Palestine/Cour Pénale Internationale (CPI) : brèves remarques concernant la décision récente de la Chambre Préliminaire de la CPI

Par Nicolas Boeglin, professeur de droit international public à la Faculté de Droit de l’Université du Costa Rica (UCR).

Dans une décision très attendue rendue le 5 février 2021, la Chambre préliminaire de la Cour Pénale Internationale (CPI) a décidé que la CPI est pleinement compétente pour juger les exactions commises par Israël dans tous les territoires palestiniens, sans exception aucune (voir le communiqués de presse de la CPI).

Cette décision vient clore une longue étape procédurale et en ouvrir une nouvelle. Le processus visant à saisir la CPI de l’examen des crimes internationaux commis sur le territoire palestinien s’est avéré non seulement ardu mais parsemé d’embuches, depuis la toute première tentative des autorités palestiniennes remontant à l’année 2009.

Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a été rejetée le jour même par les États-Unis (voir la déclaration officielle du Département d’État); sans surprise, elle a provoqué les gesticulations officielles désormais habituelles [[Lors de la toute première tentative de saisir la CPI en 2009, le Ministère de la Défense israélien avait qualifié l’initiative palestinienne de “terrorisme légal”, une notion originale, inconnue jusqu’alors par les spécialistes en la matière : cf. FERNANDEZ J., La politique juridique extérieure des États-Unis à l’égard de la Cour Pénale Internationale, Paris, Pedone, 2010, p. 325.]] des plus hautes autorités israéliennes contre la CPI (voir par exemple l’article de presse publié dans le Washington Post du 11/02/2021).

De la part des Nations Unies, le Rapporteur Spécial sur la situation des droits de l’homme dans le territoire palestinien occupé a souligné que :

« Cette décision ouvre la porte à ce que des allégations crédibles de crimes relevant du Statut de Rome fassent enfin l’objet d’une enquête et puissent éventuellement atteindre le stade du procès devant la CPI » /…/ Selon l’expert, les allégations de crimes graves qui pourraient faire l’objet d’une enquête par la Procureure de la CPI comprennent « les actions d’Israël pendant la guerre de 2014 contre Gaza, le meurtre et les blessures de milliers de manifestants en grande partie non armés pendant la Grande Marche du retour en 2018-2019, et les activités de colonisation d’Israël à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ». « La Procureure peut également examiner les allégations de crimes graves impliquant des groupes armés palestiniens » (voir communiqué de presse de l’ONU du 9/02/2020).

Concernant les organisations de la société civile spécialisées dans le domaine des droits de l’homme, plusieurs d’entre elles ont exprimé leur profonde satisfaction : nous renvoyons nos lecteurs, parmi de nombreux autres textes, au communiqué de presse de Human Rights Watch (HRW), au communiqué de presse d’Amnesty International (AI) et à celui de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

La Chambre de la CPI était composée de trois membres: une magistrate (du Bénin), et deux magistrats (de France et de Hongrie) ; elle était présidée par le juge hongrois, qui a choisi de se séparer de ses deux collègues.

Les conclusions de la Chambre de la CPI en bref

Dans son long arrêt (voir le texte complet de 60 pages en anglais), la Chambre de la CPI conclut dans son dispositif (page 60) que:
“- that Palestine is a State Party to the Statute; (…)
– by majority, Judge Kovács dissenting, that, as a consequence, Palestine qualifies as ‘[t]he State on the territory of which the conduct in question occurred’ for the purposes of article 12(2)(a) of the Statute; and (…)
– by majority, Judge Kovács dissenting, that the Court’s territorial jurisdiction in the Situation in Palestine extends to the territories occupied by Israel since 1967, namely Gaza and the West Bank, including East Jerusalem”

Comme on peut l’observer, deux des trois juges ont choisi de considérer que la justice pénale internationale est compétente pour examiner ce qui se passe dans tous les territoires palestiniens, y compris Gaza et Jérusalem-Est : un scénario particulièrement redouté par Israël, et ce depuis bien des années.

L’échec de la tentative de certains États proches d’Israël

Ni Israël ni les États-Unis n’étant partie au Statut de Rome de 1998 créant la CPI, leurs appréciations concernant la portée exacte des dispositions du Statut de Rome sont d’une valeur assez relative. Néanmoins, ces deux États sont parvenus à trouver des États parties au Statut de Rome disposés à convaincre les trois juges que la CPI devait être déclarée incompétente, en leur soumettant des avis juridiques (appelés « amicus curiae ») : sur les 123 États parties au Statut de Rome (voir l’état officiel des signatures et des ratifications), seuls l’Allemagne, l’Australie, l’Autriche, le Brésil, la Hongrie, l’Ouganda et la République tchèque se sont sentis obligés de porter secours à Israël, sans obtenir de succès majeur dans leurs efforts.

L’opinion juridique soumise par le Brésil présente un certain intérêt (voir le texte complet) s’agissant d’un État qui, contrairement aux six autres, reconnaît la Palestine comme État : un État partie au Statut de Rome reconnaissant la Palestine comme État (et ce depuis 2010) et qui justifie pourquoi la CPI n’est pas compétente relève d’un exercice de créativité audacieux, rarement observé.

Toujours d’un strict point de vue juridique, l’absence de cohérence peut également être appréciée si l’on considère que sur les sept États mentionnés ci-dessus, trois d’entre eux (Autriche, Brésil et Ouganda) ont voté en faveur de la résolution 67/19 de l’Assemblée générale des Nations unies adoptée en novembre 2012 (voir texte de cette résolution et le vote obtenu) reconnaissant la Palestine comme « État Observateur Non Membre », tandis que trois autres se sont abstenus lors du même vote (Australie, Allemagne et Hongrie).

Il convient également de rappeler que dans un communiqué de presse de mars 2020 (voir texte complet), Amnesty International (AI) avait mis en garde l’opinion publique contre la manœuvre de ce petit groupe d’États, tout en soulignant une autre pression, plus feutrée, exercée cette fois par le Canada :

« We are also deeply concerned by news reports that one state party, namely Canada, has “reminded the Court” of its provision of budgetary resources in a letter to the ICC concerning its jurisdiction over the “situation in Palestine”, which appears to be a threat to withdraw financial support ».

Une tentative a été faite pour obtenir une version complète de cette fameuse lettre émise par le Canada, mais il semble que ce document officiel envoyé à la CPI ne sera pas rendu public, alors qu’une organisation proche d’Israël au Canada fut la première à en signaler l’existence (voir note de CJNews du 26/02/2020). À moins, bien sûr, que les organisations de la société civile canadienne non seulement dénoncent cette manœuvre, somme toute assez grossière (comme, par exemple le fait ce communiqué de l’organisation non gouvernementale CJPMO en date du 3/03/2020), mais exigent également que leurs autorités la fassent connaître intégralement: ce afin que l’opinion publique sache exactement ce que le Canada est capable de faire pour protéger Israël.

Nous avions eu l’occasion d’analyser la portée de la demande intentée par la Palestine en 2018, ainsi que les tentatives (désespérées) d’Israël et de ses alliés pour empêcher à tout prix que ce qui a été entendu à La Haye ce 5 février 2021 ne se concrétise, et qui vient confirmer l’interprétation faite par le Bureau du Procureur de la même CPI [[Cf. BOEGLIN N., « Solicitud de investigación contra exacciones militares israelíes procede en todos los territorios palestinos, Gaza incluida. Fiscal de la Corte Penal Internacional », site officiel de la Universidad de Costa Rica (UCR), section Voz Experta, édition du 12/05/2020, disponible ici.]].

Outre les amici curiae présentés par les alliés d’Israël, parmi les différents avis juridiques soumis à la CPI par des spécialistes du droit international public, les arguments juridiques présentés par le professeur Richard A. Falk de l’Université de Princeton (voir texte) et par le professeur John Quigley de l’Université de l’Ohio (voir texte) se distinguent de bien d’autres.

L’attitude de défiance d’Israël et de son fidèle allié américain face à la justice pénale internationale

Il faut rappeler que lorsque le Bureau du Procureur de la CPI a annoncé qu’il avait procédé à l’ouverture officielle d’une enquête en Palestine en décembre 2019, en Israël, le Premier ministre et le Ministre de la Défense n’ont pas trouvé de meilleur argument que de disqualifier la CPI, en indiquant qu’elle était “antisémite” (voir l’article du Jerusalem Post et ce câble de l’agence Reuters) : ceci dans le cadre des réactions courroucées de l’appareil d’État israélien qui ne font plus beaucoup d’effet.

Il faut garder à l’esprit qu’Israël a bénéficié comme jamais auparavant dans l’histoire d’un occupant de la Maison Blanche (jusqu’en janvier 2021) prêt à satisfaire chacune de ses prétentions et de ses caprices, tant sur le plan bilatéral [[Concernant l’un des caprices israélien parfaitement illégal au regard du droit international public ayant obtenu le soutien inéquivoque de l’administration du Président Trump, cf. ALLAND D. “Un adieu au droit international public? A propos d’une déclaration américaine relative aux colonies israéliennes en Cisjordanie et de ses suites”, Revue Générale de Droit International Public (RGDIP), 2020-I, pp.75-86 (número disponible dans son intégralité ici).]] que multilatéral : dans le cadre des pressions exercées sur la CPI, les États-Unis ont adopté de manière inhabituelle des sanctions contre le personnel de la CPI en juin 2020, que nous avons eu l’occasion d’analyser dans un étude publiée en France [[Cf. BOEGLIN N., “Les sanctions annoncées par les États-Unis contre le personnel de la Cour Pénale internationale (CPI) : brève mise en perspective”, Le Monde du Droit, section Décryptages, édition du 14/07/2020, disponible ici.]].

Concernant les réactions des États à ces sanctions nord-américaines , on peut citer, parmi quelques autres, la réaction officielle du Costa Rica lorsqu’en septembre 2020 les États-Unis ont matérialisé leurs sanctions contre le personnel de la CPI [[Cf. BOEGLIN N., « Sanciones de EEUU contra la Corte Penal Internacional (CPI): breves apuntes sobres las omisiones de sus verdaderas motivaciones”, Ius360, édition du 8/09/2020, disponible ici.]], confirmant l’attachement que porte depuis 1998 le Costa Rica au Statut de Rome ; le soutien sans réserve d’un État comme le Costa Rica à la CPI a également été démontré, lorsqu’une initiative conjointe du Costa Rica et de la Suisse a réussi à recueillir 67 signatures d’États, dont celle de la France, rejetant l’annonce des États-Unis en juin 2020 en vue de sanctionner le personnel de la CPI [[Cf. BOEGLIN N., « Sanciones de EEUU a la Corte Penal Internacional: a propósito de la reciente respuesta colectiva de 67 Estados », site officiel de l’Universidad de Costa Rica (UCR), Section Voz Experta, édition du 9/07/2020, disponible ici.]].

Auparavant, et en signe de solidarité absolue avec Israël, les États-Unis avaient choisi de se retirer du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies lorsque cet organe avait adopté une résolution créant un mécanisme d’enquête sur les exactions israéliennes contre les manifestants palestiniens participant à la « Marche du Retour » en juin 2018, que nous avions également analysé [[Cf. BOEGLIN N., “El retiro de Estados Unidos del Consejo de Derechos Humanos: breves apuntes”, Derecho Internacional Público (DIPublico), édition du 20/06/2018, disponible ici.]].

Au-delà des gesticulations, des vociférations et des menaces de l’allié américain, en juillet 2020, la presse israélienne a révélé que les autorités préparaient une liste secrète de centaines de membres de ses forces de sécurité impliqués dans des actes pouvant être qualifiés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité (voir l’article de Haaretz du 16/07/2020 intitulé « Israel Drafts Secret List of Hundreds of Officials Who May Stand Trial at International Court  » et cet autre article publié à la même date dans Times of Israel). Il s’agit d’officiers israéliens à qui leurs autorités expliquent ce que signifie le fait de voir leur nom inscrit dans une enquête de la CPI, quelles destinations à l’étranger ils devront éviter si la justice nationale a la possibilité d’ordonner leur arrestation en cas de mandat d’arrêt de la CPI; on ne peut exclure que divers mécanismes puissent leur être aussi suggérés afin de compliquer leur identification dans leurs documents d’identité.

On doit garder à l’esprit qu’Israël, en tant qu’État, ne coopérera pas avec la justice pénale internationale de La Haye et qu’il est fort prévisible que l’ensemble de son appareil d’État cherchera par tous les moyens à protéger ses ressortissants (militaires ou civils) s’ils sont requis par la justice pénale internationale.

En guise de conclusion

Au-delà de ce qu’Israël a prévu pour protéger ses ressortissants de la CPI, ce jugement du 5 février 2021 vient mettre fin à un long cheminement procédural depuis la demande d’enquête préliminaire déposée en mai 2018 par la Palestine.

Dans son analyse de la décision du 5 février de la Chambre de la CPI [Cf. DUBUISSON F., “Quelques réflexions sur la décision de la Chambre préliminaire de la CPI”, Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP), édition du 7/02/2021, disponible [ici.]], François Dubuisson, professeur de droit international public à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), note que :

« Même si la tenue d’un procès à La Haye envers des responsables israéliens peut s’avérer très hypothétique, la simple mise en accusation ou la délivrance d’un mandat d’arrêt à l’égard de divers hauts responsables israéliens, militaires ou politiques, serait déjà porteuses d’une grande force symbolique, susceptible de mettre une certaine pression sur les États occidentaux, alliés de l’État d’Israël.  »

En effet, avec cette décision, s’ouvre la voie à la justice pénale internationale pour examiner tout ce qui a été observé, documenté et dénoncé provenant du territoire palestinien (et ce depuis juin 2014) et qui fait le deuil de tant de familles palestiniennes.

Le fait qu’une juridiction internationale telle que la CPI, pour la première fois dans l’histoire du droit international public, se prononce sur le statut de la Palestine en tant qu’État, et accepte d’examiner ce qui se passe à l’intérieur de son territoire, donne à cette décision une portée non seulement juridique, mais aussi hautement symbolique et porteuse d’espoir.