites » à l’École normale supérieure de Paris-Saclay.

À la 24e page, on lit par exemple la question : « Quand vous pensez à la situation d’Israël, de laquelle des deux opinions suivantes êtes-vous le plus proche ? » L’institut ne propose que deux réponses, entre lesquelles les sondé·es sont obligé·es de choisir : « Israël est un pays puissant qui mène une politique agressive vis-à-vis de ses voisins » et « Israël est un petit pays qui se défend contre des pays voisins dont certains souhaitent le détruire ». Impossible de passer la question ou de nuancer les propositions.

Une autre question – « D’après vous, chacun des phénomènes suivants est-il répandu ou non dans votre établissement ? » – met aussi sur le même plan « détestation d’Israël », « affichage de son soutien à la cause palestinienne », « affichage de son soutien au Hamas » et « haine des sionistes ». Une « confusion dangereuse », estime sur le réseau X Nicolas Cadène, ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité.

Un élément a également été partagé – et moqué –  sur les réseaux sociaux, après que le journaliste Stéphane Foucart du Monde l’a diffusé sur Bluesky : les sondé·es sont invité·es à se classer « politiquement » sur une échelle d’une couleur passant du rouge au vert, le 0 étant « très à gauche » et le 10 « très à droite ». Cette question est la seule à bénéficier d’une case « vous ne savez pas ».

Ce n’est pas un sondage, c’est un recensement !

Emmanuel de Lescure, secrétaire général du syndicat Snesup-FSU

Interrogé, le Cevipof indique à l’inverse que « le questionnaire reprend des questions standards utilisées pour de nombreuses enquêtes quantitatives, non spécifiques à l’enquête commandée par le ministère » et précise que l’enquête est « encadrée par deux chercheurs, experts en statistiques et analyses de données et des attitudes et comportements politiques. Leur expertise méthodologique doit être respectée. Leur indépendance et leur liberté académique doivent être pleinement protégées ».

« C’est la première fois que je vois un truc aussi mal ficelé », nuance toutefois une source interne. « Il arrive dans notre travail qu’on voie deux ou trois questions qui présentent des limites, mais c’est à la marge. Là, c’est très orienté dans la manière dont c’est formulé. Sur des sujets aussi sensibles, il faut quand même prendre des précautions ! »

… et des reproches sur la forme

La deuxième partie du sondage, plus d’une quinzaine de pages, vise à recueillir un maximum d’information sur le personnel de l’université interrogé. Le DGRI a beau assurer dans son courriel que « l’anonymat des répondants est strictement garanti » – ce que souligne aussi le Cevipof à Mediapart –, l’argument est balayé par le collectif RogueESR, créé en 2017, et inquiet depuis des réformes conduites par Emmanuel Macron dans le supérieur. « L’anonymat des participants n’est pas garanti, car ces derniers peuvent être ré-identifiés par le croisement de variables », écrit-il.

Pour le dire plus simplement : le sondage récolte de très nombreuses informations personnelles et professionnelles – âge, genre, code postal, académie, type de poste – qui rendent aisée l’identification de certain·es répondant·es. « Le questionnaire collecte des données sensibles et identifiantes, ce qui pose un risque majeur en termes de protection des données personnelles », précise le collectif, qui ajoute que « l’envoi d’un questionnaire politique à des agents du service public est une première : il viole le principe de neutralité institutionnelle ».

Pour Emmanuel de Lescure, secrétaire général du syndicat Snesup-FSU, la méthode choisie est en effet problématique : « Ce qui est gênant, voire illégal, c’est le fait qu’un supérieur hiérarchique demande à ses subordonnés de remplir un questionnaire qui permet de savoir quelles sont ses opinions politiques et religieuses. Ce n’est pas un sondage, c’est un recensement ! »

Clément Lafargue s’interroge par ailleurs sur la manière dont le questionnaire a été envoyé à toutes les universités. D’ordinaire, lorsque le ministère de l’enseignement supérieur doit faire circuler des informations sur ces thématiques, il utilise une boîte mail « discrimination » globale pour contacter d’un coup les référent·es de toute la France. Mais cette fois-ci, le ministère est passé directement au niveau des présidences. « J’ai répondu à mon directeur général des services que je ne transmettrai pas ça, et que je le décourageais de le faire », indique le référent.

Autre détail qui n’a pas échappé à certain·es récipiendaires : le lien du questionnaire est un formulaire hébergé par Google, une entreprise américaine dont les serveurs sont en dehors du territoire français, soit « sur un cloud non souverain, ce qui expose les informations sensibles à des risques d’accès par des acteurs étrangers », souligne RogueESR.

Dernière limite : aucun identifiant n’est demandé. Cela signifie, comme Mediapart en a fait le constat, que n’importe qui disposant du lien Google peut y répondre, et ce, autant de fois qu’il ou elle le souhaiterait.

Une réponse au contexte « alarmant » 

Ce sondage est le fruit d’un grand programme de recherche sur l’étude scientifique de l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur et la recherche, en partenariat avec la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT+ (Dilcrah) et le mémorial de la Shoah. Lancé officiellement le 29 avril 2025 par Philippe Baptiste, ministre de l’enseignement supérieur, il vise à répondre à l’« augmentation alarmante des actes antisémites dans notre société », qui n’épargnerait pas l’enseignement supérieur.

Il évoque à cette occasion « 70 signalements » depuis le 7 octobre 2023 auprès de la cellule de veille et d’alerte du ministère – des « inscriptions haineuses, injures, menaces, apologie du terrorisme ou du nazisme, et dans certains cas, des faits de violence » –, ainsi que des témoignages d’étudiants juifs « particulièrement alarmants ».

Trois projets de recherche sont sélectionnés à cette occasion : une étude qualitative sur un petit échantillon, auprès d’étudiants, menée par l’université de Nanterre ; une enquête de victimation sur les discriminations, dont l’antisémitisme, réalisée par Ondes (l’Observatoire national des discriminations et de l’égalité dans le supérieur) ; et enfin une enquête quantitative par sondage, auprès de toute la population de l’enseignement supérieur et de la recherche, celle menée donc par le Cevipof, au cœur du débat des derniers jours.

« Globalement, je trouvais pertinent ces trois types d’étude car elles sont très complémentaires, relève Yannick L’Horty, directeur de l’Ondes, et qui a assisté aux réunions préparatoires organisées depuis le mois d’avril sur le sujet. Situer les positions antisémites au regard des valeurs et de l’engagement politiques me semble être une approche assez classique en science politique ou en sociologie électorale. Par ailleurs, le chercheur qui pilote l’étude est un chercheur excellent, un très bon professionnel. »

Au lancement de cette étude, Philippe Baptiste avait lui-même insisté sur la nécessité de sérieux en la matière : « Face à un sujet aussi sensible et complexe que l’antisémitisme, il est impératif de substituer aux idées reçues et aux thèses simplificatrices une connaissance rigoureuse, fondée sur des méthodologies empiriques solides. »

La vive réponse du monde universitaire semble indiquer que cette approche n’a pas du tout convaincu. Dans sa lettre en réponse à la demande de relais du questionnaire, France Universités cingle en ces termes: « Les enquêtes sont indispensables pour combattre le plus efficacement possible l’antisémitisme et toutes les formes de haine et de discriminations. Elles doivent dès lors faire preuve de la plus grande rigueur méthodologique et juridique. »

Mathilde Goanec et Marie Turcan