La spécialiste du Moyen-Orient déplore que le projet du président américain pour la bande de Gaza vienne consacrer l’effacement politique des Palestiniens. Pour elle, un « accélérationnisme économique » est venu se substituer au droit international.
La trêve dans la bande de Gaza et la perspective d’une entrée suffisante d’aide humanitaire ont été un immense soulagement. Pourtant, en l’état, le plan dit « de paix » du président américain, Donald Trump, n’est pas même un cessez-le-feu et n’est en rien d’un nouveau genre, puisque, comme au Liban, il n’empêche pas la continuation des attaques de l’armée israélienne : 241 Palestiniens de Gaza ont été tués depuis son entrée en vigueur [le 10 octobre].
Si on accepte néanmoins de s’y pencher, la première chose qui saute aux yeux est que ce plan s’inscrit dans la continuité des projets précédents : celui d’une « riviera » – qui prévoyait de déplacer les 2,2 millions de Gazaouis hors de l’enclave ; celui baptisé « Gaza 2035 » par le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou ; ou plus récemment celui du Great Trust (Great pour Gaza Reconstitution, Economic Acceleration and Transformation) développé par l’Institut Tony Blair et le Boston Consulting Group. Sans oublier les spéculations immobilières de Jared Kushner, gendre et conseiller de Donald Trump.
En ce sens, ce nouveau plan est totalement américano-israélien. Les acteurs sont les mêmes – l’Institut Tony Blair est notamment financé par le milliardaire américain Larry Ellison, un des plus gros donateurs de l’organisation Les Amis de l’armée israélienne – et les visions futuristes et dystopiques qui le portent, ancrées dans un technolibéralisme conquérant, sont absolument concordantes.
Ce plan imagine une reconstruction totale de Gaza à partir d’un territoire réduit à néant, une tabula rasa. La planification urbaine et les infrastructures sont présentées comme innovantes, appuyées sur les technologies, notamment sécuritaires et environnementales, et sur l’intelligence artificielle. Leur réalisation doit bénéficier aux entreprises américaines et israéliennes, mais aussi aux pays pétroliers du Golfe, mobilisés pour le financer, comme aux pays arabes voisins – en premier lieu l’Egypte. Fondé sur une logique extractiviste, il vise l’exploitation, d’abord par ses promoteurs, des gisements de gaz et de pétrole au large de Gaza, estimés respectivement à environ 33 milliards de mètres cubes de gaz, selon la compagnie Shell, et à 1,7 milliard de barils de pétrole, d’après un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, publié en 2019.
Cet accélérationnisme économique est censé remplacer le politique et le droit international. Il consacre l’effacement des Palestiniens en tant qu’acteurs politiques, relégués au mieux au rang de sous-traitants. A terme, il doit permettre d’élargir à l’Arabie saoudite les accords d’Abraham [signés en 2020 entre Israël et plusieurs pays arabes, ces traités de paix établissent également une normalisation diplomatique].
La libération des prisonniers, dont le principal leader politique, Marwan Barghouti, figure d’un projet unitaire, démocratique et pacifique, a d’emblée été exclu, n’est qu’une des expressions de cet effacement. Sa vie, du reste, est aujourd’hui en danger : [emprisonné depuis 2002,] il est à l’isolement depuis le 7 octobre 2023 et régulièrement battu. Rappelons que plus de 75 détenus sont déjà morts dans les prisons israéliennes depuis cette date.
Oblitération du droit international
Comment comprendre, dès lors, la célébration de ce plan et le quasi-unanimisme qui s’est emparé du monde politico-médiatique ? Le premier élément d’explication est la brutalité dont nous sommes témoins depuis deux ans : l’ampleur des massacres perpétrés contre la population – 83 % des personnes tuées sont des civils, dont plus de la moitié sont des femmes et des enfants, selon des données de l’armée israélienne ; l’utilisation de la famine comme arme ; la militarisation de l’aide humanitaire, avec la Gaza Humanitarian Foundation, responsable de la mort de 2 600 personnes venues chercher de l’aide [selon les autorités de santé de l’enclave]. Face à cette violence, un cessez-le-feu qui réintroduit les Nations unies dans la distribution de l’aide et qui ne prévoit plus l’éviction de tout le peuple palestinien apparaît forcément comme une avancée majeure.
Par ailleurs, les projets dystopiques portés par Donald Trump, Benyamin Nétanyahou, ainsi que leur entourage politique et économique ont marqué l’imaginaire des dirigeants du monde entier. Ces discours, largement relayés par la presse et les analystes, ont imposé une vision du futur de Gaza fondée sur la logique coloniale. Comme si cette cynique stratégie du choc avait fonctionné : aucun mot n’est dit sur le droit à l’autodétermination, l’annexion de facto de la Cisjordanie, le nécessaire établissement de la justice après ce génocide. L’oblitération du droit international évince ainsi la question des responsabilités israéliennes et américaines dans la destruction des vies à Gaza et la complicité de la majorité des pays arabes et européens, dont la France.
Le projet Imagine Gaza du conseiller franco-israélien du président Emmanuel Macron, Ofer Bronchtein, relève d’une même vision économiciste et opportuniste, misant sur les « dividendes de la paix », estimés à 3 000 milliards de dollars. Il permettrait aux entreprises françaises et européennes de se positionner dans la reconstruction de Gaza. Ce projet s’appuie sur le plan franco-saoudien, qui réinsuffle une dimension politique et organise une forme de gouvernance palestinienne, sans pour autant mettre en œuvre le droit international. Sans sanctions fermes à l’encontre d’Israël, on ne voit pas quels mécanismes pourraient donner une réalité quelconque, qui plus est démocratique, à l’Etat de Palestine reconnu par la France – et par 158 Etats à présent.
Comment croire, en effet, à un engagement européen, alors que l’Union européenne n’a pas remis en question son accord d’association avec l’Etat israélien ni arrêté la livraison d’armes et de matériel militaire pendant le génocide ? Comment compter sur les pays signataires d’accords de paix avec Israël (la Jordanie, l’Egypte), des accords d’Abraham (Maroc, Emirats arabes unis, Bahreïn), ou sur les autres pays du Golfe qui n’ont pris aucune mesure sérieuse ?
Les Emirats arabes unis ont même accru leurs échanges commerciaux avec Israël, et l’Egypte a signé un accord énergétique de livraison de gaz d’un montant de 35 milliards de dollars cet été. Par ailleurs, la plupart d’entre eux partagent avec les gouvernements israélien et américain des intérêts, mais aussi un même ethos autoritaire et sécuritaire, voire, dans le cas de l’Arabie saoudite, qui aurait pourtant un grand poids, une idéologie futuriste et techno-libérale commune.
Face aux violences extrêmes qui ont lieu en Palestine, mais aussi dans les camps militaires ou les prisons israéliennes – où la moitié des détenus sont sans perspective de procès, en tant que détenus administratifs ou combattants ennemis illégaux ; face à la temporalité longue d’une guerre génocidaire dont les effets se feront sentir sur des générations, il est plus que jamais nécessaire de refuser l’horizon imposé par ce plan et de se mobiliser pour l’application du droit international et de la justice.
¶Stéphanie Latte Abdallah est directrice de recherche au CNRS (CéSor-EHESS). Avec Véronique Bontemps, elle a codirigé l’ouvrage « Gaza, une guerre coloniale » (Actes Sud, 320 p., 23 €).
