Pour des professeurs du Collège de France : « L’annulation du colloque “La Palestine et l’Europe” crée un précédent d’une extrême gravité »

Un collectif de professeurs de l’institution s’élève, dans une tribune au « Monde », contre la déprogrammation de l’événement, synonyme pour eux d’une mise en péril de la liberté académique.

Le Collège de France, par la voix de son administrateur, a pris la décision d’annuler le colloque international « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines » [qui doit se tenir les 13 et 14 novembre au Centre arabe de recherches et d’études politiques, à Paris], suscitant l’incompréhension d’une bonne partie de la communauté scientifique, en France comme à l’étranger. Bien que conscients des pressions qui pesaient sur sa tenue et des responsabilités administratives qui en découlent, nous regrettons cette décision qui fait prévaloir, de façon disproportionnée, les questions de sécurité sur le respect de la liberté académique, objet de menaces croissantes en de nombreux endroits du monde.

C’est soucieux de l’avenir de la liberté académique au Collège de France, dans notre pays et au-delà, que nous tenons à rappeler que cette liberté protège un bien, non seulement public, mais aussi commun, et qu’elle fonde dès lors une responsabilité collective à l’égard des savoirs.

Par la place singulière qu’il occupe dans le paysage institutionnel de la recherche et de l’enseignement, le Collège de France est particulièrement exposé au tribunal de l’opinion publique et à la censure politique. Sa responsabilité à l’égard de la défense de la liberté académique en est d’autant plus grande. L’annulation d’une manifestation scientifique votée au sein de l’assemblée des professeurs est un précédent d’une extrême gravité, car elle y fragilise la possibilité même de débats scientifiques et intellectuels sur des questions de société, dès lors qu’ils feraient l’objet d’interventions politiques, partisanes ou médiatiques visant à les interdire ou les empêcher.

En un temps où la libre recherche et l’enseignement qui en découle font l’objet d’attaques dans de nombreux pays, le message envoyé par les derniers événements est assurément inquiétant. Nous ne cesserons de combattre toute entrave injustifiée à la discussion rigoureusement informée et librement exposée, et au désaccord, qui est les conditions de tout débat scientifique.

Prétendue politisation des sciences

La liberté académique est souvent mal connue, ou mal comprise, réduite à un simple principe, confondue avec la liberté d’expression ou comme impliquant une obligation de neutralité. Pourtant, la liberté académique des enseignants-chercheurs est garantie par le droit international et européen des droits de l’homme. Comme droit individuel, elle comprend la liberté de recherche, d’enseignement et d’expression des chercheurs et enseignants, mais elle protège aussi le droit à l’autonomie des institutions de recherche et d’enseignement.

Surtout, la liberté académique fonde des responsabilités, tant pour les enseignants-chercheurs que pour leurs institutions. C’est à ce titre que ces institutions ont un devoir de réserve, mais celui-ci vise précisément à protéger le libre exercice des droits de leurs enseignants-chercheurs contre la censure politique et la contrainte morale d’une minorité ou de la majorité.

Ce devoir de réserve des institutions de recherche et d’enseignement ne peut donc s’exercer au détriment de la liberté académique de leurs membres. En effet, les enseignants-chercheurs ne sont pas tenus, eux, par un tel devoir, et encore moins par une obligation de neutralité. Leur seule responsabilité s’exerce à l’égard de la science et de la recherche de la vérité. Il s’agit de l’intégrité scientifique et du respect des contraintes épistémiques internes à la pratique professionnelle de leurs savoirs, y compris lorsqu’il s’agit de savoirs qui portent sur les problèmes et besoins contemporains de la société, et qui peuvent dès lors déplaire à certains.

Les sciences sociales sont particulièrement concernées par les pressions extérieures qui s’exercent sur les institutions de recherche et d’enseignement, mais les sciences de la terre, la biologie ou la médecine ne sont pas épargnées, comme le montre la situation actuelle des Etats-Unis. Les attaques contre la prétendue politisation des sciences relèvent elles-mêmes très souvent d’une offensive politique et idéologique contre l’autonomie des institutions de recherche et d’enseignement. Nous estimons que le Collège de France doit continuer à défendre, partout et toujours, l’autonomie de la science à l’égard des pouvoirs tant publics que privés.

La liberté académique n’est pas absolue, bien sûr. Cependant, en tant que droit de l’homme, elle ne peut être restreinte que pour protéger les droits d’autrui ou des intérêts généraux reconnus par la loi, par une procédure démocratique et de façon proportionnée. En dehors de ces conditions, les bénéficiaires, qu’il s’agisse d’enseignants-chercheurs ou d’institutions d’enseignement et de recherche, ne peuvent renoncer à leur liberté académique au prix, sinon, de sacrifier l’égale liberté de tous les autres.

Samantha Besson, Patrick Boucheron, Laurent Coulon, Esther Duflo, Didier Fassin, François-Xavier Fauvelle, Sonia Garel, Timothy Gowers, Marc Henneaux, Xavier Leroy, Antoine Lilti, Pierre-Louis Lions, Vinciane Pirenne-Delforge et Isabelle Ratié sont professeures et professeurs du Collège de France.