Pourquoi le cas Salaita est important, hors des frontières des États-Unis

Quand l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign a révélé qu’elle licenciait le professeur Steven Salaita, dans les jours qui suivirent plus de 17 000 universitaires avaient signé un document de protestation,….

Quand l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign a révélé qu’elle licenciait le professeur Steven Salaita, dans les jours qui suivirent plus de 17 000 universitaires avaient signé un document de protestation, invoquant la violation du droit de Salaita à la liberté d’expression et à la liberté académique – deux piliers de l’enseignement supérieur américain. Il s’est avéré que le licenciement de Salaita avait été prononcé après que plusieurs riches donateurs et autres personnalités influentes étaient intervenus dans le processus de nomination universitaire, perturbés par plusieurs tweets où Salaita critiquait l’agression d’Israël contre la bande de Gaza dans le courant de l’été. Salaita est en cours de procédure judiciaire, mais en attendant, son planning de colloques est rempli, après avoir reçu de nombreuses invitations à s’exprimer sur son cas et sur la liberté académique en général.

Alors que Salaita attirait un soutien massif de la part de ses collègues, d’étudiants, de groupes communautaires, et d’autres encore aux États-Unis, ce qui a moins retenu l’attention c’est l’appui venant de l’extérieur des USA. Ceci est extrêmement important, pour que les manifestations contre Israël se poursuivent et en fait qu’elles se multiplient sur tout le globe, il faut comprendre que de tels silences entrent en résonance avec les silences d’au-delà des frontières US. Le concept de la liberté académique a une histoire particulière aux États-Unis, émanant de la première décennie du XXe siècle en réaction aux licenciements de professeurs qui s’étaient exprimés publiquement en faveur d’opinions et de politiques franchement impopulaires auprès des présidents et conseils de direction des universités ; les plus particulièrement châtiés et persécutés furent ces professeurs qui épousaient les opinions socialistes et pro-syndicales. Aujourd’hui, il est clair que le problème, c’est la critique d’Israël, et que l’importance du cas Salaita ne se limite pas aux États-Unis.

En France et au Royaume-Uni, l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP) et le Comité britannique pour les universités de Palestine ont publié une lettre commune adressée à la chancelière de l’université de l’Illinois, Phyllis Wise :

« Nous sommes particulièrement troublés de voir que l’expression des opinions du professeur Salaita, protégée par la Constitution, opinions diffusées ni au nom de l’université ni à son préjudice, puisse avoir servi de motif à son licenciement… Peut-être plus alarmants, les communiqués selon lesquels votre licenciement du professeur Salaita intervient en réaction à des pressions de personnes ou organisations opposées à ses opinions politiques. Il est de plus en plus fréquent que des personnes ou des organisations interviennent dans les questions des campus aux États-Unis (et en Europe), prétendant défendre les sensibilités ethniques ou religieuses des étudiants contre des points de vue qu’elles jugent inacceptables. Nous considérons ces interventions, qui ont pour effet de réduire la liberté d’expression, comme des violations profondes de la liberté de recherche intellectuelle et de délibération qui est fondamentale pour la vie à l’université. »

Le professeur Ivar Ekeland, président de l’AUDIRP, note :

« Quand vous perdez un argument, essayez d’étouffer votre adversaire. Le gouvernement israélien a perdu la bataille de l’opinion publique, et je suis scandalisé par ce que sont prêts à faire ses partisans pour nous empêcher d’exprimer l’indignation morale que nous ressentons face à ses actes, ou même de décrire la réalité de l’occupation de la Cisjordanie et le blocus de Gaza. Chaque jour, ils vont plus loin. Cet été en France, le gouvernement a interdit des manifestations publiques contre le massacre et la destruction opérés par Israël dans la bande de Gaza. Aujourd’hui, des administrateurs d’universités tentent d’empêcher les professeurs d’exprimer leurs opinions sur les réseaux sociaux. Ceci, bien évidemment, s’inscrit dans un cadre plus large de surveillance et de contrôle : prenant prétexte de la « guerre contre le terrorisme », nos gouvernements essaient d’écarter les libertés essentielles que les gens ont acquises depuis les révolutions américaine et française. Il s’agit d’une guerre contre la démocratie, et elle doit être combattue pied à pied. »

En Israël, le professeur Neve Gordon, de l’université Ben-Gourion, auteur de « L’occupation d’Israël », écrit :

« Je dirai simplement une ou deux choses qui me semblent à moi, en tant qu’étranger, ressortir. Tout d’abord, la relation de l’université avec les étudiants est vraiment particulière ; ils sont traités dans cette histoire par la chancelière comme de jeunes enfants – pas même des adolescents – plutôt que des adultes, et comme des consommateurs plutôt que des citoyens qui viennent acquérir un enseignement. Tout le dossier monté par l’université contre le professeur Steven Salaita s’articule sur ces deux hypothèses, hypothèses qui à mon avis minent la mission même d’une université : la recherche de la vérité et l’enseignement des citoyens. En Israël, notons-le, les étudiants ne sont pas traités comme des enfants mais de plus en plus comme des consommateurs. Une autre question qui a été notée plusieurs fois et qui doit peut-être être encore soulignée concerne les médias sociaux. Nous sommes à une époque – pour le meilleur ou pour le pire – où la vie et les opinions tant des professeurs que des étudiants sont exposées comme elles ne l’ont jamais été auparavant. L’université exige fondamentalement que les professeurs changent leurs vies à l’extérieur du cadre universitaire, en dehors du lieu de travail, de sorte qu’elle règle les mœurs à l’intérieur du lieu de travail. Ceci encore est malavisé et probablement également inconstitutionnel. Enfin, s’agissant du contenu des tweets, si je trouve que certains sont répréhensibles, ils ne constituent certainement pas un motif de licenciement. C’est le libéralisme 101, John Stuart Mill, « On Liberty ». Ce qui est intéressant dans ce dossier est le niveau de surveillance de toute expression critique liée à la Palestine et Israël. Je doute qu’il y ait un même niveau de surveillance concernant les autres questions. »

Et en Tunisie, la couverture de cette affaire a mis en évidence que les grands idéaux de la liberté académique et de la liberté de parole n’étaient pas légitimes dès qu’il s’agit de la critique d’Israël. Ainsi, le cas Salaita s’est avéré être un scandale international pour quiconque souhaite présenter les États-Unis comme un bastion de la liberté de parole et de la liberté académique.

La chancelière Wise et le conseil de direction de l’université de l’Illinois ont tenté de neutraliser cette critique en disant que c’était une question de « civilité », et non de droits, mais ce n’est pas l’avis de la principale organisation professionnelle de l’Académie américaine, l’Association américaine des professeurs d’université (AAUP). Celle-ci a publié cette réfutation cinglante : « L’AAUP s’est longtemps opposée à l’utilisation du critère de civilité et de collégialité dans l’évaluation des professeurs, car nous le considérons comme une menace pour la liberté académique. Il va sans dire que cette objection doit s’étendre aussi bien aux décisions liées à l’embauche, particulièrement pour un poste de titulaire. »

L’alibi de la « civilité » ainsi démonté, et les principes de la liberté d’expression et de la liberté académique étant toujours intacts, il n’en reste pas moins la capitulation éhontée de l’administration et de la direction de l’université de l’Illinois face à la pression politique, idéologique et financière, quelle terrible leçon qu’ils voudraient enseigner à leurs étudiants. Et comme nous l’avons vu, c’est loin d’être une leçon qui conviendrait au-delà des États-Unis, non plus.